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Le pouvoir est de plus en plus savant

Entretien avec Luc Boltanski par Nicolas Duvoux


Mots-Clés / Conférence

La vie des idées - 4 janvier 2011

Le sociologue Luc Boltanski revient sur ses deux publications les plus récentes : Rendre la réalité inacceptable et De la critique. Après avoir situé ces ouvrages dans sa trajectoire intellectuelle, l’entretien procède à une explicitation des concepts centraux de De la critique puis évoque des pistes pour renouveler la critique à un moment historique qui est celui de l’apogée du capitalisme et de l’État mais aussi de leur crise et de la crise de leur relation.

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Cet entretien a été réalisé avec l’aide d’Arnaud Esquerre et de Jeanne Lazarus (membre du conseil de rédaction de La Vie des idées). La version écrite est la transcription de la conversation orale. Elle ne constitue pas un texte indépendant même si certaines précisions ont pu être apportées par rapport à l’entretien vidéo.

1/ Sociologie critique et sociologie de la critique


Entretien avec Luc Boltanski (1)
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La vie des idées : Luc Boltanski, vous êtes sociologue, directeur d’études à l’EHESS, bien connu pour avoir mené et participé à de nombreux travaux depuis plusieurs décennies. Cet entretien nous donne l’occasion de revenir sur deux ouvrages que vous avez publiés ces dernières années : Rendre la réalité inacceptable d’abord qui est un petit ouvrage dans lequel vous revenez sur la création des Actes de la recherche en sciences sociales. Ce livre a lui-même été publié à l’occasion de la republication d’un article coécrit avec Pierre Bourdieu qui s’intitule « La production de l’idéologie dominante ». L’autre ouvrage, De la critique, réélabore une série d’instruments, de concepts pour repenser l’articulation entre les deux périodes qui sont clairement identifiables dans votre parcours. Il y a eu d’abord une sociologie critique, où vous accompagnez le travail de l’équipe de Pierre Bourdieu, dont vous êtes une cheville ouvrière importante ; il y a ensuite la période de la sociologie de la critique marquée notamment par la création du GSPM, où vous avez réinventé de nouveaux instruments pour réfléchir sur la critique dans la société contemporaine. La première question, très simple, consiste à vous demander ce qu’à travers ces deux ouvrages, vous avez voulu marquer. S’agit-il d’un retour à une certaine sociologie critique ou d’une manière de faire le point sur un cheminement intellectuel qui a connu plusieurs périodes ? Comment percevez-vous ce geste de republication et de retour sur ces différentes époques de votre parcours ?

Luc Boltanski : Il y a plusieurs réponses à cette question. Une première réponse consisterait à reprendre la formule d’Albert Hirschman que j’aime beaucoup – j’aime beaucoup l’homme et l’oeuvre et la formule – qui est une « tendance à l’autosubversion ». Je crois que j’ai une tendance prononcée à la critique. À la critique en général, à la critique de mes proches et à l’autocritique, à l’autosubversion, et je déteste le dogmatisme. Je pense qu’il n’y a rien d’aussi contraire à une démarche scientifique ou simplement intellectuelle que le dogmatisme. Il est donc vrai que le tournant que nous avons pris, vers le milieu des années 1980, en formant un petit groupe dont certains membres avaient travaillé avec ou autour du groupe de Bourdieu, était un tournant anti-dogmatique et non pas un tournant politique. Il ne s’agissait pas, pour nous, de critiquer la critique. Cela a pourtant été souvent interprété dans ce sens. Je pense qu’une partie de l’hostilité qu’a occasionnée notre travail est venue de là. Certains nous ont pris à parti : « Ah, ils arrêtent la critique, ils sont contre la critique, ils ont retourné leur veste, ils sont passés au libéralisme, etc. » D’autres, au contraire, nous ont loués : « Ah, c’est super. Ils ont bien montré que la critique était finie, que l’on arrivait dans un âge post-critique, etc. ». Cela a été dit presque dans ces termes. Mais ces deux réactions étaient, l’une et l’autre, à côté de la plaque. Le problème, pour nous, c’était la sociologie. C’était de lutter contre ce qui devenait, après l’inventivité des années 1970, une sorte de dogmatisme, un genre de routine intellectuelle. Nous voulions rouvrir des problèmes théoriques de la sociologie qui, à mon avis, d’ailleurs, ne sont toujours pas résolus. Mais cela compte de mettre en lumière des problèmes, même si on ne parvient pas à les résoudre.

Les deux livres dont vous avez parlé ont un statut un peu différent. Le premier, Rendre la réalité inacceptable, je l’ai écrit, en fait, pour les jeunes, pour les étudiants, mais aussi pour des jeunes qui ne sont pas étudiants. On y reviendra peut-être plus tard. Je voulais leur donner une idée de ce qu’était la liberté de travail et d’invention et d’ironie – je crois beaucoup à l’ironie – des années qui ont suivi mai 68. J’ai voulu, par la même occasion, republier « la production de l’idéologie dominante » d’abord parce que je m’étais beaucoup amusé à participer à la confection de ce long article. J’avais fait, notamment, le « Dictionnaire des idées reçues » de l’époque, ce qui était une tâche assez jubilatoire. Mais il me semblait aussi utile que cet article soit republié, à la fois d’un point de vue historique et pour éclairer l’ère politique dans laquelle nous sommes actuellement. Les textes analysés – ceux de Giscard, de Poniatowski, ou d’économistes de ce temps, etc. – se situent à la frontière entre deux orientations. Entre, d’un côté, ce qu’on appelait à l’époque la « technocratie » encore fortement étatiste, encore fortement liée à l’idée de plan, de rationalité, d’industrialisation, etc. et, de l’autre, la mise en place de ce qui allait devenir vingt ou trente ans plus tard le cœur de ce que l’on appelle – j’emploie des gros mots pour aller vite – les formes néo-libérales de gouvernance. Il est très éclairant de revenir au milieu des années 1970 si on veut faire l’archéologie de l’univers politique sarkozien – qui a considérablement développé les mesures néo-libérales tout en les habillant, parfois, de rhétorique dite « républicaine ». Et puis, à titre personnel, je souhaitais aussi clarifier – peut-être parce que je vieillis et que je ne veux pas emmener de vieilles et vaines querelles devant Saint-Pierre –, ce qu’avaient été mes relations avec Bourdieu, qui avaient été des relations très proches, bien sûr asymétriques parce que j’étais son étudiant, mais aussi de réelle amitié, je pense des deux côtés.

De la critique, c’est un peu différent. C’est un livre théorique. C’est la première fois que j’écris un livre théorique qui ne soit pas accroché à un travail d’enquête. C’est un peu la théorie sous-jacente au Nouvel Esprit du Capitalisme. J’ai cherché à construire un cadre qui permette d’intégrer des éléments se rattachant plutôt à la sociologie critique et des éléments se rapportant plutôt à la sociologie de la critique. Si vous voulez, on pourrait dire que c’est poppérien. Je relisais ce week-end des textes de Popper pour un livre que j’écris en ce moment. Je suis loin d’être poppérien sur tous les plans, mais je suis tout à fait d’accord avec l’idée que le travail scientifique consiste à établir des modèles qui partent d’un point de vue tout en sachant que ce point de vue est local. L’important est donc de ne pas chercher à étendre ce point de vue local pour l’appliquer à tout, ce qui est une des sources du dogmatisme. Mais on peut chercher à construire des cadres plus larges dans lesquels le modèle établi précédemment reste valable, à condition que son aire de validité soit spécifiée. Pour dire vite, ce qui nous inquiétait le plus dans ce qu’était devenue la sociologie bourdieusienne, c’était l’asymétrie fantastique entre, d’un côté, le grand chercheur clairvoyant et, de l’autre, l’acteur plongé dans l’illusion. Le chercheur éclairant l’acteur. Rancière a fait les mêmes critiques.

La vie des idées : Oui, dans Le philosophe et ses pauvres que vous mentionnez. Il y a cette asymétrie et puis pour rentrer directement dans ce débat entre sociologie critique et sociologie de la critique, il y a aussi un aspect sur lequel vous revenez dans De la critique. Au fond, quand on a une théorie de la domination qui englobe tout, on ne peut plus voir la domination nulle part. Quand la domination est partout, elle n’est nulle part. Pourriez-vous revenir sur ce geste de discernement des lieux où s’exerce effectivement une domination ? On a interprété le passage à la sociologie de la critique comme un abandon de la problématique de la domination alors qu’il semble, en lisant De la critique que c’est autre chose qui se joue.

