OSI Bouaké - SD - 4 mai 2012
Intervention de Christine Abels-Eber [1]. Extrait des actes du colloque "Le vécu du placement à l’Aide sociale à l’enfance : hier, aujourd’hui, demain", organisé en mai 2011.
Une approche des récits de vie avec des enfants placés et des parents, en quête d’une reconnaissance de sujets de l’intervention sociale.
« J’aime pas le passé, c’est trop difficile ;
d’abord le passé simple, ça n’existe pas, il
n’y a que du passé compliqué.
Le passé simple, j’aime pas ; le passé
simple, c’est du passé dur et puis
l’imparfait c’est quand j’étais petit, c’est du
passé (...) »
Ces paroles extraordinaires d’enfants
de 10 et 11 ans, séparés de leur famille,
m’ont étonnée et éclairée sur les
difficultés auxquelles ils peuvent parfois
se heurter dans leur rapport au temps ou
contretemps qui perturbent leur quotidien,
voire leur évolution. Ils n’ont pas toujours la disponibilité psychique nécessaire pour accéder au Savoir, à un
autre savoir que celui qui les concerne personnellement, n’ayant pas pu mettre de sens sur cet événement,
que je nommerai l’événement-séparation, qui est à l’origine du placement, qu’ils subissent et qu’ils vivent
fréquemment comme une sanction dont ils s’estiment responsables.
Beaucoup trop d’enfants « placés » ne comprennent rien au déroulement de leur vie ; ils sont « déplacés »
pour être « replacés » ailleurs, hors de leur famille et se retrouvent soumis aux volontés et désirs des adultes,
parents ou professionnels, qui décident, bien souvent, en leur nom et à leur place.
La mise en mot de la vie de l’enfant par les adultes peut contribuer à l’assujettir et à l’instrumentaliser ; en
effet, on écrit sur ces enfants, on parle de ces enfants, mais, de mon point de vue, on leur offre trop rarement,
en dehors d’un cadre de soin, la possibilité de faire part, eux-mêmes, de ce qu’ils vivent, comment ils le
vivent, ce qu’ils en comprennent, et ce qu’ils souhaiteraient. L’enfance ne peut être bafouée par l’interdit de
parole qui pèse sur elle parfois. Je défends et reconnais à l’enfant ses capacités à penser, à agir et prendre
en main sa vie, si les adultes acceptent de l’accompagner dans ce sens, sans faire à sa place, mais avec lui.
Ces enfants sont souvent définis par leurs manques, leurs difficultés et non par leurs capacités. Ils ont
expérimenté des ruptures sans les avoir comprises, la séparation ayant produit une rupture de sens.
J’aborde la séparation en tant qu’événement car elle fait irruption, elle a fait discordance, elle a introduit un
changement et marqué une discontinuité. Elle a bouleversé la vie de l’enfant et provoqué une rupture avec
sa vie antérieure, avec sa vie d’enfant vivant avec sa famille. (Les enfants que j’ai rencontrés ont quitté leur
famille vers 6-7 ans)
Ces enfants expriment une quête de place, retrouver la place perdue auprès de leurs parents, retrouver leur
place d’enfant de leurs parents et non de parents de remplacement pour certains.
« On a été placés chez des nourrices et le seul truc qui m’énervait c’était que je sois séparé de ma maman, rien
ne peut aller alors, parce que de toutes façons je l’ai toujours dit, ma vie c’était pas d’être placé en nourrice,
c’était le truc que je détestais le plus, car c’est pas normal quoi ; pour moi c’est normal que je sois avec
mes parents. Quand je vois ma maman le week-end, je me sens bien ; j’ai besoin d’une maman, pas d’une
nourrice, pas d’une femme qui joue à être ma mère alors que j’ai une mère, ça veut dire quoi tout ça ? C’est
pour ça que j’étais si difficile avec les nourrices, et que je voulais être dans une pension ; c’est une maman
que je voulais, pas une nourrice (...) J’ai vécu une vie pas très facile. C’est pas comme ça que je la voulais ma
vie, mais il faut bien que je fasse avec ça, alors que j’ai rien demandé de tout ça et que je ne voulais pas du
tout ça. Et puis, c’est comme ça, rien ne pourra le changer, rien, c’est du passé. (...) » (Max, 12 ans)
Ils expriment aussi une quête de sens, comprendre pourquoi on les a séparés de leurs parents. Cette absence
de sens attribuée à la séparation perturbe ces enfants qui semblent plus troublés par la séparation que par
le placement.
Les récits qu’ils m’ont confiés se sont construits autour d’une question qui revient souvent et oriente le récit,
la question-source : « Pourquoi on nous a séparés ? » Cette question tourne autour de l’événement fondateur
qu’est la séparation.
Pour Ricoeur, l’événement est appelé à se construire, se déconstruire, se reconstruire avec le récit ; en
effet, le récit déterre des événements, il en relativise d’autres et surtout, il noue des liens ; par cela, il éclaire
l’événement sous un nouveau jour et l’individu réagit à l’événement en fonction du sens qu’il lui donne.
« C’est bien le récit qu’on en fait qui l’érige en événement fondateur, celui qui engendre le sens. »
(Ricoeur, 1983)
Lors de mes rencontres avec des enfants placés, et dans les récits qu’ils m’ont confiés, j’ai pu noter la force
avec laquelle la plupart d’entre eux rappelle et revendique qu’il reste l’enfant de ses parents, mais que trop
souvent on le dépossède de cette appartenance à laquelle il se raccroche d’autant plus que, bien souvent, il
ne connaît pas bien son histoire familiale ; et plus il aura le sentiment qu’on tente de l’éloigner de sa famille,
plus il s’y accrochera sans pouvoir s’investir dans sa nouvelle vie.
