Médiapart - par Luc Boltanski - 14 septembre 2010
Le sociologue Luc Boltanski est intervenu samedi 11 septembre à
Montreuil (93), lors du rassemblement Les Roms, et qui d’autre ?
Mediapart publie ici sa contribution. Il décrypte une « nouvelle
forme de propagande, qui a assimilé les techniques de provocation,
et vise aussi à prendre la critique en tenaille » .
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Durant l’été, a été déclenchée, à l’encontre de personnes étiquetées
et désignées à la vindicte publique sous le nom de Roms, l’offensive
de propagande politique et d’action policière sans doute la
plus cynique et la plus abjecte que ce pays ait connu depuis la fin
de la Guerre d’Algérie, il y a cinquante ans. Il faut en effet remonter
jusqu’à cette époque pour voir un gouvernement prendre officiellement
des mesures discriminatoires et racistes à l’encontre
d’une population présente sur le territoire français.
Comme c’est le plus souvent le cas chaque fois qu’un collectif
est stigmatisé et mis dans la position de bouc émissaire, il n’était
pas nécessaire, pour faire exister une soi-disante « question Rom
», de préciser quelles étaient les personnes auxquelles le nom de
Rom pouvait être accolé. Le nom de Rom peut et même doit demeurer
un désignateur flou. Les mesures consistant à déclencher
et à banaliser des pratiques d’exclusion ou d’éradication s’embarrassent
rarement de critères. Il convient en effet de laisser ouverte
la possibilité de modifier les contours de la population incriminée,
de façon à pouvoir l’étendre de proche en proche. Nombreux
sont donc ceux qui peuvent se sentir visés et entendre, sous le
nom de Rom, résonner d’autres noms par lesquels on les désigne
en haut lieu, et d’ailleurs aussi dans une grande partie de l’espace
médiatique : « sans papier » ; « arabes » ; « issus de l’immigration
» ; « habitants des quartiers sensibles » ; « délinquants », ;
« marginaux », ou encore membres supposés des « mouvances
autonomes ». L’attaque contre les Roms vise aussi, par là, à stigmatiser
d’autres genres de collectifs, présentés également comme
des « minorités dangereuses », si possible à les inquiéter et à préparer
ce que les medias appellent « l’opinion » à une extension de
la répression.
Pourquoi avoir pris la décision de rendre manifeste ce tournant
répressif en s’en prenant particulièrement aux Roms ? On peut
proposer, parmi d’autres, deux raisons principales. La première
est que cette minorité ayant été de longue date stigmatisée, il a
semblé facile de réactiver les peurs et les haines dont elle a fait
l’objet dans le passé. Qui, a priori, va se sentir vraiment concerné
par le sort des Roms, si ce n’est cette autre « minorité », identifiée
par la clique au pouvoir comme étant les « intellectuels de gauche
», considérés de haut et dénigrés avec mépris, de façon de plus
en plus arrogante ? C’est précisément parce que le sort des Roms
n’importe pas ; parce que les Roms ne constituent en rien un enjeu
réel des luttes politiques (à la différence, par exemple, du bouclier
fiscal) qu’ils ont paru constituer des victimes de choix. Mais il
existe encore au fondement de cette offensive une autre logique,
plus inquiétante encore, qui est celle du blasphème. Le blasphème
politique consiste à braver des interdits moraux en tenant haut et
fort un discours de haine qui est généralement censuré et non dit.
Cette stratégie discursive a toujours été celle de l’extrême droite.
Adoptée par le pouvoir, elle a un double objectif. Le premier est
de lever la censure en légitimant ce discours de haine. Le second
est précisément de provoquer la conscience morale de ceux qu’indignent
ces discours de haine, de les choquer, de les révolter, de
les obliger à réagir, de façon à durcir la frontière entre les « idéalistes
» présentés comme irresponsables, et les vrais responsables,
« réalistes et courageux », censés parler et agir au bénéfice de la
majorité silencieuse.
Il n’était pas nécessaire de faire preuve d’une lucidité exceptionnelle
pour saisir l’objectif politique immédiat de cette manoeuvre :
faire passer au second plan, et si possible effacer des medias, des
discussions et surtout des esprits, l’impression, d’autant plus ravageuse
qu’elle comporte des aspects carrément comiques, suscitée
par l’affaire Woerth - Bettencourt. Chacun, ou, disons, chacun
d’entre nous, a donc pu, à cette occasion, jouir de sa propre clairvoyance.