Luc Boltanski : Je pense que c’est très lié à un autre problème qui est au cœur de la sociologie et auquel Bourdieu était très sensible, qu’il a cherché à résoudre sans, à mon sens, vraiment y parvenir. C’est un problème qui d’ailleurs n’a pas encore de solution vraiment satisfaisante. Il est, en gros, le suivant. Vous pouvez aborder la réalité sociale depuis deux perspectives. Vous pouvez prendre le point de vue d’un nouvel arrivant dans le monde auquel vous allez décrire ce qu’est cette réalité. Cela suppose un point de vue surplombant, une histoire narrative, la référence à des entités larges, à des collectifs, qu’ils soient ou non juridiquement définis : des États, des classes sociales, des organisations, etc. Certains diront la référence à des structures. Une perspective de ce type va mettre en lumière plutôt la stabilité de la réalité sociale, la perpétuation des asymétries qu’elle contient – dans le langage de Bourdieu –, la reproduction, et la grande difficulté pour les agents de modifier leur destin social ou, plus encore, de transformer les structures. Mais vous pouvez prendre aussi une autre perspective, c’est-à-dire adopter le point de vue de quelqu’un – ce que l’on appelle en sociologie un acteur – qui agit dans le monde, qui est plongé dans des situations – personne n’agit dans des structures, tout le monde agit dans des situations déterminées. Et là, vous ne serez plus en présence d’agents qui subissent, en quelque sorte passivement, la réalité, mais face à des acteurs, c’est-à-dire des personnes inventives, qui calculent, qui ont des intuitions, qui trompent, qui sont sincères, qui ont des compétences et qui réalisent des actions susceptibles de modifier la réalité environnante. Personne, à mon sens, n’a trouvé de solution vraiment convaincante pour conjuguer ces deux approches. Or elles sont l’une et l’autre nécessaires pour donner sens à la vie sociale. On peut essayer de formuler ce problème dans les termes de la relation entre structuralisme et phénoménologie. J’ai essayé d’articuler ces deux approches dans La condition fœtale à partir de la question de l’engendrement et de l’avortement. Je ne sais pas si c’était très satisfaisant. Bourdieu a essayé de conjuguer les deux approches. Avant de découvrir les sciences sociales, il voulait se consacrer à la phénoménologie. Cette articulation prend appui, dans son cas, sur la théorie de l’habitus, par rapport à laquelle j’ai pas mal de réticences théoriques. C’est une théorie qui dérive, pour une large part, de l’anthropologie culturaliste, telle que l’ont mise en forme des anthropologues comme Ruth Benedict, Ralf Linton ou Margaret Mead. J’ai relu récemment Patterns of Culture de Ruth Benedict et c’est assez étrange, aujourd’hui, de voir la façon dont elle utilise des catégories dérivées de Nietzsche et même de Spengler. L’idée centrale est que l’on peut identifier des cultures qui ont des traits spécifiques – un caractère, si vous voulez – et que ce caractère se retrouverait dans les dispositions psychologiques – dans le caractère – des personnes qui sont plongées dans ces cultures. C’est une construction plutôt bizarre et ça entraîne une circularité qui fait que si vous connaissez les attaches culturelles – définies par le sociologue et par la statistique – des acteurs, vous connaissez leurs dispositions et vous savez à l’avance la façon dont ces acteurs vont réagir dans n’importe quelle situation. C’est donc contre ce modèle que nous avons pris position. Mais nous voulions aussi éviter de prendre appui sur un autre modèle, construit en opposition au modèle culturaliste, qui sans passer par la phénoménologie et en prenant les moyens de l’économie néo-classique, ne connaît que des individus. Dans ce modèle poppérien, connu aujourd’hui sous le nom d’individualisme méthodologique, il n’y a que des individus qui ont chacun leurs motifs et leurs choix, et c’est de l’agrégation qui s’opère, on ne sait pas trop comment, entre ces motifs différents, que dérive la causalité historique, qu’il s’agisse de la micro histoire des situations ou de la grande histoire, qu’elle soit économique ou politique. Dans ce modèle, qui ne connaît que des individus, il est exclu de conférer une intentionnalité à des entités qui ne soient pas des êtres individuels, ce qui paraît raisonnable a priori. On ne peut pas mettre des groupes sociaux – groupes politiques ou classes sociales, par exemple – en position de sujets de verbes d’action. Mais, à mon sens, un des problèmes que pose ce modèle, c’est qu’il ne rend pas compte du fait que la référence à des entités d’ordre macro sociologiques, n’est pas seulement le fait des sociologues ou des historiens mais de tout le monde. Les acteurs ne peuvent pas confectionner du social sans inventer des institutions, des entités collectives, etc. dont ils savent, d’une certaine façon, qu’il s’agit de fictions mais dont ils ont pourtant besoin pour donner sens à ce qui se passe, c’est-à-dire à l’histoire.

Notre façon d’aborder la question de l’action a pris un tour hyper-empiriste. Nous nous sommes inspirés des courants pragmatistes anglo-saxons. Dans le travail commun avec Bourdieu, ces courants étaient loin d’être ignorés. Nous avions, par exemple, lu Austin, et nombre d’auteurs se rattachant à la philosophie analytique. Nous connaissions aussi très bien l’interactionnisme et l’œuvre de Goffman. C’est d’ailleurs Bourdieu qui, le premier, a fait traduire Goffman et l’a introduit en France. Mais, par rapport à ce qui se faisait dans le groupe de Bourdieu, nous avons radicalisé ce genre d’approche. Notre intention était de développer une sociologie empirique de la critique. Nous avons, à cet effet, pris comme principal objet des disputes, car c’est au cours des disputes que les acteurs mettent en œuvre leurs capacités critiques. Nous voulions faire un travail de terrain le plus précis possible sur les disputes, en les abordant sous contrainte d’incertitude. C’est-à-dire en considérant – et nous étions très influencés, en cela, par le travail que faisait à l’époque Bruno Latour et l’anthropologie des sciences, tous les arguments développés dans le cours des disputes, de façon symétrique. Pour la nouvelle anthropologie des sciences, il ne fallait pas, par exemple, étudier la crise pastorienne en considérant que Pasteur avait raison et que ses adversaires avaient tort, mais en faisant comme si on était en présence de théories concurrentes, auxquelles il convenait de donner leurs chances au niveau de la description, au lieu de prendre, rétrospectivement, la position de la théorie qui l’avait emporté. Nous adoptions la même démarche pour aborder les disputes sur lesquelles portait notre travail de terrain. On prenait de grandes affaires ou de petites disputes dans un bureau ou une entreprise en examinant de près les capacités critiques des acteurs, avec comme ambition de reconstruire une théorie critique, un peu comme chez Dewey, à partir de l’expérience critique des acteurs eux-mêmes.

La vie des idées : On reviendra sur cette question de l’incertitude qui est vraiment au centre de De la critique puisque la réflexion sur les institutions est corrélée à cette notion d’incertitude. Avant, pour comprendre ce qui se joue dans le trajet historique dont les différentes étapes de votre réflexion sont les marqueurs, il y a une structure sociale que vous avez évoquée et qui joue un rôle particulier dans ces deux ouvrages, c’est la structure de la classe sociale. Au fond, une grande partie de votre réflexion sur le développement historique des dernières décennies a été de dire : on a assisté à un affaissement, une quasi-disparition, de ces entités qui étaient pourtant, il y a trente ans, considérées comme quasi-naturelles. Cela a un impact politique, y compris par rapport à la façon dont l’idéologie se fait mais aussi par rapport à la façon dont la sociologie elle-même se fait. Vous dites dans De la critique que le tournant vers la sociologie de la critique et le retour, je ne sais pas s’il faut parler de retour d’ailleurs, cette recherche de réarticulation, est tout à fait corrélée à la présence ou à l’absence des classes sociales dans le monde social autour de vous. Est-ce que finalement on en reste à ce constat d’une quasi-disparition des classes sociales en tant qu’entité structurante et adossée à l’État, ou est-ce que vous voyez une réviviscence de formes sur lesquelles les acteurs pourraient s’accrocher pour sortir un peu de leur stricte individualité ?

Luc Boltanski : Je voudrais juste indiquer quelque chose, c’est que la logique de la recherche scientifique n’est pas la logique de la politique. Au milieu des années 1980, ce n’est pas tellement qu’on ne croyait plus que les classes sociales avaient une pertinence, c’est que ce n’était plus très intéressant à explorer. Quand des auteurs ont traité à fond un problème – c’est pareil pour la littérature romanesque –, il faut déplacer l’objet d’intérêt. Pour prendre un exemple complètement différent, après Bataille, ce n’est plus très intéressant d’écrire de la littérature érotique, il est allé aux limites de ce qu’on peut faire. Il faut déplacer l’attention vers d’autres objets. Et bien, dans le cas de la recherche, c’est pareil. J’ai eu le sentiment, notamment après la publication de La distinction, que l’analyse des classes sociales en prenant appui sur le concept d’habitus, n’était plus un terrain où ma génération découvrirait des choses nouvelles, où elle pourrait innover. Je me rappelle que le traducteur des Cadres en anglais m’a dit qu’il avait un problème pour traduire « habitus ». Je lui ai dit, pas de problèmes mon vieux, il n’y a pas « habitus » dans Les cadres. Il fallait adopter d’autres approches, s’intéresser à autre chose. Les cadres est bien un livre sur la formation des classes sociales, mais qui les aborde sous le rapport de leur genèse politique. Je dois ajouter que l’on a opéré ce tournant dans une période historique qui était celle de l’arrivée des socialistes au pouvoir, avec l’élection de Mitterrand. Au fond, très naïvement, on a pensé qu’un certain nombre de choses étaient acquises sur le plan politique et que, du même coup, on était libéré de la tâche fatigante d’avoir à répéter sans arrêt qu’il y avait des capitalistes, qu’il y avait des inégalités, qu’il y avait de la domination, etc. C’était, pour la gauche, une période plutôt optimiste, même si on peut penser, après coup, qu’on s’était plutôt trompés.

Pour revenir à « classes sociales », c’est, comme vous le savez, un concept extrêmement compliqué parce que d’un côté, c’est un concept critique, c’est-à-dire orienté vers un horizon normatif qui est celui de la disparition des classes sociales. Envisagé sous ce rapport, la description des classes sociales exploitées ou dominées est surtout négative. D’un autre côté, c’est un concept positif destiné à armer des luttes, parce que si vous décrivez des gens de manière uniquement négative, vous ne pouvez pas les armer pour la lutte. C’est quelque chose que le parti communiste avait beaucoup pratiqué : il faut montrer à quel point le prolétariat est pauvre, malheureux, opprimé. Mais il faut également montrer qu’il est courageux et résistant, qu’il a des valeurs qui lui sont propres et qui sont au principe de sa dignité. Et puis, il s’est passé quelque chose en France de particulier, qui ne s’est pas passé en Grande-Bretagne au même degré ni aux États-Unis. Après le Front populaire, en 1936, et après l’établissement de l’État-providence, dans les années d’après-guerre, s’est mis en place un régime politique qui a essayé d’intégrer les classes sociales à la représentation de l’ordre politique, de les officialiser, de leur donner un rôle dans la construction du collectif politique. Alors que jusque-là, en France, le collectif était conçu de façon, disons, rousseauiste, en tant qu’il était composé de « purs » citoyens, définis sans tenir compte de leurs propriétés et de leurs intérêts, comme des « hommes sans qualités », si vous voulez. Cela s’est opéré un peu à l’image du corporatisme, mais tout en conservant la dimension critique des classes sociales et aussi, au moins pour une part, leur caractère antagoniste. Du même coup, la référence aux classes sociales a pris une dimension complexe. Il s’agissait, à la fois, d’une notion critique et d’un concept servant à décrire les institutions de l’État-providence. Les classes sociales étaient aussi intégrées dans les catégories mentales des acteurs. Au début des années 1980, avec Laurent Thévenot, nous avions fait une étude qui s’appelait – c’était paru en anglais –, « Comment se retrouver dans le monde social… » [1]. On avait procédé au moyen d’exercices, quasiment de jeux, réalisés par des groupes. On avait montré comment les catégories socio-professionnelles de l’INSEE, qui avaient été inventées à la suite de 1936 et de la mise en place de l’État-providence, avaient une correspondance dans les catégories cognitives des acteurs. C’étaient des instruments utilisés aussi bien pour définir sa propre identité que pour identifier les autres. Si vous prenez le cinéma des années 1970, le cinéma de Claude Sautet par exemple, c’est du Bourdieu soft d’une certaine façon : vous avez des milieux, des gens qui ont un caractère parce qu’ils appartiennent à un milieu, à une classe sociale, etc. Et ce qui s’est passé dans la sociologie, dans les années 1980, ça a été de dire, on va s’occuper d’autre chose, ça c’est acquis. Ce n’est pas que c’est faux mais on va chercher à comprendre plus loin, comment les gens construisent ces catégories, comment ils en ont d’autres, en s’intéressant particulièrement au phénomène de désajustement qui commençait à casser la cohérence des classes sociales telles qu’elle avaient été institutionnellement mise en place par la relation entre le marché du travail, le système de classification, le monde scolaire, les classifications de l’INSEE via les conventions collectives, etc.

