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Navi Pillay, une vie de justice

Du Rwanda à la Syrie, l’avocate sud-africaine secoue depuis vingt-cinq ans les hautes sphères internationales. Rencontre avec une enfant de l’apartheid.


Politis ,le 18 septembre 2019 par Lena Bjurström - Navanethem Pillay est une femme pressée. À 77 ans, le quotidien de cette juriste internationale est à l’image de sa carrière, sans répit. De Bruxelles à Miami, Genève ou Kuala Lumpur, elle enchaîne conférences à l’université et réunions d’ONG. «  Quand j’ai pris ma retraite il y a cinq ans, j’ai d’abord pensé que je ne ferais plus rien  », s’amuse-t-elle. Mais il lui était, semble-t-il, impossible de cesser de dénoncer les discriminations contre lesquelles elle a lutté toute sa vie. Des «  cours d’injustice  » de l’Afrique du Sud ségrégationniste aux couloirs feutrés de la diplomatie internationale, l’avocate des opprimés et juge des puissants raconte sa carrière sans fioritures ni fausse modestie. La parole sèche, précise, un rien ironique. La fierté de ceux qui mesurent le chemin parcouru.

Née en 1941 dans une famille modeste d’origine tamoule, Navanethem – dite Navi – Pillay grandit dans un quartier pauvre de Durban, en Afrique du Sud. Fille, de couleur, pauvre, elle comprend très vite ce que signifie être en bas de l’échelle sociale. «  J’ai vu mes parents batailler pour nous faire vivre. J’ai vu les adultes autour de moi humiliés à cause de leur couleur de peau, leur statut social. Tout cela m’a poussée à apprendre et à défendre nos droits.  » À l’âge où la plupart des filles indiennes de son entourage sont mariées par leur famille, Navi Pillay poursuit sa scolarité avec le soutien de ses parents. Et quand la gamine, brillante, s’apprête à renoncer à l’université faute de moyens, le directeur de son école fait le tour du quartier pour rassembler les fonds nécessaires aux études de «  celle qui peut devenir quelqu’un  ».

En 1967, la jeune diplômée est la première femme de couleur de la province du Natal, et vraisemblablement du pays, à ouvrir son propre cabinet juridique. Mais quand on l’interroge sur la témérité d’une telle décision, l’avocate soupire  : «  Avais-je le choix  ?  » Et d’expliquer doctement  : «  Quand j’ai postulé dans les grandes firmes juridiques, blanches, on m’a tout d’abord répondu  : “Mais vous êtes mariée, que ferons-nous si vous décidez d’avoir des enfants  ?” C’est une discrimination de genre. Puis on m’a dit  : “Votre père est-il un homme d’affaires  ? Pouvez-vous nous apporter des client·e·s  ?” Ce qui m’était bien entendu impossible avec mon origine sociale. C’est donc une discrimination de classe. Enfin, on m’a expliqué qu’il était inenvisageable que des secrétaires blancs reçoivent des ordres d’une personne noire. Ce qui est une discrimination raciale. Les rares cabinets indiens et noirs étant par ailleurs en trop grande difficulté pour recruter, je n’ai donc eu d’autre choix que de lancer mon propre bureau.  » CQFD. «  De grands avocats m’ont dit que j’étais bien présomptueuse de penser qu’une femme pourrait diriger sa propre structure juridique, se souvient-elle. Ce cabinet a tenu près de trente ans.  »

Les débuts n’en sont pas moins difficiles. Les magistrats blancs ignorent leur consœur, les avocats noirs l’appellent «  ntomazaane  » («  fille  » ou «  gamine  »). Navi Pillay fait profil bas, encaisse, récupère les cas de confrères débordés et se bâtit petit à petit une réputation. Activistes anti-apartheid, fermiers expropriés, ouvriers syndicalistes, femmes battues  : son bureau est un petit théâtre des opprimés. Mais c’est avec la loi qu’elle bataille. Dans un système raciste et aveugle, les victoires s’obtiennent de haute lutte. Comme en 1973, quand elle obtient la reconnaissance des droits des prisonniers politiques enfermés avec Nelson Mandela à Robben Island. «  Les conditions de détention étaient terribles, et mon client, Kader Hassim, était en cellule d’isolement pour les avoir dénoncées  », raconte-t-elle. Soutenue par ses confrères, elle attaque en justice l’autorité carcérale. «  Pour la première fois, la Cour suprême a établi que les prisonniers n’étaient pas des propriétés de l’État, mais des êtres de droit, et a défini ces droits, explique-t-elle. Cette décision a bénéficié à tous les détenus du pays.  »

D’un dossier politique à l’autre, la «  fille du chauffeur de bus  » élargit sa notoriété. Et avec l’effondrement du régime, au début des années 1990, vient la reconnaissance. Première femme de couleur nommée juge à la Cour suprême, elle est rapidement propulsée à l’étranger. Nelson Mandela propose sa candidature à l’ONU   pour siéger au sein du Tribunal pénal international sur le génocide rwandais qui s’installe tout juste à Arusha, en Tanzanie.

Pour la première fois depuis les procès de Nuremberg, des tribunaux internationaux vont examiner des faits de génocide et de crimes contre l’humanité, commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Mais, pour Navi Pillay, quitter son pays est un déchirement  : «  En 1995, notre démocratie était toute jeune. Partir, c’était perdre l’opportunité de continuer à la bâtir.  » Elle imagine ne rester qu’un an à Arusha, puis démissionner. Mais au fil des récits des victimes qui se succèdent dans la salle d’audience, la suite de sa carrière est scellée  : «  Toutes ces personnes, qui avaient tout perdu, nous disaient leur espoir qu’enfin justice soit rendue et leurs souffrances reconnues. J’ai compris que je devais porter jusqu’au bout ce rôle que l’on m’avait donné.  » Seule femme parmi le premier panel de juges, Navi Pillay signe le premier verdict reconnaissant les violences sexuelles comme constitutives du crime de génocide, et attache définitivement son histoire à celle du droit international.

