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N’oublions pas le pain !

Retour de la Mission Agrobiosciences sur les événements tunisiens et leur possible "contagion"


MAA - 31 janvier 2011

Retour sur les événements tunisiens et leur possible "contagion"

Nous, Mission Agrobiosciences, ne pensions pas, en choisissant l’été dernier de consacrer les 16èmes controverses de Marciac au bassin méditerranéen, à ses fractures, ses failles et ses possibles accords, que ce sujet serait au cœur de l’actualité quelques mois plus tard.

A l’heure où nous commencions à publier les principales interventions des chercheurs français et arabes qui y participaient, axées notamment sur les enjeux géostratégiques, les lignes de clivages et le défi de la sécurité alimentaire dans les pays du sud et de l’est méditerranéen, les éclats de la révolution tunisienne sont venus jeter une lumière nouvelle sur ces analyses. Réinterrogeant ces mêmes chercheurs, tels le tunisien Mohamed Elloumi, mais aussi Omar Bessaoud, Slimane Bedrani et le géopoliticien Sébastien Abis (à paraître), la Mission Agrobiosciences a parcouru de nouveau ces rives en croisant les regards de différentes origines et disciplines.

Pour compléter ces témoignages et ces analyses et, ainsi, tenter de brosser un état des lieux dans cette vaste région où la colère des peuples dévoile un tout autre paysage, nous avons également sollicité les éclairages d’observateurs, tels que Pierre Blanc, rédacteur en chef de la revue « Confluences Méditerranée » ou encore Bertrand Hervieu, ancien secrétaire général du Centre International des Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes (à paraître).

Si ces interlocuteurs énoncent, de rive en rive, le terreau commun de la révolte, ils donnent pour autant une lecture beaucoup plus nuancée de l’idée de « contagion », qui masque trop souvent la singularité de chaque pays, depuis la Tunisie jusqu’au Yemen, en passant par l’Algérie, l’Egypte et la Jordanie. Des entretiens qui ont toutefois pour fil rouge de lancinantes questions sur l’abandon des politiques agricoles, l’exode rural et la sécurité alimentaire. Celles-là même qui font tomber les régimes dictatoriaux et qui constitueront, demain, les défis des démocraties.

Tunisie : une possible contagion en question

Dans le prolongement de la revue de presse du 6 janvier 2011, « Qui sème le vent récolte l’émeute » (lire plus bas), et l’interview de Mohamed Elloumi Tunisie : « Pourquoi c’est à Sidi Bouzid que tout a commencé » (lire plus bas), la Mission Agrobiosciences vous propose ces deux nouveaux entretiens en réaction à l’actualité :

  • « La société civile algérienne est en colère mais épuisée. Ses élites ont été décapitées. », Entretien avec Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier dans le domaine des « Sociétés rurales et ingénierie du développement. (Lire l’entretien plus bas)
  • « De la Tunisie vers l’Egypte, la Jordanie ou la Syrie ? La perspective d’une « contagion » révèle le lien arabe mais ne saurait masquer les différences. », Entretien avec Pierre Blanc. Rédacteur en chef de « Confluences Méditerranée » et enseignant-chercheur en géopolitique. (Lire l’entretien plus bas)

A paraître : Les entretiens avec Slimane Bedrani, économiste, Sébastien Abis, géopoliticien, et Bertrand Hervieu, sociologue.

Ailleurs : Ces entretiens ont constitué le point d’appui de la chronique "Du pain et la liberté !", de Julie Clarini (les Idées Claires, France Culture), du 1er février 2011.


Qui sème du vent, récolte l’émeute

Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 6 janvier 2011

C’est reparti. Avec les mêmes mots, les mêmes constats désolés, les mêmes solutions proposées. Non, rien n’a changé, comme s’il s’agissait désormais d’un cycle fatidique auquel on s’habitue. Comme si l’on redécouvrait à chaque fois les failles du marché mondial, l’effet délétère de la spéculation, la faiblesse des stocks américains de céréales, l’inefficacité de certains gouvernants et les incidents climatiques, lesquels ont bon dos. Cela fait des mois qu’ici et là, les alertes sont lancées : les émeutes de la faim vont recommencer. Peut-on encore parler de prédiction quand tout concourt à ce que l’événement se réalise, dans un laisser-faire général, quand aucune leçon n’est tirée des convulsions de 2008 ?

Explications au fil de cette revue de presse de la Mission Agrobiosciences.

Voilà donc que trois ans à peine après les émeutes de la faim qui ont secoué une trentaine de pays, à partir de la fin de l’année 2007, tous les ingrédients sont de nouveau réunis pour une nouvelle flambée des prix et de la révolte des populations. Et pourtant, depuis un an, les signaux d’alarme n’ont pas manqué, bon nombre d’organisations et d’observateurs l’avaient annoncé. Il faut dire que la prédiction était facile.

Alors, oui, 2010 a vu certains prix agricoles s’envoler, et pas les moindres : ceux du sucre, des céréales et des oléagineux. L’indice mondial des prix de la FAO (calculé pour un panier de 55 produits alimentaires) qui connaît une hausse continue depuis six mois, a même « battu » le record de juin 2008… Si ce phénomène se prolonge dans les deux ou trois mois à venir, avertit Eric de la Chesnais dans Le Figaro du 5 janvier dernier, « il pourrait avoir des effets inflationnistes et créer des tensions parmi les populations des pays pauvres. » Or comme il le précise, « rien ne laisse entrevoir un arrêt prochain de la spirale haussière ».