Mais, ce faisant, on a été peu attentif aux profondes transformations qui affectaient le monde social. Il s’est produit alors un autre phénomène, lié à l’évolution du capitalisme et aux évolutions politiques, qui a été un processus de démantèlement à la fois de la force critique enfermée dans la notion de classe sociale et de sa dimension institutionnelle, comme outil pour comprendre le monde politique. Pour dire les choses de façon un peu drue, ce que j’avais étudié dans Les cadres, sans le savoir, c’était la mise en place dans les années 1950 d’une frontière très nette entre, d’un côté, le mouvement ouvrier et le monde ouvrier, et, de l’autre, tout le reste. C’est là que la frontière était durcie. Le reste, on allait l’appeler les cadres en mettant ensemble des ouvriers devenus contremaîtres autodidactes, des grands patrons polytechniciens qui étaient devenus salariés dans l’entreprise et, en parvenant à rendre réel d’une certaine façon cet assemblage où personne n’avait le même habitus, composé de gens qui savaient à la fois qu’ils appartenaient à une même entité mais qui étaient incapables de décrire cette entité. Et c’était, à l’époque, politiquement nécessaire et économiquement nécessaire. Je dirais qu’après, dans les années 1980 et encore plus après 1989, après l’effondrement des partis communistes et de la menace que représentaient les pays socialistes pendant la guerre froide, cette frontière s’est défaite. J’aurais vu au cours de ma vie la montée en puissance de la catégorie cadre et son effondrement. Cette catégorie n’a plus semblé du tout nécessaire. « Ouvrier » a été remplacée par « opérateur ». Maintenant, il y a des opérateurs et des « responsables » ou des chefs de projet, des managers. À mon avis, un des phénomènes qui se passe actuellement, c’est la mise en place d’une nouvelle coupure qui n’est pas instituée et qui est une coupure séparant, d’un côté, les « responsables » et pour dire vite, les riches, la partie haute de la société, et, de l’autre, tout le reste. Cela parce qu’on a plus besoin d’endiguer la classe ouvrière qui a perdu, qui n’est plus considérée comme une menace et, en quelque sorte, s’est défaite.

La Vie des idées : Il n’y a plus de force critique qui aurait besoin d’être intégrée à un discours.

Luc Boltanski : Non. Peut-être que cela reviendra. Mais disons que, dans les années 1930, tout le monde croit aux classes sociales : les catholiques sociaux, les corporatistes, ceux qui vont devenir de fascistes, les socialistes, les communistes, etc. À part les libéraux, tout le monde croît que quelque chose comme les classes sociales existe et qu’il est nécessaire de les penser et de les intégrer dans l’État. Et tout le monde croit à l’État, très fortement. C’est la problématique qui va dominer la période qui va des années 1930 à 1970 encore. La période qui suit immédiatement mai 1968, c’est vraiment la période de l’apogée de l’État-providence. Cela avant que Giscard, qui était un grand politique quand même (j’ai beaucoup d’admiration pour Giscard, même si je suis bien sûr en désaccord avec la plupart des mesures qu’il a prise), entreprenne de déplacer la question sociale et d’ouvrir la possibilité d’un affaiblissement des syndicats puis d’un arrêt, voir d’un démantèlement, de l’État providence.

La Vie des idées : Notamment en promouvant, vous montrez que c’est l’envers de ce déclin des classes, la collectivisation des questions du genre et des questions sociétales qui viennent prendre la place.

Luc Boltanski : Tout à fait. Et il a eu raison de le faire contre les gaullistes moralistes. S’agissant des classes sociales, on arrive alors, en sociologie, à une situation assez bizarre, qui, sous certains rapports, va faire converger des positions substantialistes, qui étaient parfois celles de Bourdieu, et des positions adoptées ensuite par quelqu’un comme Rosanvallon, quand il a entrepris d’expliquer que les classes n’existaient pas ou, plutôt, n’existaient plus. À l’époque où j’écrivais Les cadres, il arrivait que Bourdieu, qui avait pourtant, je crois, beaucoup d’estime pour ce travail, me dise que, au fond, les cadres n’existaient pas, au moins en tant que classe, puisque, du fait de son hétérogénéité, la catégorie rassemblaient des agents dotés d’habitus différents. Et puis, quelques années plus tard, Rosanvallon faisant référence à nos travaux concernant les catégories sociales – mes travaux, ceux de Desrosières et ceux de Thévenot, par exemple –, a cru bon d’écrire que ces travaux avaient bien montré que les classes sociales n’existaient pas, qu’il s’agissait, en quelque sorte, d’artefacts. C’était vraiment une incompréhension de notre travail. Ce que nous avions entrepris visait à préciser ce qu’on peut appeler l’ontologie des êtres collectifs. Nous voulions analyser le mode d’existence de ces « êtres inexistants » – comme disent les logiciens –, que sont les entités collectives. Elles n’existent pas à la manière des êtres individuels, substantiels, mais elles existent diablement – si je puis dire –, bien que sous d’autres modalités d’existence. Le substantialisme, qui, dans les années 1970, avait été souvent invoqué pour défendre l’existence des classes, a servi ensuite à en argumenter l’inexistence. Donc, une espèce de nouveau « cela va de soi » s’est mis en place dans les années 1980-1990. Il avait pour base l’idée que l’on n’est plus dans une société de classe. On est dans une société de grande classe moyenne avec une petite frange d’exclus qu’il faut aider, par la charité, et puis une petite frange de gens tout à fait en haut, de gens très riches, trop riches, qui devraient être plus soucieux du bien commun, du « vivre ensemble », etc. bref, plus moraux, et qu’il faut essayer de moraliser. C’était le début de cette société morale dans laquelle nous sommes encore. Je n’ai rien contre la morale. J’ai appelé notre groupe le Groupe de Sociologie Politique et Morale en référence à Hirschman, mais je n’aime pas le moralisme.

2/ De la critique : Les concepts centraux


Entretien avec Luc Boltanski (2)
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La Vie des idées : Dans ces allers-retours entre société et sciences sociales, vous décrivez à différents moments une très forte ambivalence entre ce qui est produit dans le champ circonscrit des sciences sociales et ce qui se passe dans la société en général. Giddens parle d’une double herméneutique des sciences sociales qui iraient au monde pour ensuite revenir vers le travail scientifique. Vous soulignez la grande ambivalence de la pénétration croissante des sciences sociales dans la société en montrant qu’à la fois, elle nourrit les acteurs, la critique des acteurs, qu’elle participe de leur capacité à développer un discours critique. On a cependant le sentiment, en vous lisant, que cette pénétration n’a pas que des effets positifs. La présence des sociologues, des économistes dans tout un tas d’institutions a, au fond, une portée plus critiquable que cette simple façon de donner des armes à la critique.

Luc Boltanski : Oui. La position du sociologue par rapport à son objet, c’est un thème bien connu. Elle est assez étrange parce que le sociologue participe de son objet. Il est lui-même situé dans le monde qu’il décrit. Cela a été largement développé par l’école de Francfort et cela conduit parfois à l’idée que le sociologue devait faire son auto-analyse ou une sorte de psychanalyse sociale pour voir ce qui, en lui, et dans sa perspective, serait le reflet de sa condition sociale et l’empêcherait d’être objectif. Bien que le problème soit réel, je ne suis pas très convaincu par ce genre de démarche, au fond psychologisante. Le problème est un problème de distance et de constitution d’une extériorité. L’historien a une extériorité par rapport à son objet qui est liée à la distance temporelle. S’il veut décrire la société française à Paris au milieu du XVIIIe siècle, il le fait depuis un point de vue qui est marqué par la distance qui le sépare de cet objet. L’anthropologue, au moins dans sa conception classique, avait une distance géographique à son objet. Quant au sociologue, à mon sens, il doit nécessairement, pour faire une sociologie « intéressante », constituer, par une expérience de pensée, quelque chose comme une distance par rapport au monde qu’il décrit. Qu’est-ce que ça va être dans son cas que de mettre en place une distance ? Ca va être de traiter le monde qu’il décrit comme s’il pouvait être autre qu’il n’est. Cela va consister à lui retirer cette part de nécessité et de naturalité que précisément les politiques et plus spécialement les politiques au pouvoir cherchent à lui donner. Du même coup, cela va l’amener à quelque chose comme un regard critique parce que la base du regard critique, c’est un acte de dénaturalisation au sens ordinaire du « c’est naturel ». Considérer que l’état du monde social pourrait être autrement qu’il n’est, c’est une exigence méthodologique. Ce n’est pas, au départ, un point de vue normatif. Ensuite la sociologie peut, quand elle veut être critique (j’essaie de raconter cela dans la première partie de mon livre De la critique), accrocher des exigences de description avec un point de vue normatif, ce qui demande des compromis et des constructions toujours plus ou moins bancales, difficiles en tout cas à mettre en place. Mais le fait que ces accrochages entre description et normativité soient toujours plus ou moins problématiques ne les disqualifient pas pour autant. C’est une des particularités et un des intérêts de la sociologie d’avoir toujours été une science théorique et appliquée en même temps, d’avoir largement été une science critique, qui porte un jugement sur la société dans laquelle le sociologue se trouve et qu’il décrit.

