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Procès khmer rouge : quand la défense montre les dents

Duch, ex-responsable de la prison S21 à Tuol Sleng, est sur le banc des accusés. Il s’agit du premier tribunal international qui offre une juridiction mixte, une défense forte et une partie civile constituée par des victimes. Mais de nombreuses lacunes demeurent.


Ka-set - Carnet d’un tribunal - 24 août 09 - Phnom Penh, Carole Vann/Infosud

Chaque matin, l’homme aux traits sino-khmer s’avance, flanqué de deux policiers, vers la salle d’audience. Joignant les deux mains, il se courbe pour saluer un parterre de paysans assis de l’autre côté d’une immense vitre blindée. Un sourire énigmatique fend son visage, laissant planer un indicible malaise. Nous sommes à Phnom Penh au sein des Chambres extraordinaires des Tribunaux Cambodgiens (CETC). Cette juridiction mixte inédite, réunissant magistrats cambodgiens et occidentaux, a été constituée par l’ONU   pour juger les leaders khmers rouges.

Le personnage à l’étrange rituel n’est autre que Kaing Guek Eav, alias Duch, ex-directeur de la sinistre prison S21 de Toul Sleng. L’ancienne école située au centre de la capitale avait été transformée en QG de la police politique – Santebal – des Khmers rouges. Entre 1975 et 1979, pas moins de 12’000 personnes, dont des femmes, des enfants, des vieillards, y ont été torturées puis exécutées dans le seul but d’alimenter la folie paranoïaque de Pol Pot et de sa clique.

Des cars affrétés par le Tribunal

Grâce aux cars affrétés par le Tribunal, des centaines de paysans arrivent chaque semaine des quatre coins du pays pour assister au procès : des personnes âgées, mais aussi des plus jeunes, des bonzes, des nonnes…Les uns veulent voir Duch de près, les autres veulent voir en vrai le procès, diffusé aussi en direct à la télé.

Aujourd’hui sur le banc des accusés, Duch est le premier responsable khmer rouge à être jugé pour crimes contre l’humanité. Il est aussi est le seul cadre khmer rouge à plaider coupable, contrairement aux autres leaders encore vivants qui seront jugés dans un second temps. Ce procès, inédit sur le plan du droit international, devrait aussi permettre au Cambodge d’écrire enfin les pages sombres de son passé récent.

« Pour la première fois dans l’histoire des tribunaux internationaux, des victimes ont pu se constituer parties civiles, rappelle l’avocat suisse Alain Werner, qui défend l’un des quatre groupes de la partie civile. Spécialisé dans le droit international, Alain Werner a été substitut du procureur contre Charles Taylor à la Cour spéciale pour la Sierra Léone.

Procureurs pas préparés

Pourtant, les incohérences de nombreux témoignages, les questions souvent peu pertinentes répétées en boucle par les procureurs, le manque de cohésion entre les parties civiles laissent l’audience perplexe. D’autant qu’en face, la défense semble parfaitement maîtriser son affaire.

« La défense a étudié les dossiers et a élaboré une stratégie, alors que les parties civiles avancent en ordre dispersé et que les procureurs ne sont pas préparés », déplore le cinéaste cambodgien Rithy Panh qui suit aussi assidûment le procès.

Tout en reconnaissant les critiques de Rithy Panh, Alain Werner tient à replacer ce procès dans un contexte plus global. « La qualité de la défense constitue justement un progrès significatif du droit international, relève-t-il. Cela n’a pas été le cas au Rwanda ou à la Sierra Léone. »

Mais cette avancée ne se fait-elle pas au détriment des victimes cambodgiennes ? Rithy Panh ne cache pas son exaspération. Ces dernières semaines, les protagonistes de son fameux documentaire maintes fois primé S-21, la machine de mort khmère rouge – parmi eux des anciens gardes et interrogateurs – ont comparu à la barre. Alors que le réalisateur a réussi à travers son film à obtenir des ces anciens membres de S-21 des témoignages capitaux pour la compréhension du passé, les procureurs n’ont manifestement pas su tirer profit de ces témoins clefs.