Certes, les prix du pétrole, même repartis à la hausse, n’atteignent pas les niveaux de 2008. De même, dans certains pays d’Asie, d’ Afrique centrale et de l’Est, les récoltes paraissent avoir été suffisantes, voire abondantes, notamment au Niger. Reste qu’en l’absence de régulation, la spéculation s’est engouffrée dans la première brèche venue, en l’occurrence la sécheresse qui a sévi en Russie et en Ukraine cet été, suivie des inondations en Australie et, peut-être, comme on le craint déjà, un épisode sécheresse qui démarre en Argentine. Une offre qui diminue et une demande qui ne se relâche pas : du pain bénit pour les spéculateurs. D’ailleurs, « Riz, orge, sucre sont devenus des actions comme les autres. Comme la Bourse se porte mal et les taux intérêts sont très bas, les investisseurs préfèrent miser sur les matières agricoles. Sans compter les mauvaises récoltes, leur prix a déjà tendance à augmenter naturellement depuis quelques années avec la hausse de la population mondiale et de la consommation deviande », précise l’économiste Philippe Crevel dans le journal 20 Minutes. Une hausse des cours internationaux qui se répercute durement dans les pays où 60 à 80% du revenu familial est consacré à l’alimentation. Dès septembre dernier, la révolte contre la cherté de la vie éclatait au Mozambique, suivi de la Tunisie en décembre. En Algérie, où des manifestations violentes éclatent depuis quelques jours autour d’Alger et d’Oran, l’inquiétude est à son comble : en quelques jours, le kilo de sucre a augmenté de 50% tandis que s’envolent les étiquettes de l’huile, de la farine, des pâtes alimentaires, des yaourts et des légumes… Le tout sur fond d’inaction du gouvernement alors même qu’on évoque une réserve de 150 milliards de dollars tirés du gaz et du pétrole, mais aussi de rumeurs politiques concernant des présidentielles anticipées, ainsi que le relèvent les Dernières Nouvelles d’Alsace. Rumeurs alimentées entre autres par l’inhabituel silence d’A.Bouteflika dans les médias. Il est à craindre que l’année 2011 égrène, de mois en mois, les records d’indice, la liste des denrées touchées, le nom des pays qui, à leur tour, connaissent une explosion sociale. Il y aura quelques grandes déclarations qui resteront lettre morte. Deux ou trois réunions internationales pour s’alarmer, un peu d’émoi pour des émeutes, et guère de mutinerie dans l’ordre du Monde.

Sources : Les Dernières Nouvelles d’Alsace ; Le Figaro ; L’Express ; La France Agricole ; 20 Minutes.


MAA - 18 janvier 2011

Tunisie : pourquoi c’est à Sidi Bouzid que tout a commencé…

Un entretien inédit avec le chercheur Mohamed Elloumi.

Mohamed Elloumi [1] est agro-économiste à l’Institut national de la recherche agronomique de Tunisie (INRAT). La Mission Agrobiosciences l’avait invité cet été à participer aux Controverses de Marciac sur le monde méditerranéen. Aujourd’hui, depuis son bureau à Tunis, il nous parle de la situation de son pays. Modeste, honnête, il décrit ce qu’il n’a pas vu venir, rend hommage aux jeunes qui ont réussi à soulever la « chape de plomb » et explique les raisons pour lesquelles le mouvement est parti de Sidi Bouzid, une ville fortement marquée par l’agriculture et le rural, un secteur dévasté par le désengagement de l’Etat, le détournement des aides, voire l’accaparement des terres, générant chômage et disparition de certaines productions.

Nous leur devons une fière chandelle

« Les jeunes nous ont vraiment surpris et ô combien agréablement. Nous leur devons une fière chandelle. C’est vraiment la jeunesse qui a tout fait, soutenue et encadrée par deux organisations seulement : les avocats, qui se sont faits avoir au moment de l’affaire de Gafsa [2], en 2008, et l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). Personne n’y croyait ! Personne ne s’attendait à une telle rapidité. Après, avec du recul, on peut déceler des signes annonciateurs, mais je me méfie des reconstructions a posteriori… » Nulle trace de rodomontade ou de triomphalisme chez ce quinquagénaire souriant, et visiblement soulagé. Au contraire, ses propos sont teintés de modestie et de franchise : « Pour ma part, même si j’ai un peu évolué ces deux ou trois dernières années, j’ai été aveuglé, comme d’autres de mes collègues, par la propagande officielle. Il faut le reconnaître. Nous étions sous contrôle. Même lorsque j’étais avec vous à Marciac, en France je regardais s’il n’y avait pas dans la salle un représentant de l’ambassade ou du consulat en train d’écouter ce que nous disions ! Et lorsque nous faisons des enquêtes, par exemple sur l’emploi des jeunes dans le rural , nous n’avions pas toute la liberté d’interroger qui nous voulions : c’étaient les délégués qui choisissaient les jeunes et les faisaient venir. Parfois, quand ils étaient nombreux, ils arrivaient à s’exprimer, à Sidi Bouzid même, où nous leur avions expliqué qu’en tant que chercheurs, nous voulions transmettre leurs doléances. Et là, il y avait une certaine virulence, déjà ».