Vous avez une autre façon de faire de la sociologie qui va consister à se spécialiser très jeune dans un certain domaine et à être intégré aux appareils et instruments de gestion de ce domaine et c’est ce que l’on va décrire comme l’expert ou l’expertise. Du même coup, ce qui va être problématisé, ce seront de toutes petites parties du social, pas du tout le cadre général, et les problèmes qui se posent à ceux qui ont à gérer cette partie du social vont devenir largement la problématisation du sociologue. Or je pense qu’il y a une différence énorme entre les problèmes des décideurs et une problématique, c’est presque l’inverse.

La Vie des idées : Quand en fait vous définissez la sociologie intéressante, vous excluez une partie très importante de la production sociologique contemporaine qui, au fond, rencontre cette demande sociale et participe de ce point de vue à alimenter la réalité, la réalité de la réalité, à façonner une mise en forme du monde qui corresponde au pouvoir ou aux exigences du pouvoir. Peut-être pour clarifier un peu les choses parce qu’on le prend à partir de ce fil très marginal de la participation des scientifiques à cette élaboration, pouvez-vous dire ce que vous entendez par la distinction que vous faites entre réalité et monde ?

Luc Boltanski : D’abord, je voudrais prendre quelques exemples. Le problème est compliqué parce que la sociologie peut effectivement fournir des schèmes de totalisation qui aident les acteurs. Le problème des acteurs, ce n’est pas qu’ils sont dans l’illusion, c’est qu’ils sont réalistes et qu’ils n’ont accès qu’à une toute petite part de la réalité. Donc, si vous leur fournissez des outils de totalisation, cela les aide à construire quelque chose comme un contexte dans lequel ils vont se situer. En même temps, le travail de la sociologie peut donner lieu à d’autres genres d’utilisation et le sociologue doit y être attentif. Il y a un usage possible, qu’il ne faut pas ignorer, et qui est simplement que le travail réalisé par le sociologue soit utilisé, et détourné, comme s’il s’agissait d’un rapport d’informateur. Le sociologue, particulièrement si son enquête porte sur des domaines dits « sensibles », doit donc être attentif à l’usage qui peut être fait des informations qu’il recueille. Ce sont des problèmes assez proches de ceux des journalistes. Par certains côtés, l’enquête sociologique, surtout l’enquête de micro-sociologie, a des points communs avec une enquête des renseignements généraux, à cette différence essentielle que ses buts ne sont pas les mêmes. Et puis vous avez un troisième point, sur lequel on pourra revenir, qui est celui de la conception globale de ce qu’on appelle la gouvernance, après Foucault. J’ai le sentiment que l’on a assisté, au cours des dernières décennies, à un perfectionnement extraordinaire de l’intelligence des gouvernants, de l’intelligence de la gouvernance. Comme si les gouvernants, ou ceux qui les conseillent, avaient assimilé une part de ce qui a été fait dans les sciences sociales depuis trente ans, et, notamment, des éléments venus de la réflexion critique. C’est-à-dire, par exemple, de la pensée de Foucault ; des éléments de la pensée de Deleuze ; des éléments du travail de Latour ; peut-être même de nos recherches. Avec la crise de l’Université, de bons esprits, bien formés, se sont éloignés du monde universitaire pour aller vers l’administration publique ou la gestion des grandes firmes, et vers les cabinets ou les fondations qui inspirent les stratégies politiques. Je ne sais pas ce qu’il faut en dire, c’est peut-être inévitable, mais je pense qu’il est important de le savoir.

La Vie des idées : Vous insistez dans De la critique sur une notion absolument centrale, celle d’institution, en lui donnant une définition sémantique un peu particulière et ensuite en lui donnant un rôle de réduction d’incertitude. En quoi consiste cette incertitude que les institutions s’emploient, peut-être de manière indépassable, à réduire ? Comment décrivez-vous cette incertitude sur laquelle les institutions vont agir et chercher à mettre de l’ordre ?

Luc Bolstanski : Je vais un petit peu cadrer le problème que je me suis posé dans la partie centrale de De la critique. Il y a deux choses. Ce livre vise d’abord à construire – comme je l’ai dit –, un cadre théorique qui permette d’intégrer différents modèles de sociologie se présentant comme plus ou moins incompatibles. C’est un travail de pacification, si vous voulez. Et puis j’avais une autre intention, qui n’est pas explicitement formulée dans le livre, parce que j’avais conscience d’être loin d’y parvenir (je ne le serai peut-être jamais), qui était de contribuer à l’élaboration d’une pensée libertaire un peu solide. Ce que je vais dire est, en quelque sorte, off the record, car j’aurais du mal à le fonder sociologiquement. Je pense, comme beaucoup de gens, que nous sommes dans une situation un peu comparable à celle des premières Lumières, telles que les décrit Jonathan Israël dans Radical Enlightenment, celles du milieu du XVIIe, qui sont 150 ans avant la Révolution française, à un moment où l’absolutisme est à son apogée, et qui cherchent à dessiner les contours d’un monde libéral. Dans la situation où nous sommes aujourd’hui, le capitalisme est à son apogée et l’État-nation est à son apogée. Et pourtant, le capitalisme est en crise et la forme État, sous différents aspects, semble également en crise, notamment parce que la relation entre le capitalisme et l’État semble de plus en plus difficile à gérer (pensez simplement à la façon dont les agences de notation limitent les marges de manœuvre des États dits « souverains »). C’est la raison pour laquelle l’espoir qui avait été mis – et qu’ont toujours des gens comme, par exemple, ceux que l’on appelle en France les « républicains » – dans le gentil État qui va protéger le peuple exploité des méfaits du méchant néo-libéralisme, me semble devenu largement illusoire. Il faut donc ouvrir le problème en analysant les relations du capitalisme et de l’État – ce qu’ont fait des gens comme Braudel, Saskia Sassen, Immanuel Wallerstein – mais aussi en réfléchissant, comme l’a fait Claude Lefort dans ses analyses du politique, à la relation entre la démocratie et la forme État. Le modèle que j’essaie d’esquisser est un modèle qui part de la question des institutions, c’est-à-dire d’un problème classique de la sociologie française, notamment chez Durkheim. Dans la sociologie critique, l’institution était présente mais presque toujours de façon ambivalente, avec à la fois un attachement secret et une condamnation de façade, parce que l’institution y est vue comme le cœur de la violence symbolique. Dans la sociologie de la critique, en tant précisément qu’elle était influencée par l’interactionnisme, la question des institutions est pratiquement absente. C’est une sociologie qui tient compte surtout des situations, éventuellement des organisations, des outils de coordination, mais pas vraiment des institutions. L’institution occupe une position assez étrange en sociologie. D’un côté, c’est un des concepts centraux de la discipline, mais, de l’autre, la notion d’institution est rarement définie. Il en va de même en histoire, comme l’a montré Jacques Revel qui constate les usages très différents du terme. Tantôt il désigne un établissement, par exemple un hôpital ; tantôt il désigne une institution politique, comme le conseil d’État, etc. À mon avis, c’est John Searle qui s’est le plus approché du sens que l’on peut donner au terme [2]. J’ai essayé de clarifier la notion d’institution en intégrant des approches venues de la philosophie analytique et des éléments plutôt marxisants, mais pas du tout à la manière marxisme analytique, qui prend appui sur une théorie de la rationalité économique, et que je n’apprécie pas beaucoup. J’ai plutôt abordé cette question dans un esprit proche du second Wittgenstein, en partant d’une expérience de pensée ou d’un postulat, qui est qu’il n’y a pas de raison que nous soyons spontanément d’accord sur la façon dont on peut établir la relation entre les formes symboliques et les états de choses, c’est-à-dire sur la question de savoir ce qu’il en est de ce qui est. Dans cette optique, on va donc se donner une position originelle dans laquelle les êtres humains sont plongés dans une profonde incertitude quant à la question de savoir comment on doit qualifier ce qui est. Il ne s’agit pas, comme chez Hobbes, d’un conflit à mort entre des intérêts (mais Hobbes, dans le Léviathan, évoque aussi, par moments, la tour de Babel) mais d’une incompréhension, suscitant un risque permanent de fragmentation du sens et de repli dans des langages privés. Cette incertitude sur la qualification de ce qui est, est une source de grande inquiétude et elle est renforcée par le passage du temps et par la transformation permanente du monde, pas seulement dans ses dimensions sociales. Pendant que j’écrivais De la critique, je relisais pour d’autres raisons (un travail que je faisais pour le théâtre), La République de Platon – je dois dire plutôt horrifié – et Les Métamorphoses d’Ovide que j’adore et qui est vraiment l’anti-Platon. D’un côté on a un monde des essences qui sont stabilisées une fois pour toutes et, de l’autre, on a des nymphes qui se transforment en sources, etc. Il y a un vers des Métamorphoses que j’aime particulièrement et qui dit : « on a trouvé des ancres en haut des montagnes ». C’est vrai que c’est bien notre monde actuel, dans lequel on trouve tout le temps des ancres en haut des montagnes… Et qu’est-ce qu’on fait, comment on définit l’ancre, comment on définit la montagne et comment on définit la mer quand on trouve des ancres en haut des montagnes ? Je suis parti de ce que j’appelle un individualisme méthodologique. C’est-à-dire non pas en plaçant dans la position originelle une communauté et une socialité qui seraient toujours, en quelque sorte, déjà là, mais en se donnant, un peu comme dans la reconstruction de Hobbes chez Latour, des individus séparés qui, à grand peine, cherchent à faire du commun. (C’est d’ailleurs un débat que j’ai eu avec mon ami Axel Honneth, qui postule – me semble-t-il –, avec la théorie de la reconnaissance, une sorte de socialité fondatrice, et d’altruisme originel, comme s’il rejetait, en la tenant pour profondément pessimiste, la position consistant à se donner des individus séparés qui ont toutes les peines du monde à établir un sens commun). Pourtant, l’intérêt de partir d’une telle position est, à mon sens, de devenir plus attentif aux procédures nécessaires pour faire du commun. On peut alors se donner pour tâche de décrire, de la façon la plus précise possible, comment les acteurs essaient de surmonter leur séparation et de faire que du commun existe, que du commun se tienne, tant soit peu.

