Johannesbourg, 14 juin 2012 (IRIN) - Le différend de longue date qui oppose l’Union africaine (UA) et la Cour pénale internationale (CPI ) en raison d’un supposé parti pris a conduit l’UA à promouvoir la création d’une cour pénale africaine, mais les experts pensent qu’elle pourrait entraver, et non favoriser, la justice internationale.
« L’Afrique veut juger les dirigeants africains pour les crimes commis sur le sol africain », a dit à IRIN Alan Wallis, un avocat spécialiste de la justice internationale du Southern African Litigation Centre (SALC) basé à Johannesbourg. Il a toutefois indiqué que : « [L’UA] pense, à tort, que l’Afrique est prise pour cible, car toutes les affaires portées devant la CPI concernent des situations africaines, mais cet argument ne tient pas compte du fait que sur ces six [affaires], trois ont été initiées à la demande des pays concernés ».
Jean Ping, président de la commission de l’UA, a accusé la CPI de « harceler » l’Afrique, le principal sujet de discorde étant l’inculpation en 2009 du président soudanais Omar el-Béchir pour les atrocités qui auraient été commises au Darfour.
Une nouvelle étape a été franchie dans la création de la cour pénale africaine avec l’élaboration d’un projet de protocole final à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, le 15 mai. Ce projet devrait être adopté à l’occasion de la réunion des chefs d’État lors du sommet de l’UA en juillet.
Initialement, le Malawi devait accueillir le sommet, mais sa présidente, Joyce Banda, a indiqué que son pays respecterait ses obligations envers la CPI et procéderait à l’arrestation du président soudanais s’il devait participer au sommet. Il a finalement été décidé que les chefs d’États se rencontreraient à Addis-Abeba.
Selon les experts, la création de la nouvelle cour requiert la reconnaissance du crime de « changement anticonstitutionnel de gouvernement », et impliquerait la ratification par les 15 États membres de l’UA - un processus qui pourrait prendre plusieurs années.
La juridiction de la nouvelle cour de l’UA serait identique à celle de la CPI : la cour serait chargée de juger les personnes ayant commis des crimes internationaux majeurs, comme le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité - auxquels s’ajouteraient les crimes de piraterie et de terrorisme, les activités mercenaires, la corruption, le blanchiment d’argent, le trafic humain, le trafic de drogue et l’exploitation illégale des ressources naturelles.
Les appels que l’UA a adressés au Conseil de sécurité des Nations Unies « dans l’intérêt de la paix et de la sécurité » afin de suspendre ou de reporter les procédures juridiques lancées à l’encontre de M. el-Béchir - et des instigateurs présumés des violences post-électorales au Kenya en 2008 - sont restés sans réponse.
Stephen Arthur Lamony, Officier de liaison et coordinateur de la Coalition pour la CPI , une organisation parapluie regroupant 2 500 organisations de la société civile dans 150 pays, a dit à IRIN : « L’UA a l’impression d’être ignorée ». Il a dit que les demandes de l’UA concernant la suspension des procédures juridiques dans les deux affaires demeureraient « un point de friction » entre l’UA et la CPI .
Il a ajouté que la CPI avait essayé de mettre en place un officier de liaison entre l’UA et la CPI « pendant un certain temps », en vain.
Regroupement
La Cour africaine de justice et des droits de l’homme (CAJDH) est sensée naître de la fusion entre la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Cour de justice de l’UA, et devrait comprendretrois sections : affaires générales, droits de l’homme et droit pénal international.
Selon le projet de protocole de la cour, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA et le bureau du procureur général seront qualifiés pour soumettre des affaires ; la cour sera compétente en matière de crimes internationaux dès sa création. Cela veut dire que la cour n’aurait pas compétence dans les affaires instruites par la CPI concernant la République centrafricaine, la Côte d’Ivoire, la République démocratique du Congo, la Lybie, le Kenya et le Soudan.
M. Wallis a indiqué que la composition de la cour, qui détient une compétence en matière d’atteintes aux droits de l’homme et du pouvoir de poursuite à l’égard des infractions criminelles, était « sans précédent » aux termes du droit international, et que le processus semblait être précipité. « Voici une toute nouvelle structure - une cour pénale régionale jouissant de la même compétence que la CPI , mais sans liens entre les deux ; il est difficile d’anticiper les implications et les difficultés éventuelles ».
L’incertitude demeure sur le rôle que la CPI pourrait jouer. M. Lamony a indiqué que la CPI a passé des accords avec des cours nationales, mais pas des cours régionales. M. Wallis s’attend à ce que la création de la cour de l’UA soit une source de confusion. « À cet égard, les conseils donnés aux États africains parties à la CPI sur l’équilibre entre les obligations découlant de la ratification du statut de Rome et les futures obligations imposées par l’expansion proposée, ainsi que les implications juridiques, devraient être correctement analysés par le biais d’un plus grand engagement des États. Une approche attentiste pourrait faire plus de mal que de bien ».
Jonathan O’Donohue, conseiller juridique du Programme de justice internationale d’Amnesty International, a dit à IRIN : « La CPI existe déjà, mais il y a un manque de clarté et de certitude concernant la relation entre la CPI et la cour pénale régionale [proposée]. Il y a un risque de double emploi [entre les deux cours pénales internationales] et également un risque de conflit lié à la délimitation des compétences. Il faut répondre à ces questions avant de passer à l’étape suivante ».
