Fraternité Matin (Abidjan)
8 Septembre 2005
Voilà une expression bien connue des étudiants de l’Université
d’Abidjan Cocody [1], et qui illustre bien leur négligence du port de
préservatif pendant les rapports sexuels.
A partir d’une étude que nous avons menée —deux étudiants [2] de
l’Université de Roskilde (Danemark)— entre juillet et décembre 2003 à
Abidjan, il ressort que la couche estudiantine abidjanaise est
fortement christianisée, mais en même temps, elle est livrée à
elle-même et trouve dans le sexe le moyen de son affirmation. Cet état
de fait aurait pu être sans intérêt, si le VIH /Sida n’était pas
suspendu sur la tête des Ivoiriens, comme une épée de Damoclès. Mais,
avec plus d’un million de cas de SIDA notifiés par l’OMS et l’ONU /SIDA
(en 2000) en Côte d’Ivoire, ce laxisme des étudiants interpelle tout le
monde.
En effet, la fièvre ascétique qui secoue la jeunesse estudiantine et sa
trop grande propension à la sexualité ont engendré une tendance trop
fantaisiste et fataliste face au VIH /SIDA . Elle se résume en
l’expression "Dieu seul est ma Capote" (DMC). Cette antithèse est
évocatrice de l’esprit qui consiste, chez les étudiants, à mettre leur
"vie entre les mains de Dieu" quand ils doivent avoir des rapports
sexuels avec une fille longtemps courtisée et qu’ils n’ont pas de
préservatif à portée de main. De cette façon, DMC est une disposition à
la résignation et à la fatalité, qui grandit le risque de contamination
dans la société ; tant il est vrai que le papillonnage sexuel est une
pratique répandue chez les étudiants.
DMC est révélateur d’une dialectique entre la croyance religieuse, qui
prône l’abstinence et la fidélité, et l’esprit sexuel très exacerbé des
étudiants. En d’autres termes, c’est pousser l’absurdité à son comble
que de prétendre que Dieu pourrait être la capote-anglaise de
quelqu’un, quand on sait que les dépositaires des dogmes religieux
érigent l’abstinence et la fidélité en règle d’or avant le mariage.
Qu’il soit bien compris que nous ne nous posons pas en défenseurs du
Christianisme ; loin s’en faut ! Au contraire, nous mettons en exergue le
dilemme existentiel qui prévaut en milieu estudiantin et qui, de notre
point de vue, est le résultat de la cohabitation de rationalités
diamétralement opposées que sont, d’une part le Christianisme, d’autre
par les réalités économiques et les valeurs socioculturelles qui
influencent l’action de certains étudiants. Ces étudiants qui sont un
corps intellectuel de la société ivoirienne jouent habilement sur ce
choc des rationalités. Mais, en réalité ils sont le jouet de ce jeu.
Car en définitive, ce sont eux les victimes dans ce contexte de SIDA .
Ainsi, ils sont dans ce que Bourdieu appelle "l’illusio". C’est-à-dire
victimes de leur propre jeu dans le champ de la sexualité, et avec eux,
la société ivoirienne tout entière.
Pourtant, que ne font pas les autorités pour inciter la population en
général et les étudiants en particulier à une prise de conscience des
risques de contamination au VIH /Sida et à l’adoption de comportement
sexuel responsable ?
A cette phase de notre étude, nous avons fait une analyse des
stratégies du Ministère de la Lutte contre le SIDA (MLS) et de
certaines campagnes menées sur le terrain. Ces analyses ont été faites
sur la base du concept de "gouvernementalité" de Michel Foucault. Ce
concept se comprend comme une critique des logiques de gouvernement,
notamment la gestion de la population aux fins de son auto-gouvernance
et met en lumière les relations ou stratégies de pouvoir pour arriver à
cette fin. Cette incitation, voire invitation au contrôle de soi et à
l’auto-gouvernance apparaît à travers les campagnes suivantes : "t’es
yêrê, t’es cool" (tu es à la mode, tu es cool) d’AIMAS/PSI [3] à
travers 3 posters ; la chanson "changer les côtés" de DJ. Jeff et les
"Opérations capotier" de CERISE [4]. Notre thèse s’est limitée à ces
trois stratégies.