La Vie des idées : Au fond le désaccord ou le désajustement préexiste. C’est peut-être là avec continuité de la sociologie de la critique, c’est que dans les deux cas, on va regarder le monde en train de se faire.

Luc Boltanski : Et on va mettre soit le désaccord et l’ignorance des uns des autres – l’incompréhension –, soit la dispute, avec le risque d’une dérive vers la violence, comme base de départ. Au fond, le seul problème sociologique, c’est la violence. Partant de là, on peut se donner pour tâche d’analyser un certain nombre de dispositifs sociaux comme des moyens visant à réduire cette incertitude et à écarter la dispute ou à la contenir. La construction que j’ai esquissée repose sur une distinction, dont vous avez dit un mot tout à l’heure, entre la réalité et le monde. On peut tout à fait reprocher à cette distinction, d’avoir un caractère métaphysique, ce que j’admets tout à fait. Mais les agencements sociaux contiennent toujours des métaphysiques en sorte que la sociologie, comme l’anthropologie sociale, est, pour une part, un travail de clarification des métaphysiques que l’on peut qualifier d’ordinaires.

Je prends réalité au sens de la construction sociale de la réalité, un thème qui traîne en sociologie depuis 40 ans, qui, d’un côté, est très intéressant et, de l’autre, conduit à des apories pratiques et théoriques. L’aporie pratique, c’est celle du déconstructionnisme : on va vous montrer – et c’est un des ressorts de la critique –, que les genres, par exemple, c’est construit. Ok, c’est vrai. Mais pour mettre quoi à la place ? Parce que si tout est construit, le changement consistera simplement à remplacer une construction par une autre. Donc c’est le problème classique du relativisme et tout ce qui s’ensuit. La position que je prends est la suivante. Elle consiste à dire que oui, nous sommes en présence de réalités construites, largement par le droit, qui établit des formats d’épreuve, au sens où le terme d’épreuve est pris dans De la justification : un entretien c’est une épreuve, un examen, c’est une épreuve qui obéit à des règles, qui prend appui sur des normes et sur des routines, etc. Derrière le simple fait que l’autobus 84 que j’ai pris tout à l’heure pour venir vous voir passe à peu près toutes les dix minutes, ce à quoi je m’attends sans même y penser, il y a un monceau de règles, de procédures, de routines, de formats d’épreuves, etc. Et ce passage régulier de l’autobus s’inscrit dans la réalité. Mais cette réalité, qui est bien « construite », n’est pas le monde, au sens de tout ce qui arrive, comme dit Wittgenstein. J’avais aussi en tête une autre différence qu’on trouve chez Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques [3] quand il montre que l’expérience confine quelque chose de beaucoup plus vaste de façon à rendre des phénomènes reproductibles mais que même dans ce cas-là, il se passe sans arrêt des tas de micro-événements que la théorie ne peut pas intégrer, et qu’on laisse de côté. C’est finalement l’accumulation de ces micro-événements difficiles à interpréter dans le cadre des théories existantes, qui va susciter le déclanchement d’une révolution des paradigmes scientifiques. Dans notre réalité, celle dans laquelle nous sommes plongés, il se passe sans arrêt des micro-événements, des expériences qu’on ne peut pas intégrer et qui s’ancrent dans ce que j’appelle le monde. Il s’ensuit que l’on peut chercher à décrire la réalité, la réalité dans un certain lieu à un certain moment. C’est ce que font, par exemple, les historiens. Mais personne ne peut se donner le projet de décrire et de connaître le monde dans toutes ses dimensions. Je racontais cela devant un auditoire de jésuites de Saint-Denis, que j’aime beaucoup, qui sont des jésuites d’extrême-gauche, dont un Mexicain qui a été un de mes étudiants, très intelligent, qui travaille sur les entreprises de montage électronique à Guadalajara. Un des participants, un économiste normalien, lettres et sciences, me dit : « ah c’est super cette différence parce que dans le monde, je peux mettre le Saint-Esprit ». Je lui dis : vous pouvez mettre ce que vous voulez, bien sûr. En même temps, ce que j’appelle le monde n’a rien d’une transcendance, c’est l’immanence même. Sous ce rapport, c’est deleuzien, si vous voulez, comme concept.

Revenons aux dispositifs de réduction de l’incertitude, je reprendrai ensuite la distinction entre réalité et monde à propos de la question de la critique. II y a une différence que je pense très importante et qui n’est pas bien mise en valeur dans De la critique, qui est centrale pour la sociologie et qui est centrale par rapport à ce dont on parlait tout à l’heure – la relation entre une sociologie qui part de la totalité et une microsociologie –, qui est la question de la distance. C’est tout à fait différent d’être dans un univers de face-à-face, d’interaction et dans un univers où tout se passe à distance. Je pense, d’ailleurs, que c’est la grande différence entre la sociologie et l’anthropologie sociale. L’anthropologie sociale a affaire à des sociétés où toutes les dimensions sont liées : la politique, ça a à voir avec la parenté, avec l’économie qui est en même temps la magie, etc., mais où la distance est plutôt résorbée. Les gens se connaissent, se rencontrent, parlent, etc. La sociologie s’occupe, à l’inverse, de sociétés dans lesquelles les domaines sont très séparés (le religieux est à l’écart de l’économie, le politique a une autonomie, etc.) mais où la distance joue un rôle considérable, où la plupart des opérations, dont dépendent le déroulement de nos vies quotidiennes, sont menées à distance. Mais, même dans ce genre de société, comme dans les sociétés dites traditionnelles, les acteurs sont plongés dans des situations d’interaction, de face à face, dans lesquelles leurs relations s’inscrivent dans un registre que l’on peut désigner par le terme de « pratique ». Ce registre pratique, que Bourdieu a décrit dans L’esquisse d’une théorie de la pratique [4], est l’objet de prédilection de la sociologie pragmatique et de la sociologie interactionniste. Quand elles sont plongées dans un registre pratique, les personnes coopèrent pour réduire l’incertitude en ne posant pas la question de savoir ce qu’il en est de qui est, et en faisant comme si les choses allaient de soi. À mes étudiants, je donne comme exemple une bande de copains qui font la vaisselle après un repas. En fait, il y en a toujours seulement un ou deux qui font vraiment la vaisselle. D’abord, il n’y a pas beaucoup de place devant l’évier. Il y a donc un gars qui, en fait, raconte la dernière théorie sociologique qu’il a lue ou concoctée. , Il y en a deux autres membres du groupe qui se roulent une pelle dans un coin. Il y en a un autre qui fait semblant d’essuyer, qui casse une assiette sur deux, etc. Mais, on fait comme si tout le monde était là et s’y mettait, et comme si on faisait vraiment la vaisselle tous ensemble. Personne n’a le désir de casser la situation et de dire : « bon alors, est-ce qu’on fait un cours de sociologie, ou est-ce qu’on avance le travail de vaisselle ? » – ni, d’ailleurs, l’autorité pour le faire. Le langage est utilisé, mais surtout de façon instrumentale et indexicale. Ce qui est désigné est proche et peut aussi être montré d’un geste (« passe-moi le truc là, non, pas celui-là, le petit à côté… »). La relation entre les formes symboliques et les états de chose n’est pas abordée pour elle-même, comme si la question de la qualification n’était pas ce qui importe.

Toutefois, vous avez des situations dans lesquelles les modes d’interprétation et d’action deviennent si divergents qu’on ne peut pas en rester là. Je vous donne deux exemples dans des contextes différents. Quand je vais à la pêche à la mouche (sans rien prendre parce que je suis un très mauvais pêcheur, mais peu importe) et qu’à côté de moi il y a des gosses qui pataugent, et puis un peu plus loin un agriculteur qui jette du lisier aux abords de la rivière sans trop s’occuper des règlements, et puis en amont des membres d’une association de protection des eaux qui font des prélèvements, les différents usages du site peuvent vite devenir incompatibles. Avec ma mouche, je risque d’aveugler un enfant. Donc on peut poser la question : qu’est-ce que c’est ça ? C’est une piscine pour les enfants ? C’est un terrain de recherches pour écologistes ? Ou bien, c’est un parcours de pêche ? Autre exemple, que j’utilise dans De la critique. Prenez une séance d’un conseil pédagogique, comme celui du master de sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, pour décider quels étudiants vont obtenir, on non, une bourse de recherche. On a trente dossiers à examiner et il faut aller un peu vite. Et à un moment, un collègue – toujours le même d’ailleurs, un garçon très sérieux – prend un air encore plus sérieux que d’habitude et déclare, « j’ai l’impression que nous n’utilisons pas la même procédure pour tous les dossiers ». On se regarde, on ne savait même pas qu’il y avait une procédure. On va alors abandonner le registre pratique pour un autre registre que j’appelle métapragmatique. Agissons-nous vraiment comme nous devrions le faire ? Sommes–nous un vrai jury ? La question de la relation entre les qualifications et les états de chose ne va plus être traitée comme si elle allait de soi, et va venir au premier plan. On va alors avoir recours à un métalangage de façon à tenter de recoller ou de modifier la relation entre formes symboliques et états de choses. Dans le premier cas, on va décider, par exemple, que l’on interdit les pêcheurs et on va qualifier le site de bassin pour les enfants. Dans le second, on va décider de demander au secrétaire du bureau s’il y a bien des procédures établies pour ce genre de situation, etc.

En développant cet argument, on peut identifier deux modalités différentes de régime métapragmatique. Un régime que j’appelle la confirmation. Le terme de confirmation laisse d’ailleurs en suspend la question de l’instauration (le moment constituant). Le plus souvent, on va faire comme s’il existait déjà, en amont, un mode de qualification qui s’applique à la situation et dont il ne s’agit que de confirmer la validité. Cette première modalité de régime métapragmatique va consister à dire que ce qui est, est, vraiment, en quelque sorte, en soi. C’est bien une modalité de métalangage (comme lorsque l’on parle « d’un homme au sens plein du terme »), qui se rapproche de la tautologie. Le jury est un jury. Le président est un président. La république est la république, etc. Les formes rituelles sont, sans doute, les principaux instruments de réaffirmation tautologique de ce qui est. Ce qui fait d’ailleurs que, dès lors que l’on est plus dans la situation rituelle, le discours rituel nous paraît absurde parce qu’il n’apporte aucune information. Mais il existe aussi un autre régime métapragmatique qui va consister, au contraire, à mettre en cause l’application de certaines qualifications, sur le mode du « vous appelez ça un ? » (avec un air indigné). « Vous appelez ça un séminaire ? ». « Vous appelez ça une conférence ? ». « Vous appelez ça un président ? ». « Vous appelez ça un héros ? », etc. Ce second régime métapragmatique est celui-là même de la critique.