Une arme de l’Occident ?
En 2009, l’UA a adopté la résolution de Syrte, qui appelait les États africains parties à la CPI à ne pas coopérer à l’arrestation de M. el-Béchir. Le Malawi (alors sous la présidence de M. Bingu wa Mutharika), le Tchad, le Kenya et Djibouti - tous des États parties à la CPI - ont accueilli M. el-Béchir après l’émission du mandat d’arrêt et l’ont laissé repartir.
Dans une monographie de l’Institut d’études de sécurité intitulée « The International Criminal Court that Africa Wants » et publiée en 2010, Max du Plessis, avocat et professeur associé de droit à l’université sud-africaine du KwaZulu-Natal, qualifie le mandat d’arrêt émis à l’encontre de M. el-Béchir de « détonateur », l’UA n’ayant pas hésité à accuser la CPI d’être « un outil hégémonique occidental » et à dénoncer son « deux poids, deux mesures ».
Don Deya, avocat à la Haute Cour du Kenya et PDG de la Pan African Lawyers Union, chargée de l’élaboration du fondement juridique de la cour régionale de l’UA, a dit dans un article publié en mars 2012 par l’Open Society Initiative for Southern Africa et intitulé « Is the African Court Worth the Wait ? » qu’il n’y avait pas de raison pour qu’une cour africaine n’arrive pas à travailler « en harmonie » avec la CPI pour mettre fin à l’impunité des crimes internationaux, « malgré la division amère entre l’Afrique et la CPI ».
Dans cet article, M. Deya a indiqué que la « fureur » déclenchée par l’affaire el-Béchir n’était pas à l’origine de la création de la cour pénale africaine, et a cité trois autres points pertinents - la compétence universelle, l’inculpation imminente de l’ancien président tchadien Hissene Habré par le Sénégal, et la qualification de crime international pour le « changement anticonstitutionnel de gouvernement ».
Le mandat d’arrêt lancé par la justice française en novembre 2006 contre Rose Kabuye, chef du protocole de la présidence rwandaise de la période post-génocide, et son arrestation en Allemagne en 2008 ont marqué « un tournant », a dit M. Deya : L’UA a décidé que « les États africains . jugent les crimes internationaux sur le sol africain ».
Est-elle rentable ?
Un rapport rédigé par l’UA suite à la réunion de deux jours des ministres de la Justice et des procureurs généraux en mai 2012, à laquelle 29 États africains, ainsi que des représentants de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, du Parlement Panafricain et de l’Association des procureurs africains ont participé, a mis en lumière les conséquences financières de la création d’une cour pénale internationale.
« Techniquement, c’est une bonne idée sur le papier. Tout forum qui a pour objectif de punir les auteurs de crimes internationaux est une bonne idée. Le problème, c’est que la création d’une telle institution peut prendre plusieurs années et que, techniquement, elle pourrait encourager la "recherche du forum le plus favorable" en offrant le choix entre une cour pénale africaine et la CPI ; elle pourrait entraîner des délais dans les poursuites judiciaires et entraver les efforts de responsabilité », a dit M. Wallis.
M. Lamony a indiqué que plusieurs États membres de l’UA ne versaient pas leurs contributions, entravant ainsi les interventions menées par l’organisation sur le continent. « Je ne sais pas où ils trouveront l’argent [pour la cour]. [L’ancien président libyen] Mouanmar Kadhafi aurait probablement versé une contribution ».
Concernant la proposition de cour combinée de l’UA, M. O’Donohue a également évoqué les craintes de voir les procédures de traitement des affaires pénales épuiser les ressources d’une cour des droits de l’homme déjà sous-financée. Il a ajouté que « le système budgétaire doit être clarifié ».
Le coût moyen estimé d’un procès de la CPI est de 20 millions de dollars, ce qui représente 14 pour cent du budget annuel total de l’UA. Le procès devant la CPI de l’ancien président libérien Charles Taylor a coûté quelque 50 millions de dollars. En 2011, les coûts entraînés par le fonctionnement du Tribunal spécial pour la Sierra Leone ont atteint 16 millions de dollars, tandis que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) disposait d’un budget de 130 millions de dollars en 2010 avec 800 employés participant à des procès organisés simultanément.
Le coût d’un procès pénal individuel est bien plus élevé que celui des affaires civiles et des droits de l’homme, a dit M. Wallis, ajoutant : « De par leur nature, les procédures pénales internationales requièrent des ressources considérables. Le manque de fonds risque d’entraver le bon fonctionnement de la justice, et l’intégrité et la crédibilité des procédures engagées par le tribunal à l’avenir pourraient être remises en question.
« Aujourd’hui, il n’y a plus d’excuses pour ne pas avoir une cour pénale parfaite. L’expérience des cours pénales internationales montre qu’un large soutien des États est nécessaire pour procéder aux arrestations et mener les enquêtes. La conceptualisation d’une cour pénale régionale doit prendre en compte les expériences et les insuffisances des autres cours pénales internationales, comme le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, le Tribunal pénal international pour l’ancienne Yougoslavie, le TPIR et la CPI , afin d’éviter de futurs problèmes ».