Les ruraux ? Les grands laissés pour compte

Sidi Bouzid, justement… Pourquoi cette « grosse bourgade » de 40 000 habitants, entourée de plaines agricoles, a-t-elle été le berceau du soulèvement plutôt que Tunis ? « C’est à cause du chômage qui frappe le milieu rural. Le nombre de sans-emploi est d’ailleurs également très élevé dans d’autres villes de l’Ouest à vocation agricole, comme Kasserine, Jendouba ou Le Kef ». A travers ses enquêtes de terrain, Mohamed Elloumi l’a constaté : la paupérisation de ce secteur ne cesse de s’aggraver depuis 2000. En novembre 2010, il tente d’ailleurs de publier un article sur l’abandon que subit le milieu agricole par les puissances publiques : « Nous avons fait un rapport au Ministre, le 11 novembre, pour dire qu’il n’y avait plus de gouvernance, plus de subvention, plus de transferts de connaissance. Que nous allions dans le mur. Sur les 860 centres de vulgarisation qui existaient, 600 ont fermé ces dernières années ! Les agriculteurs sont seuls. Même l’accès au marché leur est devenu très difficile… Le monde rural a été l’un des grands laissés pour compte de la politique. Même abandon du côté de l’encadrement de l’usage des ressources naturelles. Alors qu’on disposait d’un bon maillage territorial de la mobilisation de l’eau, cette forme de régulation a laissé place au libre accès, à une utilisation sauvage. Et puis, la famille de Ben Ali commençait à s’accaparer des terres, via des sociétés étrangères. Dernièrement, 160 000 hectares ont ainsi été cédés à une société suisse, dans le sud, pour produire de la biomasse [3]. Or, comme on le sait, il n’y avait pas une seule transaction sans que la famille n’en soit partie prenante de manière directe ou indirecte".

Une situation d’injustice qui s’est creusée depuis 2008

"Ce n’est donc pas étonnant du tout que tout soit parti de Sidi Bouzid où il n’y a pas eu beaucoup de réalisations durant les vingt dernières années. Dans cette préfecture, jusqu’il y a deux ans, il n’y avait même pas un hôtel où dormir ! Dans les enquêtes participatives que j’y ai menées, le degré d’indigence des populations ressort fortement. Il y avait bien une politique de transferts financiers pour calmer le jeu, mais elle est distribuée via les canaux du parti gouvernemental… Localement, les membres du parti affamaient ainsi ceux qui n’étaient pas de leur clan : aucune subvention, aucune aide sociale, rien. D’ailleurs, même les chiffres officiels l’indiquent : alors que depuis 2005, il semblerait que la paupérisation générale baisse (officiellement), celle des travailleurs et exploitants agricoles augmente ». Et la crise de 2008 n’a fait que creuser l’écart : « On a privilégié les revendications des consommateurs urbains au détriments des producteurs agricoles. En maintenant des prix bas à la production, et en subventionnant des aliments comme le pain, on a créé une situation d’injustice. Ainsi, le secteur de l’élevage ovin a été sacrifié : alors que le prix des céréales ne cessait d’augmenter, le prix de la viande restait stable et les éleveurs ne recevaient aucune aide. Beaucoup ont abandonné l’élevage qui était le secteur traditionnel de Sidi Bouzid. »

"Aides familiaux"... pour désigner des chômeurs

Aujourd’hui, dit-il, « je vais moins m’autocensurer. Et si on m’en donne les moyens, je ferai plus de terrain. Jusque là, je ne parvenais pas toujours à disposer des autorisations et des prises en charge pour cela, notamment pour aller dans le sud. Et il y a moins d’un an, il nous a été difficile de présenter l’enquête que nous avons menée avec d’autres collègues au Kef, car le Gouverneur n’était pas d’accord avec nos résultats. »

Pour ce spécialiste des politiques agricoles et du développement rural, le chantier à ouvrir est clair : si on veut résoudre l’emploi, cela passe notamment par l’agriculture, qui représente encore 16% des emplois et 10 à 12% du PIB. Une part moindre, certes, que dans bien d’autres pays voisins, mais des chiffres auxquels il faut ajouter ce fait : dans le rural, toutes les familles tunisiennes sont propriétaires, même si ce n’est que de 3 ou 4 hectares. Ce qui a généré une explosion des exploitations : 516 000 aujourd’hui, alors qu’on n’en comptait que 360 000 en 1961. Or, tout le monde souhaite garder sa terre. D’autant que les mouvements pendulaires qui avaient lieu vers Tunis et les villes du littoral ne sont plus possibles, faute de travail. Les jeunes diplômés restent donc sur l’exploitation, les garçons surtout, car les filles parviennent à travailler dans le textile ou comme bonne… Ce qui fait que l’indicateur le plus fiable du taux de chômage, c’est le nombre d’ « aides familiaux ». Un poste qui ne veut rien dire, si ce n’est qu’il désigne ces jeunes sans emploi, restés sur l’exploitation, et qui vivent grâce à la solidarité de la famille.

Une cocotte-minute

Comment changer la donne ? Pour cela, il faut un minimum d’investissements publics et abandonner le modèle (ou l’absence de modèle) actuel. D’abord parce que, malgré le potentiel agricole, l’intensification atteint ses limites dans certaines régions au regard des ressources naturelles. Surtout, le choix opéré dans les années 90 s’est avéré catastrophique : « deux écoles en matière de schémas d’aménagement du territoire s’opposaient. L’une prônait un développement équilibré entre les régions pour freiner l’exode rural. C’est celui qui a été adopté en 1973. L’autre privilégie une focalisation sur les régions côtières, jugées plus rentables à court terme. C’est celle là qui, mise en minorité en 1973 et présentée de nouveau en 1993, par le même expert d’ailleurs, a été appliquée. Si vous y ajoutez le désengagement de l’Etat, la facture est lourde. La situation était encore tenable jusqu’en 2000. Depuis 2005, c’est une cocotte minute… »

Mais revenons à Tunis. Les citadins qui le peuvent ont stocké des denrées. Dans la plupart des quartiers, les boulangeries fonctionnent, le métro et les bus commencent à reprendre. Hier, Mohamed Elloumi exprimait une crainte, c’est "’que les jeunes soient spoliés, alors que c’est à eux que l’on doit tout ça. ». Et aujourd’hui ? "Maintenant que la composition du gouvernement a été annoncée avec une majorité de membres du RCD et de septuagénaires, mes craintes se confirment, malheureusement."