La stratégie de ces campagnes est d’intégrer les éléments de la culture
populaire des jeunes à leur campagne, notamment l’utilisation du
"nouchi [5]" pour l’AIMAS/PSI. L’utilisation de chanson populaire
"changer les côtés", doublée du rythme non moins populaire
"Coupé-Décalé" pour DJ Jeff. Et l’utilisation de jeux, concours et
tombola pour "CERISE" . A travers cette méthode qualifiée de
"Edutainment" ou l’éducation par l’amusement, ces organisations ont la
vocation de faire adopter, en douceur et sans choc aux étudiants une
rationalité différente de celle de leur habitus. Elle se résume à faire
prendre conscience sur les dangers du Sida et à faire intégrer
l’utilisation systématique des capotes dans les habitudes.
Grâce à ces campagnes massives, on note que les étudiants sont
largement informés sur les modes de transmission du VIH /SIDA et sur les
méthodes contraceptives pour l’éviter. Cependant, l’on constate un net
déphasage entre ces connaissances, et les comportements sexuels à
risque. Sur la base de ce constat, nous avons cherché à identifier les
déterminants du comportement sexuel des étudiants ou du moins, les
facteurs qui participent à la formation de la subjectivité sexuelle à
l’Université de Cocody. En cela, nous nous sommes inspirés de la
"théorie de la pratique" de Pierre Bourdieu qui saisit l’individu dans
son milieu naturel pour questionner les motifs de son action.
Cette approche révèle 2 facteurs importants à partir desquels il faut
comprendre les pratiques sexuelles des étudiants. Il y a d’une part,
l’économie et d’autre part les déterminants socio-culturels.
Ainsi, la floraison des phénomènes tels, ’grotto [6]’ , ’gnanhy [7]’ ,
"chic, choc, chèque [8]" et les "3C [9]" chez les étudiants s’explique
par les difficultés liées à leur besoin de subsistance.
Les entretiens montrent que sur 100 étudiantes 70 à 80% ont des
rapports sexuels avec un homme plus âgé, marié et financièrement aisé
communément appelé grotto, alors que le questionnaire révèle 17,3% des
555 enquêtés. De cette façon, l’on assiste à un ballet de voitures
luxueuses des ’Grotto’ ou ’Koutrou’ garées aux parkings des cités
universitaires qui viennent voir des maîtresses étudiantes au su et au
vu de tous.
De plus, il y a le phénomène du "chic, choc, chèque" qui attribue à
l’étudiante un homme en fonction de ses besoins. A-t-elle besoin
d’amour, de sécurité et de confident, elle se blottit dans les bras du
"chic" qui est l’homme de la vie. A-t-elle envie de s’éclater un
week-end dans un maquis ou dans une boîte de nuit, elle se rabat sur le
"choc". A-t-elle besoin de s’acheter des vêtements ou de faire face à
ses besoins existentiels, elle fait appel au "chèque". Ainsi se rythme
la vie de nombre d’étudiantes sur le campus de Cocody.
Chez les garçons, la position traditionnelle de "chef" de famille
héritée de la société traditionnelle renforcée par la religion
(Christianisme et l’Islam) leur donne "droit" à avoir des relations
avec plusieurs partenaires en même temps, de sorte que leur masculinité
ou leur popularité se mesure à la qualité et aux nombres de filles
qu’ils "engrangent".
A côté de ce facteur participant de la construction de leur
masculinité, les difficultés du quotidien font qu’ils transforment leur
"capital symbolique" d’Homme en moyen de survie. De ce fait, apparaît
le phénomène des "3C" par lequel l’étudiant monnaie sa virilité et son
aura décadente de potentiel fonctionnaire [10] avec les salaires des
filles moins éduquées travaillant dans le secteur des PME.
Il y a aussi le phénomène "Gnanhy", moins répandu (7,5% des enquêtés)
qui est une forme de prostitution des garçons à des dames d’un certain
âge, généralement célibataires et nanties.
De tels comportements sexuels sont bien évidemment aux antipodes de la
"Stratégie ABC [11]" (Abstinence, Fidélité et le port de préservatifs)
qui sous-entend les campagnes préventives que nous avons analysées. En
ce qui concerne le port des capotes-anglaises-la stratégie la plus
utilisée à l’endroit des étudiants-tout le monde en a conscience, mais
peu en font usage. Pour plusieurs raisons.