«  Les premiers tribunaux internationaux sur le génocide rwandais et l’ex-Yougoslavie ont montré qu’une justice internationale était possible, déclare la magistrate. C’était juste un concept, nous en avons fait une réalité.  » Réalité qui prend corps dans la création de la Cour pénale internationale, qu’elle rejoint en 2003. «  Tout était à construire  », se souvient-elle. Un idéal balbutiant qui, seize ans plus tard, ploie sous le feu des critiques. Accusée d’inefficacité par certains, la CPI   est surtout qualifiée de justice «  coloniale  » par d’autres, l’essentiel des condamnations de la cour concernant d’anciens responsables africains. Plusieurs pays du continent menacent tour à tour de se retirer de sa juridiction  ; l’un d’entre eux – le Burundi – met cette menace à exécution en 2017. Pour la juge, c’est plus qu’un retour en arrière  : «  La CPI   n’est pas parfaite, mais son travail est fondamental  » – et sa mission de porter le droit quand les institutions locales échouent à le délivrer. «  La justice est affaire de vérifications et d’équilibre, afin que jamais le processus ne soit arbitraire  », ajoute-t-elle. Et cette exigence nécessite un arsenal judiciaire solide. Au sein de l’Africa Group for Justice and Accountability, Navi Pillay soutient le développement d’un tel arsenal pour que les crimes des puissants puissent être poursuivis localement. Mais en attendant, aussi critiquée soit-elle, la CPI   est un lieu où les victimes peuvent faire entendre leur voix et réclamer leur droit à la justice, à la vérité et à la réparation, souligne-t-elle. Une utopie imparfaite.

Comme celle du Haut-Commissariat aux droits humains de l’ONU  , dont Navi Pillay prend la tête en 2008. Pendant six ans, la juge explore les limites de son mandat, tempête dans les couloirs et s’attire l’ire de nombreux États qui ne souhaitent pas la voir se mêler de leurs affaires. Elle commande ainsi le premier rapport mondial de l’ONU   sur la situation des personnes LGBTQI dans le monde («  Plusieurs ambassadeurs m’avaient dit de ne pas m’en occuper, puisque la liberté d’orientation sexuelle n’était pas acceptée par tous les pays. Je m’y suis donc précipitée  »). Elle dénonce la «  surveillance de masse  » des renseignements britanniques et américains. Elle s’inquiète de la situation des Roms en France («  Certains pays donateurs de l’Ouest n’ont pas apprécié que l’on s’intéresse à la situation chez eux. Ils s’attendaient à ce qu’on ne se préoccupe que des droits humains dans les pays dits en développement…  »). Et elle s’attire les foudres d’Israël en dénonçant ses interventions à Gaza. Le renouvellement de son mandat en 2012 rencontre une vive opposition, notamment de Washington, et est finalement limité à deux ans au lieu de quatre.

Très critique sur le manque de moyens alloués aux droits humains au sein de l’ONU  , Navi Pillay quitte néanmoins son poste avec fierté. «  Le Haut-Commissariat doit être sans cesse en alerte, se préoccuper des droits de toutes et tous, sans limites. Et nous étions sur tous les fronts.  » Reste l’impuissance de sa fonction, notamment face à ce qu’elle considère comme «  l’un des plus grands échecs de l’ONU    »  : le conflit syrien. «  L’ampleur de ces massacres et le débordement de ce conflit au-delà de ses frontières auraient dû être anticipés, rage-t-elle. Dès le début de la répression, j’ai alerté le Conseil de sécurité.  » En vain.

«  La communauté internationale […] est tenue de faire tout ce qui est en son pouvoir pour protéger les populations civiles et garantir le respect et la protection des droits humains dans le monde, déclarait Navi Pillay lors de l’un de ses derniers briefings au Conseil de sécurité, en 2014. Mes prédécesseurs, successeurs et moi-même, hauts-commissaires aux droits humains, ne pouvons que porter les faits, le droit et le sens commun.  »

Cinq ans plus tard, Navi Pillay, officiellement retraitée, n’a pas décroché des soubresauts du monde. «  J’ai toujours une responsabilité d’agir pour les droits humains  », affirme-t-elle. De l’Africa Group for Justice and Accountability à la Commission internationale contre la peine de mort (comité d’anciens hauts responsables internationaux menant une discrète diplomatie pour l’abolition, voir ci-dessous), la juge court de conférences en réunions feutrées, poussant les portes que nul ne peut plus lui fermer.

Contre la peine de mort, une discrète diplomatie

«  Qu’un État, au nom de la société, commette l’exact crime pour lequel il a condamné sa victime, c’est la violation ultime des droits humains  », résume Navi Pillay. Et elle doit, à ce titre, être combattue. Depuis 2017, la Sud-Africaine préside la Commission internationale contre la peine de mort. L’organisation est si peu connue qu’on la croirait confidentielle. Et pourtant, depuis sa création en 2010, elle mène une discrète diplomatie pour l’abolition.

Créée à Madrid, avec le soutien de 22 pays, la commission rassemble divers hauts responsables, anciens chefs d’État, juges, ministres. Des retraités influents, qui peuvent ouvrir des portes inaccessibles à d’autres, explique Navi Pillay  : «  Nous agissons en soutien du mouvement global pour l’abolition en rencontrant des gouvernements et des membres des institutions judiciaires.  » En murmurant à l’oreille des puissants.


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Publié sur OSI Bouaké le jeudi 26 septembre 2019

 

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