Propos recueillis par Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences, lundi 17 janvier 2011.


MAA - Algérie. Lundi 24 janvier 2011

« La société civile algérienne est en colère mais épuisée. Ses élites ont été décapitées. »

Un entretien mené le 24 janvier par Valérie Péan [4] avec le chercheur Omar Bessaoud

A l’heure où les médias français titrent sur la "contagion tunisienne" en Algérie, la Mission Agrobiosciencesa choisi de recueillir le point de vue de Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier dans le domaine des « Sociétés rurales et ingénierie du développement. Né à Tlemcen, travaillant régulièrement en Algérie où il est d’ailleurs membre du Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culture, il en connaît parfaitement les rouages économiques, culturels et politiques. A travers ses propos très libres, si l’on comprend qu’il y a certes un terreau commun à la Tunisie et à l’Algérie sur lequel lève la colère - corruption, autoritarisme, inégalités...-, on appréhende aussi le poids des différences. Où l’islamisme, la stratégie des Etats-Unis et les hydrocarbures dessinent un contexte singulier qui rend difficilement transposable telle quelle une révolution à la tunisienne.

Intervenu cet été à l’invitation de la Mission Agrobiosciences pour évoquer les fractures qui parcourent les pays du pourtour méditerranéen, Omar Bessaoud revient, ici, sur l’actualité tunisienne et algérienne. Un entretien dans le fil de celui que nous avons mené, le 17 janvier dernier, avec Mohamed Elloumi, pour éclairer les racines rurales de la révolution tunisienne (Pourquoi tout a commencé à Sidi Bouzid).

La Mission Agrobiosciences : A propos de la révolution tunisienne, on parle d’une "contagion" possible dans les autres pays du monde arabe, ce qui laisse entendre que les situations sont similaires et qu’Alger pourrait basculer à son tour. Quel est votre point de vue à ce propos ?

Omar Bessaoud : Il y a effectivement des points qui rassemblent la Tunisie, l’Algérie et même l’Egypte. J’ai le sentiment qu’ils connaissent une sorte de maturation de tous les problèmes résultant des politiques d’ajustement structurel imposées à ces pays par le FMI et la Banque Mondiale dans les années 80 et 90. Ils ont alors subis des réformes de leur système au regard de leur endettement et ont adopté les mêmes politiques libérales pour passer à l’économie de marché. Les conséquences sociales ont été très lourdes, avec un désengagement de l’Etat, un accroissement de la pauvreté et des inégalités. La répartition des richesses a été alors beaucoup plus favorable aux détenteurs de capitaux qui ont bénéficié du transfert d’actifs du secteur public démantelé. Même si les effets de la crise ont été plus limités en Algérie , il y a eu énormément de perte d’emplois, notamment dans l’industrie hors hydrocarbure. Celle-ci n’ occupe plus que 7% du PIB et 5% des emplois ! Quant aux entreprises agroalimentaires, qui se sont redéployées après la dissolution des entreprises publiques, c’est le secteur le plus actif mais il reste très fragile, car basé sur la transformation de produits importés.

De fait, c’est le secteur agricole et rural qui a été le premier touché par cette restructuration d’inspiration libérale... O.B : Oui, et ce en Algérie comme en Tunisie. Les inégalités territoriales se sont creusées, les réformes agraires ont été abandonnées au profit d’un modèle capitalistique tourné vers les exportations. On a redonné le pouvoir aux grands propriétaires et les premières victimes ont été les petits paysans qui ont alimenté l’exode vers les villes : ce sont ceux-là qui sont demandeurs de logements, d’emplois et qui, faute de réponse, manifestent violemment. Cela s’est encore aggravé à la fin des années 2000, avec la flambée du cours mondial des matières premières agricoles, suivie de la crise économique et financière. Les approvisionnements alimentaires ont été très perturbés et le pouvoir d’achat d’une bonne partie de la population s’est érodé. Dans un contexte de dérégulation, l’emprise des clans et des familles sur l’économie s’est renforcée et, tandis que la scolarisation et la démographie poursuivent leur dynamique, les débouchés disparaissent. La seule solution pour les jeunes consiste à partir ou à accepter des petits boulots.

"La société civile algérienne n’a que l’émeute pour s’exprimer"

D’ailleurs, les revendications de la société civile algérienne, notamment les jeunes, sont les mêmes qu’en Tunisie.

