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L’activiste, nouvelle figure de l’ennemi de l’État

Intervention de Philippe Pignarre, le samedi 2 avril 2011 au Contre-Grenelle 3 : décroissance ou barbarie


Mots-Clés / Activisme

Avril 2011 - Le site de Philippe Pignarre [1]

Il serait dommage que la question des « libertés et de la paix civile », pour reprendre l’intitulé du sujet que l’on m’a demandé d’introduire, soit laissée soit à un anticapitalisme qui ignorerait la question de l’État, soit à des Républicains pour qui tout est simple car les solutions à nos problèmes passent toujours par un appel à l’État.

Nous voudrions tenter d’aborder cette question sous un angle qui puisse être dit écologiste. Cela, au sens que Félix Guattari donnait à ce mot quand il parlait des « trois écologies » : la lutte contre les destructions de l’environnement, contre la destruction des collectifs sociaux et contre la destruction psychique des individus (pour dire les choses rapidement ). Si le capitalisme reste un système d’exploitation (et nous n’avons aucune raison de renoncer à cette définition), il nous affecte de plus en plus comme un système de destruction même s’il porte cette dimension dans ses gènes.

Avec Isabelle Stengers, nous avions insisté sur l’intrication entre l’État et le capitalisme en parlant de « ce que le capitalisme fait faire à l’État et de ce que l’État laisse faire au capitalisme ». Nous voulions insister sur l’inséparabilité des deux. C’est ce qu’ont bien montré les sociologues, comme Michel Callon, qui ont étudié les marchés et montré qu’ils n’existaient pas « naturellement » mais seulement à être configurés, structurés par des lois et règlements. Quand j’ai étudié la question du médicament, cela m’est apparu comme une évidence : sans l’intervention de l’État, sans les multiples réglementations et institutions, il n’y aurait pas un « marché libre » du médicament, mais seulement le chaos.

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On pourrait partir de la question suivante : l’alliance entre capitalisme et démocratie est-elle indispensable, intrinsèque, comme on a tenté de nous le faire croire ? Ou bien n’est-elle que le résultat d’une conjoncture longue particulière ? Sommes-nous même en train d’assister aux derniers moments d’une telle alliance ? L’espace des libertés publiques n’est-il pas en train de se réduire du fait même des exigences du capitalisme ?

Une première chose peut nous porter à le croire : le capitalisme avait sans doute peu de choses à craindre de la démocratie tant qu’il pouvait associer son nom à celui du « progrès ». Cela se traduisait par une chose très simple : la majorité des personnes avaient de bonnes raisons de penser que leurs enfants vivraient mieux qu’eux. C’est évidemment une vieille histoire mais c’est encore totalement le cas pour la génération de mes parents : prolétaires, issus eux-mêmes de familles paysannes (et leur statut était déjà infiniment supérieur), leurs enfants se voyaient ouvrir la possibilité, pas seulement de devenir ouvriers ou fonctionnaires, mais de faire des études universitaires qui étaient restées, pour eux, un rêve inatteignable.

Ce sentiment-là s’est largement évaporé et la majorité de la population n’est plus du tout convaincue que ses enfants vivront mieux qu’elle. Au contraire ! On sait que c’est quand des conditions de ce type ont été réunies que l’URSS s’est effondrée comme un château de cartes.

On commence à entendre dire dans certains cercles, et de manière de plus en plus insistante, que « le temps de l’économie n’est pas le temps de la politique ». Ce qui implique que la politique (mot que l’on emploie ici pour démocratie) pourrait bien être un obstacle aux bonnes raisons du capitalisme (confondu ici avec le mot économie). Traduisez : le temps du capitalisme n’est pas celui de la démocratie. Tout est dit. Et c’est particulièrement évident dans les périodes de crises. Il reste donc à choisir et ceux qui prônent sous sa forme euphémisée cette formule ont certainement déjà choisi.

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Je voudrais maintenant revenir sur une question qui doit préoccuper les écologistes et en particulier les objecteurs de croissance : celle du rapport entre ceux qu’on appelle les « militants » et ceux qui préfèrent prendre le nom d’« activistes ».

