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Algérie : Les enfants perdus de Kabylie

Une vague de suicides de jeunes à Tizi-Ouzou bouleverse une communauté qui oscille entre la honte et la crainte d’être stigmatisée par le pouvoir.


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Libération - 4 juin 2012 - Jean-Louis Le Touzet, envoyé spécial à Tizi-Ouzou, Algérie

Au mois de mars, l’air est sec, froid et souvent d’un bleu très dru à 900 mètres d’altitude à Adrar, un petit village de Kabylie, au nord-est de Tizi-Ouzou, en Algérie. A Adrar il n’y a rien, mis à part des locaux commerciaux qui n’ont jamais ouverts mais le gaz de ville et l’éclairage public sont pour bientôt. Quand le temps est dégagé, on peut voir la mer et la baie d’Azeffoun.

Le 18 mars dernier, aux alentours de 19 h 30, l’alerte est donnée dans tout Adrar. Le jeune Mohamed Douzen, onze ans, élève de 5e (l’équivalent du CM2), dernier d’une famille de treize enfants, a disparu. Ce soir-là les choses n’allaient pas comme d’habitude. Le petit Mohamed avait tourné autour de ses sœurs dans l’après-midi comme une guêpe, les sollicitant pour un câlin, pour un oui pour un non, se pelotonnant comme un chat sur leur lit, leur demandant avec insistance ce qu’elles étaient en train de faire.

Arezki, agent de l’autorité villageoise, se souvient ce soir-là, quand la nouvelle de la mort du petit Mohamed est tombée, du vacarme de chaises, de pieds, et de tabourets renversés. Mohamed était encore une heure auparavant dans les jambes de sa mère partie « chercher des légumes chez la voisine », raconte-t-il. C’est le frère aîné de Mohamed, Makhlouf, maçon comme son père, qui a retrouvé le petit pendu accroché avec un nœud coulant à la branche noueuse d’un olivier sur la parcelle du voisin, distante de trois cents mètres de la maison familiale. Le petit avait pris l’habitude de « jouer sous les oliviers ». Pour son père, « c’était son refuge ».

Le corps n’avait pas la moindre oscillation et était « encore chaud » quand Makhlouf et Amine, un des cadets, maçon tout comme les autres, ont décroché leur petit frère qu’ils ont éclairé avec des torches et des lampes à gaz. Amine raconte aujourd’hui, en s’essuyant les yeux avec le revers de sa manche, qu’il ne manquait « pas cinq centimètres », en montrant l’écart entre le pouce de l’index, pour que les pieds en flèches, chaussés « de petites tennis blanches », touchent les deux briques rouges que le petit avait transportées du dernier étage du domicile familial, toujours en chantier, pour se hisser et en finir.

« Je me suis suicidé »

La maison des Douzen ne possède ni Internet ni parabole. Elle a deux étages dont le dernier est hérissé de fers à béton. Au rez-de-chaussée, il y a un café tenu par le père, Ali, et ses fils. Un café de village avec des viennoiseries sous plastique sur des présentoirs métalliques. La télé, qui diffuse uniquement les chaînes nationales, est aujourd’hui en sourdine. Les consommateurs en terrasse sirotent, silencieux, des expressos et du thé. Ils ont vue sur la route, les nids de poule et la volée de marches de la mosquée.

Le père, après avoir porté en tremblant une cigarette à la bouche, trouve un semblant d’équilibre pour dire : « C’était un gentil garçon, rêveur qui passait du temps avec nous dans le café à écouter les adultes sans rien dire. Puis il partait d’un coup se cacher sous les oliviers… » Les voisins se consultent du regard, l’écoutent parler sans l’aider d’une parole, d’un geste. Ses mains sont énormes et tavelées par le ciment. Il porte une salopette en denim nouée jusqu’au dernier cran à la taille par un ceinturon de cuir.

Le soir du drame, il se souvient qu’il suivait péniblement ses aînés en montant le mamelon caillouteux éclairé à la lueur d’une torche. Puis alerté par les cris des frères déjà sur place, il a voulu accélérer mais le cœur lui sortait de la poitrine. Il est arrivé hors d’haleine, mâchoire tremblante, et a vu le corps posé sur la mousse qui lui faisait comme un édredon. Il a alors pris le corps de Mohamed dans ses bras en sanglotant attendant que la Sécurité civile monte de Tizi-Ouzou qui ne pourra que constater le décès. La gendarmerie ne s’est pas déplacée sur les lieux mais a gardé le corps à la brigade « pour examens complémentaires ».

Par le sentier de chèvres qui mène aux oliviers du voisin, pendant que la sécurité civile emportait le corps par la route, Amine, rentre vers la maison, le visage mangé de larmes. Il tombe, dit-il, sur « un bout de papier » coincé dans une branche de figuier fraîchement cassée : « Je m’appelle Mohamed Douzen et je me suis suicidé. » La maman de Mohamed ne fut prévenue que dans la nuit de la mort de son dernier : « Pour la ménager », souffle le père. Depuis, elle ne sort plus de la maison de la voisine. L’explication, on la lit dans une contribution écrite en 2008 par les professeurs Badra Moutassem-Mimouni et Mostefa Mimouni intitulée : Tentatives de suicide et suicide des jeunes à Oran, entre désespoir et affirmation de soi. « En plus de la honte qu’il leur fait subir en se supprimant, cet acte peut être vécu [par les parents] comme une négation de leur existence et de leur place dans la vie. Comme s’ils ne comptaient pas à ses yeux, comme une preuve du manque d’amour et de respect qu’il leur doit de façon inconditionnelle car la culture musulmane est basée sur le respect absolu des parents et de leur autorité » (1).