O.B : Ces pays connaissent un point de frustration énorme en raison de la corruption et d’un mode de gouvernance très centralisé et très autoritaire, en dépit des avancées qui ont eu lieu, en Algérie, après 1988 [5]. Dans ce pays, la colère est très forte et depuis longtemps. N’oublions pas que l’état d’urgence est déclaré depuis 1992, ce qui n’a pas empêché les révoltes sporadiques de se multiplier. Car l’absence de médiation par un syndicat et un parti constitué fait que la société civile n’a que l’émeute pour s’exprimer. Hormis celle de la volonté de changement, aucune revendication construite ne suit. Nous n’avons pas l’équivalent de l’UGTT : La centrale syndicale algérienne est complètement inféodée au pouvoir. Et le parti d’opposition, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) ne pèse pas lourd. C’est plus un mouvement culturel qui a joué un rôle - aux côtés d’autres forces nationales - dans la prise en charge de la reconnaissance de l’identité berbère. Les mouvements politiques constitués après 1988 ont apporté un soutien au virage libéral de l’Algérie et ont, de ce fait, été disqualifiés par les travailleurs et la jeunesse exclue de la vie économique : ces forces vives se sont retrouvées seules à réclamer un système économique autorisant un meilleur partage des richesses. Il y a aujourd’hui divergence entre les dynamiques des luttes sociales et économiques et les dynamiques de lutte à caractère politique.

La société civile algérienne est en colère, mais épuisée, aussi, dites-vous.

O.B : Oui. Epuisée moralement, physiquement et économiquement. Il y a là une grande différence avec la Tunisie. En Algérie, la "décennie noire" [6] a fait des milliers de morts. Les élites anciennes, intellectuelles et entrepreneuriales ont été décapitées par cette guerre qui leur a été menée pendant dix ans par les islamistes. Contraintes également par le pouvoir, elles ont dû s’exiler. D’autre part, la puissance de l’islamisme y est telle que l’armée et le pouvoir ont dû composer avec lui. Une alliance qui s’est traduite par ce qu’on a appelé la réconciliation nationale [7] menée par Bouteflika. Cela a à peu près fonctionné parce que progressivement, l’Algérie a toléré et même fait participer des fractions islamistes au pouvoir. Avec cette conséquence : par l’école, par les mosquées, par diverses associations, l’islamisme est devenu l’idéologie dominante, y compris parce qu’elle cristallise le rejet du pouvoir actuel, et la société est devenue conservatrice. Il règne un certain fatalisme, également : le paradis est ailleurs.

Alors, finalement, la stratégie de Bouteflika qui consiste à baisser le prix des denrées et à acheter des milliers de tonnes de blé, peut-elle suffire à "calmer les choses " ?

O.B : Oui et non. Dans un premier temps, cela a éteint le feu qui s’est allumé partout, début janvier, en raison des hausses du prix du sucre et de l’huile. Sur ce problème du pouvoir d’achat et de l’accès à l’alimentation, le pouvoir a effectivement une marge de manoeuvre. Mais là où il n’en a pas, c’est sur l’atteinte à la dignité des personnes. Ce qu’on appelle chez nous la "Hogra". Il n’en pas, non plus, sur la montée des inégalités, l’émergence d’une bourgeoisie parasitaire et ostentatoire, la corruption massive... Ce qui est le plus révoltant, c’est que le pays engrange 60 à 80 milliards de dollars par an de recettes liées aux hydrocarbures, et qu’il n’y a pas de croissance, pas de développement, pas d’emplois, pas de perspectives.

"C’est l’Egypte qui donnera le "la"

Dans cette région, du Maghreb au Proche-Orient, quels sont les pays qui risquent le plus de basculer ?

O.B : L’Algérie est le pays où il y a le plus de luttes et où le champ politique est encore à peu près ouvert, avec une presse assez vivante. Elle peut aller plus loin qu’elle ne l’a fait en 1988. Elle a cette capacité à modifier l’ordre des choses, mais cela ne prendra pas les mêmes formes qu’en Tunisie. Ce sont des coups de boutoir, des luttes au sommet, des facteurs internationaux qui peuvent se combiner à un moment donné pour modifier l’état des choses. Ainsi, les Etats-Unis ont une place importante : ces 20 dernières années, ils ont gagné une place économique en Algérie, et notamment dans le contrôle des hydrocarbures... Toute leur stratégie mondiale étant guidée par le contrôle des ressources énergétiques, ils ne verront pas du tout du même oeil une possible révolution algérienne ! Même chose en Egypte, où il s’agit de l’équilibre géopolitique de la région moyen-orientale.

Qu’en est-il de la situation égyptienne, justement. Peut-elle évoluer vers un soulèvement ?

O.B : Pour donner un avis personnel, j’ai toujours été attentif à l’évolution de la situation de ce pays, car quand l’Egypte bouge, le monde arabe change. Tant qu’elle ne bouge pas, je ne vois pas de bouleversement majeur dans la région. C’est elle qui donnera le "la". C’est vrai historiquement, ça l’est du point de vue des idées aussi. C’est la première à avoir basculé avec Sadate. Et c’est elle qui a tracé la matrice des politiques libérales. La société civile a envie de changement mais l’armée, le contexte international, le contrôle des hydrocarbures et le rôle des islamistes n’ont rien à gagner d’un changement révolutionnaire à la tunisienne... Ce qui est certain, en revanche, c’est que nous sommes entrés dans une nouvelle ère par rapport à la mondialisation, dont on ne peut plus être le chantre comme auparavant. Cela prendra peut-être du temps, mais j’ai la certitude que cela changera dans le court ou le moyen terme.


MAA - Méditerranée. 27 janvier 2011

De la Tunisie vers l’Egypte, la Jordanie ou la Syrie ? La perspective d’une « contagion » révèle le lien arabe mais ne saurait masquer les différences.

Un entretien original réalisé par Jean-Marie Guilloux [8] avec Pierre Blanc. Rédacteur en chef de « Confluences Méditerranée » et enseignant-chercheur en géopolitique.