La réalité, la réalité construite, est fragile parce qu’elle est sans arrêt confrontée au monde, dont le mode d’être est d’être constamment affecté par le changement. Dans ce cadre, les institutions vont avoir, avant tout, un rôle sémantique. Il leur appartient d’assurer la maintenance des qualifications et, par là, de garantir la stabilité de la réalité. Et c’est la raison pour laquelle je pense qu’il faut distinguer, analytiquement, les institutions des organisations, qui ont un rôle de coordination, et des administrations qui ont un rôle de police au sens foucaldien. La critique va, au contraire des institutions, chercher, par le truchement de l’expérience, des éléments dans le monde qui permettent de déstabiliser la réalité. Cela, notamment, en produisant de mauvais exemples qui ne cadrent pas avec les qualifications existantes : « vous appelez ça un président, mais sa principale activité est d’organiser des parties plaisir pour lui et ses copains, ce n’est pas vraiment le rôle d’un président… ». « Vous appelez ça un poète, mais il passe son temps à jouer sur les cours de bourse sur internet », etc. Ces mauvais exemples vont servir à mettre en cause les qualifications, c’est-à-dire la relation entre les formes symboliques et les états de choses.

3/ Le renouvellement de la critique


Entretien avec Luc Boltanski (3)
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La Vie des idées : Après avoir abordé les concepts centraux de De la critique, je voudrais savoir comment vous percevez le renouvellement de la critique et peut-être en l’abordant par le fond normatif que vous cherchez à consolider ou à extraire pour renouveler cette critique.

Luc Boltanski : Oui, il y a effectivement, sous-jacent à ce cadre, un arrière-fond normativo-politique, avec le souci de sortir de cette espèce de cercle infernal dans lequel nous sommes trop souvent enfermés. Vous avez d’un côté des gens qui vous disent : « oui, il faut renforcer les Institutions ». Ce sont les mêmes qui vous disent qu’il faut de la morale, toujours plus de morale (souvent, aujourd’hui, en invoquant la « Loi du père ») : « on va remettre des petits tabliers aux enfants des écoles et leur faire chanter La Marseillaise parce qu’il faut qu’ils sachent que la République etc. ». Et puis, de l’autre côté, vous avez des positions individualistes, qui peuvent prendre de nos jours des formes libertariennes. Pour les premiers, des institutions, garantes de l’Autorité (avec un grand A), vont obliger, de façon plus ou moins autoritaire, les gens à s’accorder les uns avec les autres, de façon à façonner une réalité de béton. Dans le cas des positions libertariennes, on a le marché qui va coordonner nos différences et cela suffira pour faire le meilleur des mondes possibles.

La question de l’institution est au centre de ces alternatives. D’une part, j’essaie de montrer que, du fait de cette incertitude originelle concernant ce qu’il en est de ce qui est, le rôle des institutions, envisagé dans ses dimensions sémantiques, est absolument nécessaire, et cela quelle que soit la société considérée. La vie aurait quelque chose d’effrayant, de proprement invivable, si elle était livrée sans arrêt à l’arbitraire et au changement, s’il n’y avait pas une stabilité des qualifications. Les institutions ont un rôle de sécurité sémantique. On peut prendre l’exemple de l’esclavage, par exemple dans la Rome antique. Le maître pouvait tout à fait aimer son esclave, lui faire des enfants d’ailleurs, mais aussi l’aimer vraiment. Il pouvait lui faire jouer de la lyre, lui faire lire des poèmes, parfois lui demander conseil, etc., Mais le lendemain, le maître a un revers de fortune, alors il vend son esclave. Parfois, à contrecœur, mais, c’est comme ça. C’est la vie. L’esclave n’a aucune sécurité sémantique, et, du même coup, aucune sécurité de vie. Il n’a même pas de nom au sens de Kripke [5], il n’a même pas cette stabilité que donne le nom. Je pense donc que l’institution est absolument nécessaire pour faire des choses qui durent, pour procurer une certaine stabilité, pour freiner les effets des changements incessants qui affectent le monde. Mais, en même temps, ces actes de maintien de l’ordre existant peuvent tout à fait être décrits, du point de vue de la critique (les mêmes actes, comme dans le fameux exemple du lapin-canard) en tant que violences symboliques, puisqu’ils consistent toujours à trancher – et le mot connote bien la violence. Trancher, c’est-à-dire à faire du discontinu avec du continu, constituer des barrières, mettre en place des murs, établir des frontières entre nations (j’ai beaucoup lu la géographie des frontières qui est un domaine absolument passionnant), décider qui peut être admis à bénéficier du droit d’accueil ou non, qui a droit à tel revenu social ou qui n’y a pas droit, etc. L’envers de la sécurité sémantique, est bien quelque chose comme une violence symbolique. Il faut donc bien tenir compte de ces deux dimensions des actions institutionnelles.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Sur le plan concret, ça veut dire d’une part qu’il ne faut pas vouloir se débarrasser des institutions. On a besoin des institutions. Mais ça veut dire aussi qu’il ne faut pas les sacraliser. La position politique sous-jacente, qui est assez banale, au demeurant, c’est une détestation à l’égard du théologico-politique. Il ne faut pas sacraliser les institutions ni ceux qui les occupent.

On n’a pas parlé jusqu’ici de quelque chose qui joue un rôle très important dans le modèle présenté dans De la critique, qui est la contradiction herméneutique. On a mentionné une première inquiétude qui est l’inquiétude concernant ce qu’il en est de ce qui est. L’institution apaise cette inquiétude en mettant en place des qualifications. Mon argument, c’est que seules peuvent le faire des institutions parce que ce sont des êtres sans corps. Les individus dotés d’un corps – comme vous et moi – ne peuvent jamais disposer de l’autorité nécessaire pour dire aux autres, à tous, ce qu’il en est de ce qui est, ce qui est, en quelque sorte, en soi, pour la simple raison qu’ils sont situés. J’ai appris cela en lisant de la théorie de l’action. L’action est toujours située, dans un certains contexte et, de même, les énoncés ne sont pas dissociables des conditions d’énonciation. Comme les acteurs sont situés, ils ont des intérêts, une libido, ils occupent une certaine position dans l’espace et dans le temps, etc. C’est la raison pour laquelle on délègue cette tâche sémantique de qualification à des institutions qui, en tant qu’êtres sans corps peuvent dire ce qui est sub specie aeternitatis comme dit Wittgenstein. Il s’agit d’une espèce de genèse hypothétique et, d’ailleurs, fonctionnaliste des institutions. Mais, en même temps, comme les institutions n’ont pas de corps, elles ne peuvent pas faire grand-chose, les malheureuses. Elles ont besoin, pour intervenir dans la réalité, de porte-parole, qui sont, quant à eux, des êtres corporels ordinaires. Cette contradiction génère une second genre d’inquiétude qui porte sur la question de savoir si celui qui s’exprime au nom de l’institution traduit bien la parole de l’être sans corps ou ne fait, au contraire, sous couvert de son rôle institutionnel, que d’imposer une volonté qui lui appartient en propre, en tant qu’être corporel ordinaire. Ce Président qui s’exprime au nom de la République ; ce Pape qui nous parle au nom de l’Eglise ; ce savant qui affirme, au nom de la science, qu’il n’y a pas de réchauffement global, etc., sont-ils bien les porte-parole de l’être sans corps de l’institution – de la Science, de l’Eglise, de la République ? Ou bien ne s’agit-il pas seulement d’individus corporels ordinaires, situés, qui, dans des situations pragmatiques définies, essaient d’imposer aux autres leurs intérêts, ou de leur faire partager leurs lubies ? Cette seconde inquiétude peut être placée à l’origine même de la critique. Parmi les qualités permettant d’évaluer un modèle, la cohérence et l’économie de la construction jouent un grand rôle. Dans le cas du modèle présenté dans De la critique, cette recherche d’économie consiste à faire dériver d’un même noyau, que j’appelle la contradiction herméneutique, à la fois la critique, dans ce qu’elle peut avoir de plus radical, et la défense, on va dire conservatrice, de l’ordre existant.

Bien sûr il faut des institutions. Mais d’une part, il n’y a pas de raison, comme c’est largement le cas dans notre société, de faire nécessairement dériver l’institution de l’État, traité comme l’institution des institutions. La forme État est une forme historique, née au début du XVIIe siècle pour sortir des guerres de religion, qui est devenue État-nation après la Révolution française et au cours du XIXe siècle, mais qui, comme je l’ai suggéré tout à l’heure, n’est pas forcément éternelle. Elle connaît aujourd’hui des problèmes très importants, associés, notamment, d’une part à ce qu’on peut appeler sa réussite, avec la multiplication des entités prétendant à une existence étatique mais faiblement autonomes, d’autre part à l’évolution de la relation entre la forme État et le capitalisme, enfin aux nouvelles possibilités offertes par les technologies de l’information. Que signifie de nos jours, pour un grand nombre d’États, peut-être pour la majorité d’entre eux, l’exigence de souveraineté qui est pourtant constitutive de cette forme ? Peut-être entrons nous dans une ère historique post-étatique, bien qu’il nous soit pour l’instant très difficile de discerner les contours des nouvelles formes politiques qui, au sortir d’une période que l’on peut craindre chaotique, se mettront en place. C’est une des raisons pour lesquelles il est important – me semble-t-il –, de reprendre, à nouveaux frais, la question de l’institution et de fournir des arguments visant à défendre la nécessité de quelque chose comme des institutions. Mais on peut imaginer des institutions ayant un autre fondement que la forme État souverain qui est un héritage de l’histoire européenne. D’autre part, on peut imaginer des institutions désacralisées. C’est-à-dire d’institutions dont on respecterait le rôle, tout en sachant pertinemment qu’il s’agit d’artefacts, de fictions au sens de Yan Thomas par exemple – ce grand philosophe du droit – ou au sens des faitiches de Bruno Latour. Je suis tout à fait d’accord avec les faitiches de Bruno Latour : on peut croire à quelque chose tout en sachant qu’on l’a faite, qu’on peut la discuter et qu’il ne s’agit pas de quelque chose de sacré et d’éternel. Mais cela suppose que se mette en place un nouveau type de relation entre les institutions et la critique. Des institutions sans arrêt confrontées à la critique ; la mise en place d’une relation réellement dialogique entre les institutions et les instances critiques, n’est-ce pas une définition de la démocratie ?