Chez certaines filles, la tendance est souvent la suivante : si l’homme
ne prend pas l’initiative de l’utilisation des préservatifs, peu sont
celles qui l’exigent. Cela s’explique d’une part par le capital
symbolique de la femme qui fait d’elle un être docile et soumis à
l’homme. D’autre part, le fait que l’homme n’utilise pas la capote avec
elles montre qu’elles sont les élues parmi les autres copines de cet
homme. Enfin, la dépendance économique au "sponsor officiel" (le
grotto) doublée de la capacité d’influence de l’homme rendent
difficiles l’idée de lui exiger le port de préservatif.
En ce qui concerne les garçons, une infime partie d’entre eux ne
croient pas au Sida . Pour ceux-là le port de préservatif n’est pas un
sujet d’actualité.
Pour ceux qui y croient, l’utilisation des capotes les empêche
d’affirmer leur masculinité dans la mesure où les partenaires ne les
"sentent" pas. Or la masculinité, selon eux, s’affirme par la force
qu’à l’homme de se faire "sentir" par sa partenaire. C’est pourquoi,
beaucoup préfèrent faire l’acte sexuel en "live" en invoquant souvent
DMC. Ceux qui se plient aux exigences de la partenaire ont souvent
tendance à retirer la capote à l’insu de cette dernière pendant l’acte
sexuel dans le but de la narguer d’en avoir exigé l’usage.
Enfin, il y a un groupe qui rejette catégoriquement la rhétorique de
l’utilisation des capotes au motif qu’elle véhicule une rationalité
mercantiliste et impérialiste des multinationales pharmaceutiques
occidentales qui voient en l’Afrique un marché pour écouler leurs
marchandises (les préservatifs).
Pour établir un pont entre l’écart qui existe entre les connaissances
des étudiants sur le Sida et leurs comportements sexuels (cet écart est
dénommé KAP-GAP [12]) il est impérieux que la lutte contre le Sida en
Côte d’Ivoire change de cap. Les campagnes préventives dans leur style
actuel ne suffisent plus. Il faut s’attaquer courageusement aux
déterminants socio-économiques ; à commencer par la réduction de
l’inégalité entre les sexes par des projets qui s’étendent sur le long
terme à l’endroit de la communauté estudiantine. Ce corps social doit
être aidé à se prendre en charge par l’initiation d’activités
lucratives, par l’octroi de bourses ou en encourageant les entreprises
à les employer à mi-temps.
Dans cette perspective, nous estimons qu’il faut engager une politique
de discrimination positive qui sera un coup de pouce à l’éveil de la
conscience féminine ivoirienne. Pour nous, la discrimination positive
n’est pas la distribution de postes aux femmes, mais plutôt la mise sur
pied d’une politique courageuse de "empowerment" qui va mettre les
femmes en confiance et les amener à entreprendre. Et surtout favoriser
les femmes dans les choix d’entrée à la fonction publique, les
attributions de bourses. Cela réduirait la pratique du ’chic, choc,
chèque’ et amenuiserait ainsi, le risque de contamination au VIH /SIDA
auxquelles les femmes sont beaucoup exposées que les hommes (ONUSIDA ,
2004).
La réduction de l’inégalité sociale entre les femmes et les hommes
passe aussi et surtout par l’alphabétisation des filles, ainsi
faudra-t-il mettre en place un prix récompensant les parents (surtout
paysans) qui scolarisent leurs filles etc.
La pratique de discrimination positive n’est pas un avilissement de la
femme comme beaucoup pourraient le penser. Au contraire, il s’agit de
restituer à la femme la "reconnaissance égalitaire" que la démocratie
lui reconnaît car"la formation de l’identité d’une personne est
étroitement liée à la reconnaissance positive sociale (acceptation et
respect) de la part de la société au sens large"(Rockefeller 1994 : 127)
. Et nous estimons que la discrimination positive à l’endroit de la
femme ivoirienne est à la mesure des frustrations qu’elle subit
quotidiennement.
Il faut également mettre fin au "droit de cuissage" (harcèlement
sexuel) qui est une "discrimination négative" en ce sens qu’elle
consiste à octroyer une faveur à une fille qui, en retour, doit payer
cette faveur par le sexe.