« Contagion », voilà le mot clé répété de toutes parts à propos de la révolution tunisienne. Une idée qui révèle en partie notre vision d’un Monde Arabe qui serait uniforme. Interrogé « à chaud » par la Mission Agrobiosciences, le rédacteur en chef de la revue « Confluences Méditerranée », Pierre Blanc, relève effectivement la force du lien arabe, une grande connexion des populations par le biais médiatique et la force d’entraînement des réseaux sociaux ainsi qu’une similitude de difficultés. Mais l’idée univoque d’un effet de « contagion » de la révolution tunisienne à tout le Maghreb et au Proche Orient ne saurait masquer les différences d’un espace national à l’autre. Pierre Blanc nous propose ce nécessaire éclairage entre les raisons de la détestation mais aussi les arguments de légitimité des régimes en place, les différences d’impact de la question palestinienne, la disparité des liens de chacun avec les USA ou l’Europe… Un maillage complexe qui distingue les fils d’hypothétiques « contagions ». Au cœur de ce contexte en ébullition : la sécurité alimentaire. Si Pierre Blanc doute que ces régimes joueraient actuellement la sécurité alimentaire en échange de la perpétuation des dictatures - selon lui, ils continueront plutôt d’asséner « c’est nous ou le chaos politique » autrement dit l’islam politique -, il fait en revanche de la sécurité alimentaire une question déterminante pour d’éventuelles démocraties.

Mission Agrobiosciences. A propos de la révolution tunisienne, on parle d’une "contagion" possible dans les autres pays du monde arabe, ce qui laisse entendre que les situations sont similaires et que Le Caire pourrait basculer à son tour. Quel est votre point de vue à ce propos ?

Pierre Blanc. On est dans un moment très étonnant, peut-être historique : l’intellectuel libanais, Samir Kassir, avait pu parler de malheur du monde arabe pour souligner la profondeur de son sommeil dans la nuit de l’autoritarisme et de la corruption. Et puis, le désespoir exprimé par l’immolation de Mohamed Bouazzani est venu déclencher une trajectoire d’espoir dont on ne connaît ni l’issue, ni l’ampleur.

En tout cas, il est un fait que la contagion est bien à l’œuvre dans le monde arabe. Les manifestations mais aussi les immolations et les affrontements touchent pratiquement tous ces pays. Cette lame de fond souligne la grande connexion des populations arabes par le biais médiatique : le rôle d’Al-Jazira n’est plus à démontrer mais on découvre aussi la force d’entraînement des réseaux sociaux. En outre, il est indéniable que si cette connexion médiatique permet ce phénomène d’entraînement, celui-ci est lié également à la force du « lien arabe » qui continue d’exister en dépit des divisions – parfois très lourdes - qui traversent la région. Cependant, il importe surtout de souligner que si les populations de cette zone s’identifient au mouvement tunisien, c’est bien parce qu’elles subissent peu ou prou les mêmes difficultés : le chômage, la cherté de la vie, l’arbitraire policier et la clôture plus ou moins consacrée du champ politique.

Par rapport à l’Egypte, qui compte plus de 80 millions d’habitants, il est indéniable que les regards sont tournés vers elle parce que c’est un grand pays à l’aune régionale. Qu’observe-t-on en ce moment ? Des manifestations se produisent au Caire mais également dans les villes du delta, de Haute-Egypte et de la côte. Aussi, y a-t-il un réel contraste avec le quasi plébiscite du PND [Parti National Démocratique] de Moubarak aux dernières élections législatives d’il y a moins de deux mois…Le feu couve donc. Mais la situation de ce pays est somme toute différente de celle de la Tunisie. En particulier, l’armée semble très liée au parti au pouvoir, ce qui n’était pas le cas en Tunisie. Mais quand le peuple s’emballe, ces considérations peuvent vite être balayées. Ne perdons pas de vue que la corruption y est galopante, les inégalités profondes avec notamment une fonction publique paupérisée et une paysannerie souvent disqualifiée, les infrastructures manquent et le régime y est clairement policier.

Même si l’Egypte n’a plus le rôle central qu’elle avait dans le monde arabe, il ne fait aucun doute qu’une révolution, si elle s’y produit, aura des retombées encore plus lourdes sur la région, ne serait-ce que parce que c’est le géant régional.

Derrière ce terme de contagion… N’y a-t-il pas là l’idée, peut-être naïve, que le Monde arabe serait, sinon uniforme, mais en tout cas inscrit dans les mêmes réalités du Maghreb au Moyen-Orient ? Quelles sont selon-vous les grandes distinctions propres à chaque pays, que l’on retrouve dans le Maghreb, en Egypte, en Syrie ou encore en Jordanie ?

Puisqu’on parle de contagion, une chose est de se transmettre, une autre chose est de s’implanter massivement. Or, effectivement, la situation politique est différente d’un espace national à un autre, ce qui rend les opinions plus ou moins perméables. Il y a des régimes clairement honnis, c’était le cas de la Tunisie, c’est sans doute le cas de l’Algérie et de l’Egypte, tandis que pour d’autres – je pense au Maroc et à la Jordanie – la légitimité monarchique semble édulcorer quelque peu les oppositions. Mais même dans ces cas, on peut aussi se poser la question de savoir si cette légitimité est à ce point ancrée. Dans le cas de la Syrie, c’est encore différent : le président tient sa légitimité de sa promotion des « minoritaires » et des secteurs aisés du sunnisme, tous très inquiets de l’islam politique.