La Vie des idées : Un moyen, par la pratique, d’éviter de sanctifier ou de brûler – ce qui au fond revient au même – les institutions, d’avoir un regard totalement extérieur, vous suggérez un certain nombre d’objets qu’il serait pertinents pour comprendre comment le monde évolue, dans le dernier chapitre de De la critique dont la spécificité dans votre œuvre, comme Le Nouvel Esprit du Capitalisme est de ne pas être adossé à un terrain empirique particulier. Vous suggérez d’étudier les relations entre le droit et certaines formes de capitalisme et là comment vous suggéreriez à des étudiants de s’orienter s’ils souhaitent renouveler le projet critique ? Vers quels objets vous leur diriez de s’orienter ? Des lieux où des ajustements ou des micro-ajustements se font qui transforment le monde et qui sont peut-être des obstacles à une critique future ?

Luc Boltanski : Je leur conseillerai de faire deux genres de choses très différentes. D’une part, d’analyser très classiquement des changements dans la société, le destin des acteurs et de ce qu’il en est de leur expérience du monde. Par exemple, quelqu’un qui fait sa thèse avec moi, Cyprien Tasset, travaille sur les précaires, spécialement sur ceux que l’on appelle les intellectuels précaires. Quels genres d’expérience font-ils ? Est-ce que ça pourrait devenir un groupe dans le sens ancien du terme ? Est-ce qu’ils forment une classe sociale et, sinon, pourquoi ? Est-ce qu’il peut y avoir d’autres formes de construction d’équivalence permettant de lier des personnes que la classe sociale, au sens où ce terme a été entendu au XXe siècle ? Sont-ils le support d’un nouvel état de la critique ou, au contraire, sont-ils, actuellement, un facteur de conservatisme du fait de leur dispersion et de leur impuissance à constituer des mouvements critiques ? (on a formé, ces dernières années, dans mon labo, un petit groupe de thésards et d’ex-thésards autour de problèmes de ce genre).

Et puis il y a une autre chose qui serait très importante à mon avis, bien que beaucoup plus difficile à faire. Il s’agirait d’analyser les nouvelles formes de gouvernance, de se placer là où le pouvoir se trouve, dans des places qui ne sont malheureusement pas des lieux très ouverts. J’ai dit tout à l’heure que je pensais que les instances de pouvoir sont beaucoup plus sophistiquées aujourd’hui, plus savantes, plus intelligentes. La réflexion critique sur le pouvoir reste marquée par les vieilles formes de pouvoir, qui s’exprimaient par la force autoritaire ou par le rabâchage idéologique, par la censure et/ou par des grandes manifestations rituelles de réinstauration de l’ordre. Il y a dans Slavoj Žižek des pages très amusantes sur les grandes cérémonies socialistes auxquelles il a pu assister dans la Yougoslavie titiste. Il décrit la relation à la croyance sur le mode du « je sais bien mais quand même » analysé autrefois par Octave Mannoni. Chacun ment, chacun sait que tout le monde ment, chacun sait que tous les autres savent que tout le monde ment, mais tout le monde est paralysé à l’idée que quelqu’un le dise parce que tout s’effondrerait.

Mais les formes de pouvoir qui se mettent en place dans les sociétés où nous sommes actuellement donnent lieu à des analyses, disons par les philosophes politiques, mais font assez peu l’objet d’études empiriques. Il s’agit de sociétés qui se présentent comme des démocraties, au sens où elles respectent la liberté de parole. Des sociétés politiques qui ont des Parlements, mais dans lesquelles le rôle des Parlements, des élections et même des lois n’est pas central (des quantités de lois sont votées mais pas vraiment appliquées). Elles font peu appel aux grands rituels du pouvoir, et même peu appel à l’idéologie, au sens d’un discours fort, éternellement ressassé, strictement contrôlé et auquel tous sont censés croire. Dans ce genre de contexte politique, les grands cadres de gouvernance sont des cadres techniques, comptables, bien sûr, économiques, mais comptables encore plus qu’économiques. Ces cadres comptables font jurisprudence. Ils permettent de faire des opérations, que l’on peut comparer à une microchirurgie, de faire de la micro administration, d’opérer sur des fragments de dispositifs, qui ont été bien identifiés, de façon à modifier de manière technique des grands ensembles de domaines en prenant pour justification la nécessité. Albert Ogien a été un des premiers à décrire ce mode de gouvernance qu’il a appelé le mode de gouvernance gestionnaire [6]. Cette façon d’opérer ne laisse pas beaucoup de place à la critique, notamment parce qu’elle tend à résorber cette distinction dont je parlais tout à l’heure entre la réalité et le monde. Elle prend surtout appui sur des légitimités scientifiques ou techniques. La science est précisément le dispositif institutionnel qui se tient à la limite de la réalité et du monde. La science est une institution puisqu’elle dit bien ce qu’il en est de ce qui est et qu’elle empêche ceux qui ne disposent pas d’une autorité institutionnelle de contester ce qu’elle affirme, tout en se réservant la possibilité de modifier ses énoncés. Un pouvoir qui prend appui sur la science, ne serait-ce que la science économique, comme principale base de justification politique, tend à résorber, d’une certaine façon, l’une des bases sur lesquelles la critique pouvait prendre appui.

La Vie des idées : On en revient à la question que l’on a évoqué au début de l’entretien, celle des classes sociales et de leur relatif affaissement. Les deux aspects de l’affaissement des classes sociales et aujourd’hui de ces nouvelles formes, le New Public Management par exemple ou la Loi Organique des Lois de Finance qui, de manière technique, font évoluer le monde politique ou gestionnaire, au fond tout se passe comme si ces deux évolutions court-circuitaient la possibilité même d’une critique et d’une distance, comme s’il n’y avait pas d’appuis en dehors de manifestations minimales, comme certains sociologues le font, d’entendre les exclus, ce qu’ils racontent de leur misère, mais qui vous semblent pas à la hauteur des enjeux ou des problèmes.

Luc Boltanski : Dans la sociologie pragmatique de la critique, nous avons toujours mis l’accent sur les compétences des acteurs. De la justification, se présentait comme un modèle de compétences. Le livre que j’ai écrit, à peu près à la même époque, s’appelait Ce dont les gens sont capables. Derrière cette idée de compétences distribuées, il y a quand même un soucis de démocratie radicale, qui s’oppose à la toute puissance de l’expertise, et qui est bien, d’ailleurs, en accord avec la tradition libertaire et aussi, par exemple, avec la pensée de Dewey. L’idée de compétence se diffuse actuellement sous une autre forme, avec les capabilities de Sen.

Il faut rappeler que la confiance mise dans les compétences des personnes a été centrale dans l’idée de la démocratie dont nous avons hérité des Lumières. C’est ce que l’on appelait la « raison ». Mais, d’une part, ces compétences se sont largement diversifiées et étendues. D’autre part, les contours de la citoyenneté se sont profondément modifiés et, notamment, se sont détachés de la contrainte des territoires. Enfin, les dispositifs de démocratie formelle fonctionnant dans le cadre des États – je ne suis pas contre, c’est mieux que rien – se sont largement autonomisés par rapport à l’expérience qui est celle des acteurs et par rapport aux compétences qu’ils mettent en œuvre dans leur vie quotidienne. Sur un très grand nombre de problèmes qui les concernent directement, les acteurs, même quand ils ont le privilège d’être reconnus comme des « citoyens », n’ont pratiquement aucune prise. Il devient donc de plus en plus inconséquent de limiter la politique au fonctionnement des dispositifs de la démocratie formelle, tout en laissant se développer d’énormes machines que personne ne contrôle plus vraiment – pas même les gouvernements des États. Qu’il s’agisse de mécanismes financiers, de relations entre les firmes, d’interventions impliquant des forces militaires ou paramilitaires etc. Une question centrale est celle des échelles. L’État administratif était, notamment, une tentative de mise en ordre des échelles. Or une des caractéristiques d’un grand nombre de situations actuelles, est la co-existence et l’intrication de contraintes dont la compréhension suppose de changer constamment d’échelle. La plupart de ceux qui subissent ces contraintes n’ont sur elles aucune prise. Dans un contexte politique de ce type, les acteurs, face au sentiment de leur impuissance, risquent de se replier dans des mondes imaginaires, dans du privé, dans des révoltes locales, voire suicidaires, ou dans le désespoir. J’ai appelé le dernier chapitre de De la critique « De l’émancipation au sens pragmatique ». Redonner aux acteurs, aux personnes, le moyen d’avoir une prise sur les institutions, de les faire et pas semblant d’en subir les décisions, de les critiquer, sans que la critique, même lorsqu’il s’agit, par exemple, de ce que l’on appelle la « désobéissance civique », ne soit nécessairement assimilée à une transgression, c’est absolument central pour refaire de la politique. C’est ça refaire de la politique.

La Vie des idées : Refaire de la politique, ça nous ramène aux conditions de possibilité de cette institution très particulière qu’est la science. Quand vous décriviez ce modèle de pouvoir autoritaire mais de faible portée dont l’exemple historique est celui du gaullisme, une réaffirmation symbolique forte mais avec une prise sur la société relativement limitée, on entend, en tout cas ceux qui ont lu Rendre la réalité inacceptable la description de la façon dont les sciences sociales étaient conduites au moment où vous avez créé la revue des Actes de la recherche en sciences sociales avec Bourdieu. Il y avait un contrôle qui pouvait être autoritaire sur l’activité des sciences sociales mais qui laissait de côté tout un ensemble de lieux où il était possible d’inventer. Ce qui serait intéressant, ce serait d’avoir votre regard sur la façon dont les sciences sociales sont possibles ou non, étant donné quelque chose de très important, à savoir que les dispositifs de gestion, de contrôle managérial, où chacun est placé en concurrence avec tout un chacun, se sont appliquées aux sciences sociales, à l’ensemble de la production scientifique. Alors dans cette nouvelle organisation y a-t-il un frein qui est dépassable ou qui soit au contraire trop fort à l’expression de la critique ?