On pourrait dire de manière rapide que le mot « militant » fait référence à un langage militaire, qu’il va bien avec d’autres mots comme « masses », « campagnes ». Avec ces trois mots on a déjà un portrait de la plupart des organisations d’extrême gauche. Pour ces « militants » la politique consiste à « élever le niveau de conscience » et, pour ce faire, à « dénoncer » les méfaits du capitalisme. On a le droit de penser que la pédagogie a tendance ici à se substituer à la politique. C’est pourquoi je pense que les « militants » anticapitalistes doivent apprendre de ceux qui se définissent comme des « activistes ».

On pourrait résumer la chose de manière plus générale en disant que pour les militants rien n’est nouveau, tout ce qui surgit ne fait que confirmer ce que l’on savait déjà… Ainsi, quand la question du réchauffement climatique surgit, l’attitude « militante » consiste à en faire « une raison de plus » de s’opposer et de dénoncer le capitalisme. Cela ne change rien sur le fond : l’idée que le réchauffement climatique pourrait rendre le monde impossible à transformer (et nous condamner à la barbarie) ne les effleure pas.

On pourrait dire que l’attitude « activiste » est très différente ; devant chaque nouveauté, le besoin n’est pas de se rassurer (« on sait que… »), mais d’apprendre, d’expérimenter, être l’occasion de nouvelles pratiques. « Expérimenter », c’est le mot-clef de cette différence que j’essaie ici de construire.

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« Expérimenter », « se mêler de ce qui n’est pas censé nous regarder » : voilà ce que les militants anticapitalistes ont besoin d’apprendre des activistes s’ils ne veulent pas être un courant politique mortellement ennuyeux mais devenir une référence politique incontournable, le véritable pôle de référence de tous ceux qui sont affectés par les destructions dues au capitalisme.

C’est ici que je peux reprendre le thème des libertés publiques que l’on m’a demandé de traiter. L’État et le capitalisme ne se sentent pas aujourd’hui trop menacés par les opérations de dénonciation rituelle. En revanche, ils organisent une offensive violente contre toutes les formes d’activisme avec tous les moyens dont ils disposent allant jusqu’à l’assimiler à la lutte contre le terrorisme. De nouvelles lois ne cessent de tenter de rendre illégales toutes les formes de résistance : faucheurs d’OGM, casseurs de pub, désobéissants, grève du zèle, boycott, occupations. Il serait intéressant de faire la liste de toutes les actions qui étaient possibles il y a encore vingt ans et qui sont progressivement criminalisées. Le boycott de l’Afrique du Sud de l’apartheid serait aujourd’hui un délit. Les occupations d’immeubles vides, comme celles que pratique Jeudi noir sont dans le collimateur du pouvoir qui va certainement tenter de les criminaliser à la première occasion. Ils sont nombreux à penser que ce type d’occupations illégales, ça commence à bien faire. C’est une chose de dénoncer la politique du logement et de ségrégation sociale, ce que savent très bien faire les militants, mais c’en est une autre de passer à l’action en occupant les logements vides. On n’apprend pas la même chose, on ne fait pas la même chose, on ne joue pas dans la même cour.

Je pense que c’est sur ce front que les libertés sont le plus menacées. Toute tentative d’échapper à un système qui nous enserre de tous les côtés est de plus en plus considérée comme illégale. Pour cela, un nouvel appareil juridique se met en place, pièce après pièce.