Si on prend du recul par rapport à l’ensemble de la région, on constate que le niveau de détestation des élites semble conditionné par la perception de la corruption, surtout dans un contexte de stagnation économique. Or, force est d’admettre que les pouvoirs n’affichent pas leurs forfaitures avec la même « transparence ». Par ailleurs, le niveau d’éducation semble jouer sur le degré de tolérance à cette corruption.

Quelles sont selon-vous les différences d’un point de vue géopolitique ?

En cette période où l’on a tendance à tout globaliser, il serait erroné de masquer les différences géopolitiques entre tous ces pays. Par exemple, la grande question arabe – à savoir la question palestinienne – n’affecte pas les pays du Machrek [9] avec la même acuité que ceux du Maghreb. Sur cette question, l’Egypte, la Syrie, le Liban et la Jordanie sont très liés aux évolutions du conflit, ce qui donne un poids réel aux militaires : l’Egypte parce que la Bande de Gaza – prison à ciel ouvert - jouxte son territoire, la Jordanie parce qu’elle compte 60 à 70% de Palestiniens, le Liban parce que ce pays fragile abrite des camps eux-mêmes instables et que le Hezbollah a mis le soutien aux Palestiniens en priorité dans son agenda, la Syrie parce qu’Israël occupe le Golan et qu’elle a fait du soutien aux Palestiniens un soutien plus rhétorique qu’effectif. Sur la question irakienne, le clivage est le même entre Machrek et Maghreb, pour des raisons de proximité géographique mais également parce que la composition de certains Etats du Machrek (Syrie et Liban) emprunte à la mosaïque irakienne, avec notamment la présence de Chiites aux côtés des Sunnites. Le système de relations est également un peu différent : quand l’Egypte regarde surtout vers les Etats-Unis avec ce que cela comporte comme incompréhension dans l’opinion publique, le Maghreb regarde davantage vers l’Europe.

Une autre différence entre les deux espaces réside dans la proximité géographique du Golfe qui irrigue davantage les économies du Machrek que celles du Maghreb mais qui concourt également plus à leur Wahhabisation, comme en Egypte où la prégnance de l’islam politique s’explique aussi par cette influence.

En ce qui concerne l’islam politique, agité comme la grande menace par les dirigeants actuels, là aussi la réalité est différente d’un pays à l’autre. Son influence est difficilement mesurable dans certains pays du silence – la Syrie et la Libye – où les islamistes sont clairement pourchassés. En Egypte, les frères musulmans n’ont pas de sièges au parlement parce qu’ils ont boycotté les dernières élections mais ils en avaient 85 dans la dernière assemblée et les salafistes sont bien implantés. Ailleurs (en Jordanie, au Liban, au Maroc, en Palestine jusqu’en 2007), ils sont plus ou moins intégrés dans le jeu politique, ce qui les conduit à devoir composer. Est-ce là la preuve que le meilleur service rendu aux islamistes est de les exclure ? En tout cas, il faut faire confiance aux sociétés civiles pour résister à leur influence.

Les événements Tunisiens peuvent-ils déjà influer pour pousser les politiques de développement en cours en Egypte, en Jordanie, en Syrie ?

Il est trop tôt pour le dire. Pour l’heure, les gouvernements tentent d’éteindre les incendies en procédant à des mesures conjoncturelles de subventionnement des produits de première nécessité. Au-delà de ces mesures, il est indéniable qu’il y a l’urgence d’un développement équilibré. La croissance est une réalité dans la plupart des pays – en tout cas avant la crise économique commencée en 2008 – mais elle est trop liée à l’économie pétrolière, y compris dans les pays qui ne produisent pas de pétrole mais qui profitent des retours des migrants et de l’investissement des pétrodollars. Il y a donc un besoin d’équilibrer le développement entre secteurs avec la nécessité de promouvoir les activités productives plutôt que l’économie de rente.

En outre, dans les trois pays que vous citez, il y a besoin d’un développement harmonieux entre catégories sociales mais également entre territoires. La révolution de Jasmin a montré la détermination des populations de certaines zones éloignées des dynamiques de développement, c’est-à-dire les régions les plus éloignées des littoraux. Or force est de constater que le mal-développement affecte toutes les régions intérieures en Egypte (la Haute-Egypte), en Jordanie (les régions méridionales et orientales) et en Syrie (la Djézireh). Mais c’est le cas dans tout le monde arabe. Dans la plupart des pays, du Maghreb au Machrek, le soutien à l’agriculture apparaît comme un vecteur indéniable de lutte contre les disparités territoriales.

La sécurité alimentaire n’est elle pas l’un des arguments clés des régimes en place pour repousser toute idée de démocratisation ?

On a pu parler effectivement de despotisme oriental pour les sociétés asiatiques où effectivement la force de l’Etat s’expliquait par le besoin d’une réponse d’ampleur, collective et coordonnée, aux problèmes posés par la nature, en particulier les problèmes hydriques. Je ne vois pas ce mécanisme à l’œuvre dans le monde arabe. Quant au fait que les pays arabes joueraient la sécurité alimentaire en échange de la perpétuation de la dictature, il est difficile de voir cela dans les discours publics. Plutôt que « c’est nous ou le chaos alimentaire », ce serait plutôt « c’est nous ou le chaos politique » autrement dit l’islam politique. Mais là encore, d’un pays à l’autre cet argument est plus ou moins utilisé.

La sécurité alimentaire restera-t-elle l’un des défis les plus difficiles à relever pour les éventuelles démocraties ? Elle pourrait aussi les faire tomber...