En ce qui concerne les garçons, il faut leur donner la possibilité de
nuancer leur conception de la masculinité en organisant des projets les
initiant aux activités traditionnellement réservées aux femmes comme
les travaux ménagers. Car disons-le, il n’y a pas de rôles dévolus a
priori à l’homme ou à la femme dans la société en dehors de celui de la
reproduction. Le partage des rôles est une construction sociale, donc
amovible.
En définitive, nous notons à travers les propos des enquêté(e)s, que
les hommes usent beaucoup du verset biblique : "Femmes, soyez soumises à
vos maris" pour légitimer leur élan de domination sur les femmes. Nous
les invitons à nuancer leur position en lisant le verset suivant "Et
Hommes, aimez vos femmes" (Ephésiens 5 : 22-25). Quand on aime une
personne, on peut tout faire pour elle. C’est donc à une relation
horizontale entre l’homme et la femme que ces deux versets invitent et
non à cette relation verticale qui prévaut parmi les étudiants et dans
la société en général.
Ainsi, parce que la religion joue un rôle très important dans le
quotidien des étudiants, il est important de tirer leur attention sur
le fait que de la bonne interprétation et de la bonne compréhension de
ces deux versets, peut sortir une relation équilibrée entre l’homme et
la femme dans la société ivoirienne.
Il faut aussi améliorer la qualité des condoms masculins considérés par
certains comme des "sacs" à cause de leur épaisseur qui empêche le
"contact", et penser à confectionner des préservatifs féminins plus
pratiques de sorte que si l’homme "oublie" le sien, la femme peut
prendre le relais en utilisant le sien et éviter ainsi les rapports à
risque.
Blay-Azu Dali(ex. Desiré Appolinaire Dali) et Mette L’Herbier ont fait un Master en
Développement International, Communication et Philosophie à
l’Université de Roskilde au Danemark. Cela à la suite d’un stage de 5 mois au Ministère de la Lutte contre le SIDA en 2003.
Blayazou@gmail.com
+4526796468
[1] Il est ici question d’un échantillon 555 étudiants qui ont été
l’objet de notre étude. Parmi eux 83,8% sont chrétiens et 9,4% sont
musulmans. En plus de cet échantillon de 555 étudiants, j’ai réalisé 4
focus groupes interviews (de 7-8 étudiant(e)s chacune) et d’une
trentaine d’entretiens.
[2] Mette L’Herbier & Blay-Azu Dali (ex. Desiré Appolinaire Dali)
[3] Agence Ivoirienne de Marketing Social/Population Service
International
[4] Cellule de Réflection et d’Information sur le Sida en milieu
Estudiantin de Dr. Raoul Monsan Yapi
[5] Langue populaire en Côte d’Ivoire qui est un m élange de langues
nationales et le Français
[6] Homme jouissant d’une aisance financière, généralement plus âgé et
marié qui entretient des relations sexuelles avec une étudiante qu’il
aide financièrement.
[7] Femme jouissant d’une aisance financière généralement plus âgée,
mariée ou pas qui aide financièrement un étudiant en échange de
relations sexuelles.
[8] Phénomène consistant pour une étudiante à avoir un homme qu’il aime
(chic), celui avec qui elle a des tournées nocturnes dans les boîtes de
nuit d’Abidjan (choc) et celui qui est son ’sponsor officiel’ et qui
satisfait ses besoins liés à la vie quotidienne (chèque).
[9] Commerçante, coiffeuse et couturière, catégorie de filles
travaillant dans les petites et moyennes entreprises avec qui les
étudiants sortent afin qu’elles les aident financièrement.
[10] Dans les 1970 et mi-1980 l es étudiants jouissaient d’ un sérieux
et d’une popularité sans égale surtout parmi les filles, car ils
étaient automatiquement recrutés dans l’administration ivoirienne à la
fin de leurs études. De cette façon, ils avaient un avenir assuré après
les études. Aujourd’hui la situation est différente du fait de la crise
économique qui secoue le pays depuis la deuxième moitié des années
1980.
[11] Abstinence, Being faithful and the use of Condoms est la stratégie
de l’administration Bush dans la lutte contre le Sida qui a connu ses
succès en Ouganda