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Je voudrais prendre un autre exemple pour illustrer cet « enserrement » qui nous menace et dont l’objectif est de nous transformer en aboyeurs impuissants. Mon père était cheminot et, quand il faisait grève dans les années 1960, il perdait certes du salaire mais pas dans les conditions qui sont celles d’aujourd’hui. Je crois qu’il était alors encore payé en liquide toutes les semaines. Il n’avait pas de compte bancaire mais seulement un livret de Caisse d’épargne . Dans ces moments-là, les commerçants faisaient crédits aux grévistes et les paysans du voisinage (avec lesquels ils avaient souvent des liens familiaux) venaient les ravitailler éventuellement gratuitement. Nombreux étaient aussi les cheminots qui avaient leur jardin et leur petit élevage de poules et de lapins.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Le compte en banque est devenu quasiment obligatoire. On en a fait un « droit de l’homme » ! Et ceux qui n’en voudraient pas peuvent difficilement faire sans, tout est fait pour leur rendre la vie impossible. Derrière chaque salarié, il y a maintenant un employé de banque qui surveille l’évolution de son revenu. Et qui téléphone à répétition à la moindre difficulté. Pendant le mouvement des retraites de l’année 2010, on a entendu de nombreux salariés expliquer qu’ils auraient bien fait grève mais qu’ils ne pouvaient pas à cause de leurs crédits, à cause des multiples abonnements qui s’imposent dans la vie quotidienne et dont le modèle reste le téléphone mais qui s’étendent à grandes vitesses à de multiples autres biens de consommations, nous liant de manière presque indéfectible aux entreprises qui les produisent (se désabonner est dans tous les cas un parcours du combattant !). Désormais, le banquier surveille tous nos faits et gestes et nous menace en permanence d’exclusion sociale sous la forme de l’interdit bancaire (Charles Péguy avait peut-être déjà compris ce danger quand il hurlait contre la création du Livret de Caisse d’épargne !). Nous sommes enserrés dans une bancarisation qui tend à rendre les grèves de plus en plus difficiles. Et puis, vous vous imaginez demander à Carrefour ou à Leclerc de vous faire crédit le temps de la grève ?

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Je voudrais ici utiliser un mot qui nous vient des activistes américains : reclaim. Il s’agit de décrire toutes les pratiques de réappropriation. Je les mets du côté de l’activisme mais c’est peut-être ce type d’actions qui devrait permettre de créer des ponts entre les « militants » et les « activistes ».

Quand nous sommes battus contre la réforme des retraites, ou contre celle de l’Assurance-maladie, on s’est bien souvent contenté de s’opposer aux nouvelles mesures. On n’a pas saisi l’occasion de dire que la Sécurité sociale devait être rendue aux salariés, on a oublié que ces derniers ont été littéralement expropriés d’un « bien commun », qui est peut-être le principal « bien commun » inventé en Europe par les travailleurs dans un effort qui court sur deux siècles : les formes mutualisées de salaires. Par « bien commun », j’entends ce qu’on est capable de gérer en commun (et c’est pourquoi on doit le différentier des "services publics" qui permettent de "faire société", qui doivent être aussi défendus contre la privatisation mais qui n’ont généralement pas été inventés comme des "biens communs"). Or, une fois ce bien commun « exproprié » par l’Etat (même républicain !), il peut évidemment être facilement privatisé, c’est-à-dire donné au capitalisme. Reclaim suppose tout un travail de mémoire : On ne sait plus comment on a inventé cela, on ne sait plus comment étaient gérées les formes mutualistes, on ne sait plus comment l’expropriation a été progressive mais radicale. Cette mémoire ne nous traverse plus, elle a été littéralement tuée. Comment pourrions-nous alors inventer de nouveaux biens communs ?

Mais pourquoi perdons-nous si facilement la mémoire ? Tant que l’on n’a pas compris – et ce n’est pas une opération intellectuelle mais quelque chose qui se joue dans la chair – que le capitalisme nous avait aussi rendu littéralement malade et donc qu’il fallait apprendre à se soigner on ne saura pas répondre à cette question et renouer avec le fil de la mémoire. Et puis nous avons aussi, les anticapitalistes, trop souvent cru au « progrès », cru que les destructions capitalistes pouvaient avoir du bon.

Les pratiques mises sous le nom de reclaim ont pour vocation que l’on apprenne collectivement à se soigner du mal que le capitalisme nous fait. Retrouver la mémoire des biens communs dont on a été dépossédés, cela ne peut pas être le résultat d’une opération livresque, intellectuelle. C’est là aussi que ceux que j’ai appelés les activistes, en s’efforçant d’inventer et d’expérimenter de nouveaux « biens communs » peuvent nous aider à nous soigner collectivement.


[1] essayiste, éditeur des Empêcheurs de penser en rond


Publié sur OSI Bouaké le mardi 5 juin 2012

 

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