Il est clair que cette question est déterminante. L’insécurité alimentaire vient de la double caractéristique des pays arabes : ils sont très nettement importateurs de produits de base et les pauvres sont très nombreux. Des politiques de subvention aux produits de base cherchent à résoudre la question de l’accès pour les plus pauvres. Mais on voit bien que la réponse est partielle car quand les prix flambent, les populations les plus pauvres se portent sur les produits subventionnés et délaissent les autres au risque d’un déséquilibre alimentaire. Par ailleurs, avec la flambée des prix, ce sont les budgets publics qui en pâtissent.

Pour les pays arabes, le défi en termes de sécurité alimentaire est donc de faire reculer la pauvreté et d’accroître l’offre alimentaire. Il semble que sur ce dernier point, des marges de manœuvres existent encore mais plus ou moins importantes en fonction des pays arabes. Il est clair que le Maroc a plus de possibilité que la Jordanie. Dans l’ensemble quand même, le monde arabe manque d’eau et de terres.

En cas de démocratisation (hypothétique), quelles seraient les priorités pour relever ces défis agricoles au Moyen-Orient ? Avec qui ? Selon quels types de coopération ?

Les pays arabes ont mis la question agricole en priorité de leurs agendas dans les années 60 avec d’ambitieuses réformes foncières et de grands ouvrages hydrauliques. Puis dans les années 80, la plupart des pays de la région ont cherché à promouvoir un modèle libéral fondé sur les avantages comparatifs : on exporte ce qu’on sait faire de mieux à partir d’unités de production performantes et on cherche à traiter les autres – la grande majorité – par des accompagnements sociaux (dans le meilleur des cas) en espérant que la pompe aux emplois des autres secteurs se déclenche. Or, ce modèle n’a pas fonctionné. L’insécurité alimentaire n’a pas reculé, les ressources ne sont pas mieux utilisées, et l’agriculture de survie s’est étendue en l’absence de possibilités de sortie vers des les autres secteurs. On voit ainsi que la réponse en termes de développement agricole dépend du dynamisme des autres secteurs. Mais bien sûr, on ne peut pas tout attendre de cela parce que le « déversement démographique » n’est pas forcément réalisable à court terme, et il n’est pas souhaitable d’ailleurs, en tout cas pas dans des proportions qui pourraient accroître le déséquilibre territorial des pays arabes.

Pour ce qui est du développement agricole lui-même, il est évident qu’il faut remettre dans le jeu beaucoup d’exploitations disqualifiées, peut-être en leur reconnaissant d’autres missions que celle de produire mais également en leur facilitant l’accès aux financements dont elles sont encore trop souvent exclues.

Par ailleurs, dans une région qui manque d’eau et de terre, à défaut d’avoir une agriculture auto-suffisante, on peut rationnaliser encore l’usage des ressources. C’est une autre priorité : produire plus sans doute, mais produire mieux certainement.

La coopération dans le domaine scientifique et du développement rural est bien sûr à promouvoir. De même sur la question alimentaire, la gravité de la situation impose un devoir de solidarité du Nord, notamment sur la question de l’affectation de surfaces agricoles vers les biocarburants alors que la rive Sud manque de blé. Mais sans doute faut-il aller plus loin en pensant les politiques céréalières à l’échelle méditerranéenne.


[1] Spécialiste des politiques agricoles et du développement rural. Il a dirigé la rédaction de l’ouvrage Mondialisation et sociétés rurales en Méditerranée. Etats, société civile et stratégies des acteurs (2002, Edition Karthala). Dernièrement, il s’est encore intéressé à cette problématique en participant à la direction de l’ouvrage Développement rural, environnement et enjeux territoriaux. Regards croisés Oriental marocain et Sud-Est tunisien (Cérès. Éditions, Tunis, 2010)

[2] En 2008, dans le bassin minier de Gafsa, a lieu une série de manifestations et soulèvements contre la vie chère, le chômage et les conditions sociales. Des « troubles à l’ordre public » durement réprimés. 38 personnes sont alors jugées et ont été condamnées à des peines lourdes. Lors du procès, en décembre 2008, les avocats de la défense ont dénoncé une « parodie de justice ».

[3] Un accord a été effectivement conclu, en décembre dernier, entre le gouvernement tunisien et la société genevoise Global Wood Holding, portant sur 160 000 hectares dans la région de Tataouine, afin de planter des eucalyptus destinés à l’exportation de bois combustible ;

[4] Mission Agrobiosciences

[5] le 5 octobre 1988, dans un contexte de pénurie de produits de première nécessité, une série de manifestations se propage dans la plupart des grandes villes algériennes, visant notamment les locaux du FLN, les magasins d’Etat et les édifices publics. Il y aurait eu entre 169 à 500 morts parmi les manifestants, victimes des tirs de l’armée.Ces événements ont toutefois conduit le régime à instaurer le multipartisme.

[6] la décennie noire désigne la guerre qui a sévi en Algérie de 1992 à 2001 : attentats terroristes et massacres de la population civile par des groupes islamistes armés. Principale mouvance, le front Islamique du salut a été dissous en 2002.

[7] Le 29 septembre 2005, Abdelaziz Bouteflika proposait aux Algériens une « Charte pour la paix et la réconciliation nationale », censée parachever son projet politique entamé, en 1999, par « la loi sur la concorde civile ».

[8] Mission Agrobiosciences

[9] Le Maghreb désigne les pays du soleil couchant (Occident se dit maghrib en arabe) par opposition au Machrek, pays du soleil levant.


Publié sur OSI Bouaké le mercredi 2 février 2011

 

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