Le problème est que la sophistication et l’efficacité des
techniques de propagande se sont, au cours des dernières décennies,
largement accrues. Cela, de façon à répondre à l’élévation
du niveau de la conscience critique présent dans notre société, due
sans doute, pour une part, à l’élévation du niveau scolaire et plus
récemment, à la libération de la parole rendue possible par Internet.
Comme l’a bien montré Christian Salmon dans son livre, Storytelling
, ces nouvelles techniques de propagande politique sont
nées dans les disciplines du management des entreprises, puis ont
été importées dans l’Etat, de plus en plus nettement ajusté au modèle
de l’entreprise.
Pour dire vite, les anciennes formes de propagande étaient destinés
aux « masses » et avaient pour objectif d’empêcher tout débat,
en martelant toujours les mêmes mots et les mêmes thèmes. Ces
formes anciennes de propagande n’ont certes pas disparu. Mais
une perspective nouvelle s’est aussi dégagée. Elle part du principe
que, dans la mesure où il est très difficile aujourd’hui d’empêcher
tout débat et de traiter une société d’individus comme une
masse uniforme, l’essentiel est de s’emparer du débat et de saturer
l’espace de débats. L’objectif n’est donc pas de supprimer la
discussion, comme dans les vieilles formes de totalitarisme, mais
de substituer un thème de discussion à un autre, étant entendu
que l’espace de discussion est limité. Cela est évident pour ce qui est de l’espace médiatique. Mais cela vaut aussi pour l’espace de
temps que chacun d’entre nous peut consacrer à la réflexion et à
la discussion, et aussi, plus profondément, pour ce qu’il en est de
notre attention elle-même. Comme l’a montré Richard Lanham
dans un ouvrage novateur, The Economics of attention , publicitaires,
responsables de communication et spin-doctors ont compris
que, dans une société de l’information, l’attention, l’attention
de chacun d’entre nous, était la denrée rare, dont il convenait de
s’emparer pour accumuler des profits économiques ou politiques.
Que nous soyons satisfaits ou indignés, au fond, pour cette forme
de propagande, peu importe, du moment que notre attention se
trouve occupée par une certaine question, au détriment d’autres,
qu’il s’agit de tenter d’occulter. Et peu importe également, bien
sûr, les ravages humains impliqués par la question mise au premier
plan - aujourd’hui la « question Rom », demain d’autres «
questions » similaires dont je vous laisse imaginer la teneur. Ce
sont les dommages collatéraux d’une propagande efficace.
Cette nouvelle forme de propagande, qui a assimilé les techniques
de provocation, vise aussi à prendre la critique en tenaille. Qu’elle
se taise, et alors il est facile de dire que les mesures adoptées
ne rencontrent pas d’opposition. Qu’elle s’exprime, et alors elle
contribue, sans le vouloir, à étendre la place prise par la question
écran dans l’espace médiatique. Desserrer cette tenaille exige sans
doute l’invention de nouvelles formes critiques tenant compte des
conditions de la lutte politique dans une société du spectacle.
Je ne voudrais pas terminer cette prise de parole sans dire ma
sympathie pour ceux qui se trouvent aujourd’hui désignés à la
vindicte publique et, dans nombre de pays d’Europe, discriminés
et persécutés : les Roms. Parmi ceux qui s’expriment ici, d’autre
que moi sauront, mieux que je ne pourrais le faire, mettre l’accent
sur les dimensions positives associées au terme de Roms : sur la
culture Rom, la musique Rom, la poésie Rom, etc. Je me contenterai
d’exprimer ma sympathie en rappelant ce que les Roms n’ont
pas : ils n’ont pas de bombe atomique ; ils n’ont pas de police
ni de services secrets ; ils n’ont pas d’officines de propagande ;
il n’existe pas de Romland , enfermé dans ses frontières, ni de
gardes frontières Roms ; ils ne s’identifient ni à une religion déterminée,
ni à une idéologie, ni à une histoire glorieuse reconstruite
après-coup. Les Roms sont ce vers quoi nous voulons tendre et,
j’ose encore l’espérer, notre avenir.