Luc Boltanski : Je pense qu’on manque d’une bonne histoire globale des activités intellectuelles et artistiques depuis soixante-dix ou quatre-vingt ans. Vous avez beaucoup d’histoires de groupes d’intellectuels ou d’artistes ; vous avez le travail de Menger sur les professions artistiques, qui est minutieux et très éclairant sur certains points. Mais on n’a peut-être pas suffisamment intégré à nos réflexions les effets de l’accroissement fantastique du nombre des intellectuels et des artistes, particulièrement en Europe. Prenez les surréalistes, c’était vingt personnes. Cet accroissement a été lié à un phénomène qui a sans doute joué un rôle très important et auquel, à mon sens, on n’accorde pas suffisamment de place. Il s’agit, à partir de la fin des années 1950 et 1960 environ, de l’intégration progressive de la plupart des intellectuels, des chercheurs et des artistes dans les dispositifs de l’État. Prenez encore le cas des surréalistes, comment est-ce qu’ils vivaient ? C’est-à-dire pas seulement, quel était leur style de vie, leurs valeurs etc. Mais comment assuraient-ils leur vie matérielle ? Ils avaient de l’argent de famille ; ils trafiquaient des tableaux ; ils écrivaient vaguement dans des journaux ; ils crevaient la dalle. Vous prenez Bataille. Il était bibliothécaire. Ses points de retraite n’étaient pas liés à la qualité de ses écrits érotiques. Les deux étaient complètement séparés, il écrivait souvent, d’ailleurs, sous un pseudonyme. Vous prenez les gens qui rentrent dans la sociologie, au CNRS ou à l’EPHE, à la fin des années 1950 ou 1960, ça faisait pas grand-monde. C’étaient des gens qui étaient souvent des grands savants, et qui avaient eu des parcours plutôt erratiques. Il y avait beaucoup d’étrangers, beaucoup de réfugiés politiques, souvent d’Europe de l’Est, ensuite d’Amérique latine. Pas mal de dissidents communistes, des gens qui avaient fait la résistance, comme Vernant, qui avaient été communistes, qui avaient quitté le parti communiste, qui avaient pris des risques, y compris des risques physiques. C’étaient des gens à qui on ne mettait pas le licou facilement. C’étaient des hommes libres. Les résultats étaient inégaux. Il y avait une sorte de contrat à l’université, et aussi au CNRS et à l’EHESS : on vous donne pas grand-chose ; on ne vous demande pas non plus grand-chose ; mais vous êtes libre. Donc, vous aviez, d’un côté, des gens dont les travaux n’étaient pas toujours au top. Non qu’ils étaient moins « intelligents » ou « doués » – je ne crois absolument pas aux thèmes du darwinisme social – mais qui n’avaient pas, disons, rencontré les circonstances qui leur auraient permis de réaliser une oeuvre. C’est comme ça (mon frère, qui est plasticien, dit que pour qu’apparaisse un grand artiste, il faut un milieu social tolérant et pas trop concurrentiel, dans lequel on laisse vivre et travailler un grand nombre d’autres artistes dont les résultats ne sont pas toujours formidables). Mais, à côté, vous aviez des gens qui faisaient une vraie et grande œuvre, vraiment originale, trop nombreux pour qu’on puisse les citer. Des œuvres qui sont toujours lues et commentées aujourd’hui, peut-être plus encore qu’au moment où elles ont commencé à être publiées.

Au milieu des années 1960, avec le gaullisme, avec la technocratie gaulliste, a commencé à se dessiner le projet de mettre un peu d’ordre dans tout cela. Je pense que Mai 1968 a été, pour une part, une réponse à ce projet et a été une révolution réussie pour les intérêts des intellectuels – pas au même degré, loin de là, pour le monde ouvrier. Mais aujourd’hui tout cela est terminé depuis longtemps, parce que l’État a complètement changé de forme. Dans les années 1950, vous avez des grandes entreprises dont le modèle est l’État, que ce soit des grandes entreprises nationalisées comme EDF ou même de grandes entreprises privées comme IBM. Et puis, au cours des années 1980-1990 se met en place un nouveau type d’entreprise, organisée selon les nouveaux principes du néo-management – en gros, ce que nous avons analysé dans Le nouvel esprit du capitalisme. Puis, cette nouvelle conception de l’entreprise est devenue, à son tour, un modèle pour l’État, et, par conséquent, pour l’université, avec la généralisation de nouveaux dispositifs d’incitation qui, sans prendre une forme autoritaire, sont très contraignants, comme les dispositifs de benchmarking et les palmarès, qui sont des dispositifs de contrôle et d’autocontrôle des acteurs. Ces nouveaux modes de gestion sont peut-être très efficaces pour fabriquer des imprimantes (qui sont, d’ailleurs, fabriquées en Chine, où je doute que les méthodes de gestion soient vraiment celles du néo-management incitatif). Mais on peut douter qu’elles conviennent pour susciter la confection d’œuvres d’art, ou pour stimuler la recherche en sciences sociales, la philosophie, la poésie, etc. (mais, heureusement, la poésie est laissée de côté, ça n’intéresse personne parce qu’il n’y a pas de marché). Echapper à ces dispositifs est devenu presque impossible. Vous avez, part exemple, maintenant des systèmes de gestion et d’évaluation des laboratoires qui sont conçus selon ces principes. Bien sûr, on peut refuser d’être évalué. Mais alors, on n’aura simplement plus de dotation, donc petit à petit les meilleurs étudiants, qui ne sont pas suicidaires, s’orienteront vers d’autres organismes. Ce qui est en jeu, c’est quand même la liberté de la recherche, avec la part d’incertitude que cela comporte. Il ne s’agit pas du tout de prôner un retour à l’amateurisme. Mais la qualité du travail dans nos disciplines, c’est un mélange de grande technicité, de professionnalisme et de quelque chose comme de « l’amateurisme », au sens où l’on parle « d’amateurs d’art ». Avec ce mélange de curiosité, de détachement relatif par rapport au calcul des profits et des coûts, et un certain usage souple du temps, sans durées imposées. Evidemment, un labo qui dure depuis vingt ans et qui n’a rien apporté, c’est un problème. Mais un an, ou même deux, ce n’est pas un bon timing, ce n’est pas une bonne durée pour évaluer des recherches. La recherche prend du temps, prend le temps qu’elle doit prendre.

La Vie des idées : Dernière question, pour retrouver cette curiosité et les moyens de s’affranchir de ce cadre de contrôle ou d’autocontrôle, peut-être les ressources artistiques, vous avez évoqué votre frère Christian Boltanski. Vous-même avez une activité d’écriture de poésie ou de théâtre, est-ce que, c’est une question très triviale, vous trouvez dans ces activités artistiques des ressources qui viennent nourrir l’imagination sociologique ou qui viennent nourrir la reconceptualisation du monde dans vos ouvrages strictement sociologiques ou universitaires ?

Luc Boltanski : Je crois que cela m’empêche de croire vraiment, c’est-à-dire trop, à ce que je fais en tant que sociologue. Parce que, quand vous écrivez de la poésie, vous activez des ressources qui sont complètement différentes de celles que vous devez mobiliser quand vous faites de la sociologie. Par exemple, quand j’écris de la sociologie, j’utilise beaucoup le dictionnaire. Je cherche le mot juste. Quand j’écris de la poésie, si le mot qui vient n’est pas juste, c’est mieux. Le mot qui s’est imposé peut m’ouvrir un frayage vers le monde différent de celui que m’aurait ouvert une démarche réflexive. Je pense que la poésie est un accès vers le monde qui relativise énormément le travail que je peux faire en tant que sociologue. Le théâtre, c’est très différent, c’est beaucoup moins difficile à écrire que la poésie – en ce moment, je n’arrive pas à écrire des poèmes, je suis très inquiet – j’ai fini, il y a moins d’un an, un dernier livre de poèmes, qui n’est pas encore paru, et depuis je suis en panne. Le théâtre occupe un espace intermédiaire entre la sociologie et la poésie. Ce qui est merveilleux quand on écrit du théâtre, c’est qu’on est semblable aux enfants très jeunes, vers 3-4 ans, qui s’inventent des personnages. Ma fille avait un personnage, le petit Paul qui faisait tout ce qu’elle aimait faire mais qu’elle ne devait pas faire. C’est pareil. Vous pouvez inventer des personnages qui disent avec jubilation tout ce que vous détestez, et c’est merveilleux. Le problème avec le théâtre, ce n’est pas tant l’écriture que la création sur scène. Dans le cas de la poésie, vous êtes tout seul. Il n’y a pas beaucoup de vrais éditeurs, mais cela coûte très peu cher d’éditer une plaquette de poèmes, et donc on finit bien par trouver un éditeur, qui lui-même décroche une subvention pour que le livre puisse exister. En gros, personne ne vous lit, donc c’est une activité qui ne dérange personne. Le théâtre, c’est assez lourd et assez cher et ça demande des compétences gestionnaires que je n’ai pas du tout. J’ai été un très mauvais directeur de labo parce que je ne sais pas du tout trouver des fonds pour la recherche, et ça me barbe. Mais c’est utile. Je ne dis pas que ce n’est pas utile.

Propos recueillis par Nicolas Duvoux.

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « Le pouvoir est de plus en plus savant. Entretien avec Luc Boltanski », La Vie des idées, 4 janvier 2011. ISSN : 2105-3030.

Notes :

[1] Boltanski, L., Thévenot, L. 1983, Finding One’s Way in Social Space : A Study based on Games, Social Science Information, 22 (4-5), 1983, p. 631-680.

[2] Note de la rédaction : pour une approche des institutions influencée ou traversée par la pensée de John Searle, cf. Tracés, n°17, « Que faire des institutions ? », coordonné par Arnaud Fossier et Eric Monnet.

[3] Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, 1st. ed., Chicago : Univ. of Chicago Pr., 1962 ; tr. fr. Champs Flammarion, 1983.

[4] Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972.

[5] Saul Kripke, Naming and Necessity, Harvard University Press, 1980.

[6] Albert Ogien, L’Esprit gestionnaire. Une analyse de l’air du temps, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1995.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 4 janvier 2011

 

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