« Duch donne le rythme »

« Pour le moment, c’est Duch qui donne le rythme, analyse le cinéaste. Les procureurs et les avocats des parties civiles enchaînent erreur sur erreur, car ils sous-estiment le personnage. Ce n’est pas en demandant 20 fois comment les prisonniers étaient enchaînés ou en montrant 20 fois les mêmes photos aériennes de S21 qu’on va avancer. En plus, Duch plaide coupable. Ce qui très intelligent. Et comme l’accusation fuit le terrain historique et idéologique, le fond n’est jamais abordé. »

Et d’insister : « J’ai l’impression qu’on n’apprécie pas encore ce qu’a vraiment été S21. Plus de 500’000 pièces à conviction – notes manuscrites sur les aveux des détenus ou les techniques d’interrogatoire, photos de morts sous la torture, etc – s’y trouvent. Pourquoi les parties civiles et les procureurs ne les utilisent-ils pas ? On est dans le cadre d’un crime contre l’humanité. Le procès a vocation à devenir historique. »

L’énigme des confessions

David Chandler, l’un des plus grands spécialistes de l’histoire récente du Cambodge, comparaissait début août au procès de Duch. L’historien américain a levé un voile sur l’énigme des confessions, incroyablement précises et fournies, retrouvées à S21 alors que les prisonniers étaient sans exception exécutés. Avec une systématique ahurissante, Duch faisait établir des listes d’ « ennemis », extorquées aux prisonniers, qu’il envoyait à ses supérieurs, nourrissant ainsi la machine répressive.

La prison deTuol Sleng transformée en musée. Aoùt 2009. 12’000 à 17’000 personnes y ont été torturées et exécutées entre 1975 et 1979. Photo : Léo Burnand

Lors de sa déposition, David Chandler a décrit S-21 comme une « institution totale », à savoir un lieu isolé, « qui suit ses propres règles et fonctionne en auto-suffisance ». « S-21 était unique en ce sens que ce qui s’y passait ne se retrouve dans aucune idéologie, a-t-il affirmé. Au vu des confessions retrouvées, on aurait pu penser que les prisonniers étaient engagés dans un processus de réhabilitation. Mais, en fait, ils étaient tués. Cela n’avait aucun sens. »

Interrogé sur le zèle de Duch, David Chandler a expliqué : « Duch exécutait les ordres, répondant aux attentes des dirigeants. Mais pas seulement. Duch innovait, améliorait tout le temps. Il voulait que S21 soit perçu par ses supérieurs et par la communauté internationale comme un lieu hautement professionnel, efficace et moderne, une institution que lui, comme administrateur, puisse être fier. »

L’attente du 2e procès

De son côté, l’avocat suisse se dit bien plus inquiet pour le deuxième procès prévu – qui concerne l’ancien président cambodgien Khieu Samphan, le numero 2 du régime Nuon Chea, l’ancien ministre des Affaires étrangères Ieng Sari et son épouse Ieng Thirit. « Les quatre équipes de défense (ndrl : dont le célèbre avocat français Jacques Vergès) sont très solides. Et aucun accusé ne reconnaît une quelconque responsabilité. Il s’agira donc de la démontrer, une tâche autrement plus complexe que de prouver celle de Duch. En plus, 30 ans ont passé. Et beaucoup de ceux qui pourraient parler sont impliqués d’une façon ou d’une autre dans l’actuel gouvernement du Cambodge. »

Encadré : Le Tribunal mixte pour les Khmers rouges

Le régime Khmer Rouge a pris le pouvoir le 17 avril 1975 et a été renversé le 7 Janvier 1979. Près de deux millions de personnes ont péri au cours de cette période de 3 ans, 8 mois et 20 jours. La fin de la période des Khmers rouges a été suivie par une guerre civile. Cette guerre a pris fin en 1998, lorsque les structures politiques et militaires khmers rouges ont été démantelées.

En 1997, le gouvernement a demandé l’aide de l’ONU   pour l’établissement d’un procès pour juger les hauts dirigeants khmers rouges.

En 2001, l’Assemblée nationale cambodgienne a adopté une loi visant à créer un tribunal pour juger les crimes graves commis entre 1975 et 1979.

Un accord avec les Nations unies a finalement été trouvé en juin 2003. Un tribunal mixte (magistrats cambodgiens et internationaux), appelé les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens (CETC), fournira un nouveau modèle de fonctionnement des tribunaux du Cambodge.

Ce tribunal coûterait environ 60 millions de dollars sur trois ans - près de 20 millions de dollars par année. Au début de 2008, il a été estimé que le coût de la totalité du fonctionnement de la cour devrait s’élever à 30 millions de dollars par année. Ce montant est le même que pour le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, et beaucoup plus faible que le coût du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (chacun s’élevant à 150 millions de dollars par année.


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 5 septembre 2009

 

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