Le voisinage est venu témoigner de sa compassion à la famille mais pour certains, dit Arezki, le chef du comité de village, les paroles réconfortantes n’arrivaient pas à sortir « comme si la foudre était tombée ». Le quotidien arabophone d’Alger, Ennahar, qui n’a pas dépêché de journaliste sur place, a brodé les jours suivants sur une querelle de voisinage qui serait à l’origine du suicide du petit, laissant entendre au passage une faiblesse supposée des parents qui ne savent pas tenir leurs enfants. Le père s’effondre en larmes et dit que jamais il n’a porté la main sur son gosse. Ni jamais grondé « parce qu’il n’avait pas de bonnes notes et puis pourquoi faire ? Il aurait fait maçon, comme ses frères, c’est tout ce qu’on peut espérer ici, maçon… » Deux jeunes psychologues ont été envoyées de Tizi-Ouzou pour accompagner la famille dans leur deuil. Le père qui n’a pas « d’instruction », comme il dit, a vu « tout de suite » qu’il s’agissait de stagiaires « qu’on n’a jamais revues à la maison depuis ».

« Poids des traditions »

Pour le seul mois de mars, outre Mohamed, deux autres garçons se sont pendus dans la wilaya de Tizi-Ouzou, en Kabylie. Le 19 mars, en fin de journée, sur la commune d’Irjen, à 18 km de Tizi-Ouzou, le jeune Azdin (prénom modifié) s’est pendu avec la ceinture de son kimono. Il allait avoir 13 ans.

« Ces enfants ne se connaissaient pas. Il s’agit d’un pur hasard. Ils se sont pendus. Ils ne se sont pas donnés la moindre chance de s’en sortir », insiste le médecin psychiatre Mahmoud Boudarene, ancien député du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie, un parti laïc bien implanté en Kabylie). Il souligne qu’« il n’y a jamais d’enquêtes sérieuses concernant les suicides mais on peut avancer que ces passages à l’acte découlent de problèmes psychologiques sévères et d’immenses difficultés pour ces enfants à contrôler leurs émotions. La pendaison est un huis clos contrairement aux immolations qui sont une sorte de mise en scène sacrificielle : je souffre et je me sacrifie au nom des autres. »

Le taux national de 4 suicides pour 100 000 habitants est le pourcentage « officiellement » avancé à Alger mais il « ne correspond pas à la réalité » et serait, selon Mahmoud Boudarene,« beaucoup plus élevé ». Un hiatus qui s’expliquerait par « des erreurs statistiques et la dissimulation du suicide en accident ou en mort naturelle dans un pays où le poids des traditions et de la religion est important. »

« En l’absence de statistiques fiables et sérieuses , poursuit-il, il faut en parler car les difficultés auxquelles sont confrontés les Algériens sont des facteurs précipitant le passage à l’acte. »

Un voisin de la famille de Mohamed, qui ne veut pas être cité, s’indigne : « Les journaux en arabe font leurs choux gras sur les suicides et disent que les Kabyles ne sont pas de pas de bons parents, qu’ils battent leurs enfants et qu’ils ne sont pas de bons croyants… » Dans son livre L’action politique en Algérie, un bilan, une expérience et le regard du psychiatre, Mahmoud Boudarene note pour sa part que « la comptabilité morbide égrenée par les médias concernant le suicide en Kabylie a amené les acteurs de la vie politique à interpréter le suicide comme le résultat d’une carence de la foi dans cette région du pays. Les sujets sont alors stigmatisés, blâmés et parfois excommuniés. »

Le corps exposé dans la classe

Exceptionnellement, les obsèques du petit Mohamed eurent lieu le surlendemain du drame. Les prières rituelles furent conduites par l’iman qui s’est bien gardé de rappeler à la famille que le suicide était un acte de désobéissance à Dieu. Mohamed a été porté en terre. Auparavant, son corps avait été placé dans la salle de classe, selon les souhaits des deux jeunes psys. Le directeur de l’école, Monsieur Ramdane, a trouvé cela « traumatisant » pour les enfants mais, dit-il, « j’imagine que les psychologues savent mieux ces choses-là que nous. » Le docteur Mahmoud Boudarene, lui, a jugé l’initiative déplacée : « Personnellement je n’aurais pas pris une telle décision. Ses camarades de classe auraient tout à fait pu aller lui rendre une dernière visite au domicile mortuaire. Une démarche qui s’inscrit dans les usages et qui aurait été un élément précurseur pour le travail de deuil chez les enfants. »

Pour le directeur de l’école primaire, Mohamed « n’était pas intéressé par l’école » : « Ses notes étaient moyennes, parfois en dessous mais il n’y avait pas de pression des parents. L’enfant était turbulent comme tous les gosses de cet âge. » Le jour où il s’est pendu, ajoute Ramdane, Mohamed a blessé d’une pierre le poignet d’une camarade dans la cours de récréation « mais ce n’était pas méchant ». Trois jours avant de se pendre, le garçon avait lancé à sa mère dans la cuisine : « Toi aussi, un jour, tu porteras mon cartable dans la rue comme la folle. » Il faisait allusion à un fait-divers qui s’est déroulé deux ans plus tôt dans la commune des Aghribs. Un écolier de CM2, comme lui, s’était pendu en fin d’année scolaire. La mère, folle de douleur, marche depuis, hébétée, dans les rues, avec le cartable de son fils sur le dos. Le père est assis dans un coin sombre de la terrasse, fume cigarette sur cigarette, et répète inlassablement le prénom de son fils.

(1) Editée par le Crasc (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle) d’Oran.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 19 juin 2012

 

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