Une histoire de rencontres
Il y a quelques années, lors d’un travail de recherche, j’ai eu la chance de rencontrer des enfants placés
dans une institution ou chez une famille d’accueil. Ces rencontres ont bouleversé quelques idées préconçues
qui s’étaient logées en moi ; en effet, ces enfants ne correspondaient pas tout à fait aux tableaux cliniques
que certains spécialistes peuvent en faire, tableaux parfois très stéréotypés et en cela déshumanisants, car
un enfant dit « en difficulté » est aussi considéré, parfois, comme un enfant « difficile ». Il peut même être
stigmatisé par des classifications rapides et terribles : carencé affectif, carencé éducatif, cas social... Par leurs
témoignages très personnalisés, et le récit de leur vie qu’ils m’ont confié, ces enfants m’ont appris à les
connaître et à mieux les comprendre ; j’ai ainsi découvert ce que pouvait être la face cachée de la vie d’un
enfant placé, séparé de sa famille, vie chargée d’attentes, d’espoir, mais aussi de solitude, de désespérance,
de souffrance et d’incompréhension.
Après avoir mieux compris ce que peut représenter le parcours de certains enfants placés, et entendu les
phrases exprimées par la plupart de ces enfants, telles que : « Je voudrais qu’on aide ma maman... parce
qu’elle ne sait pas bien faire avec nous », ou, « ... parce que ça ne se passe pas très bien à la maison, le
week-end », j’ai éprouvé le besoin de comprendre ce que pouvait être le parcours de certains parents dont
l’enfant est placé. J’ai pu rencontrer des parents dont les témoignages m’ont bousculée. Leurs récits chargés
d’événements lourds et difficiles, mettent à jour un certain nombre de dysfonctionnements des services
sociaux qui rendent, trop souvent, la vie « impossible » aux parents et aux enfants. Ceux-ci se retrouvent dans
une spirale infernale, face à des impasses ou dans un tunnel dont on ne voit jamais le bout, tant les attentes
qui sont formulées à leur égard sont exigeantes voire contradictoires, au risque de rendre fou l’autre, celui
auquel elles sont adressées. La demande d’aide adressée aux services sociaux peut se retourner contre eux
car elle est trop souvent déplacée du champ socio- économique vers le champ éducatif, et leurs difficultés
devenues trop visibles les rendent encore plus vulnérables.
J’ai été touchée par le parcours difficile de certaines familles, par les souffrances qu’elles ont endurées, par les
phases de désespoir qu’elles ont traversées, mais aussi par leur colère, leur révolte liées à l’incompréhension
de ce qui leur arrivait, de ce qu’on leur demandait d’être et de faire, et par tout ce qui aurait pu leur être évité,
par tout ce qu’on aurait pu leur épargner.
Chacun de ceux que j’ai rencontrés, que ce soit l’enfant ou le parent, vit cette situation comme une violence
qui lui est faite, qu’il subit et qu’il n’arrive pas à comprendre. Tous expriment très vivement dans leur récit,
cette même quête de place, place d’enfant de mes parents, pour l’enfant, ou, place de parent de mon enfant,
pour le parent, et quête de sens sur cette séparation qu’ils n’ont pas toujours comprise et acceptée.
Ce que je découvrais au fil de ces rencontres me sidérait et me mettait face à une réalité que je pensais dépassée
depuis longtemps, tant le discours social et politique « donne à voir » de la vie et de l’accompagnement des
enfants victimes et objets du placement, et de leurs parents, un tableau plus « convenable » que celui auquel
je me confrontais. Ce fut un choc, car il faut être de l’autre côté de la barrière, du côté des acteurs et non des
décideurs, pour prendre conscience de ce que peut être le vécu de ces acteurs, vécu qui ne peut être exprimé
dans son authenticité que par ceux qui le vivent. J’ai recueilli plusieurs récits d’enfants, de parents, et de
professionnels qui les ont accompagnés. Il me semble important que parents et enfants puissent exprimer
leur parcours, leur souffrance et leur révolte, et puissent avoir l’assurance qu’ils sont entendus et crus. Les
enfants, tout comme les parents que j’ai rencontrés, connaissent leurs compétences. Ils n’ignorent pas qu’ils
savent parler et s’exprimer, mais on met si souvent en doute ce qu’ils disent, qu’ils ont appris à se taire, et
parfois à douter de cette parole et de leurs capacités à l’exprimer. Par l’intermédiaire des récits, ils ont pu
réaliser qu’ils pouvaient utiliser la parole, que leur parole était entendue, et que leur version, le récit de leur
parcours d’enfant placé, de parents d’enfants placés, était acceptée tel qu’ils l’exprimaient. Le fait d’être
entendu, cru, accueilli par celui auquel on s’adresse est fondamental pour se sentir reconnu et digne d’intérêt
par son interlocuteur, celui auquel on adresse son récit.
Ces récits nous éclairent sur une réalité que certains « exclus de la parole » peuvent vivre, même si celleci
dérange, car elle n’est pas facile à entendre et surtout à accepter. Parents et enfants expriment le fait
que ce n’est pas tant le placement qui les met en souffrance, mais la séparation parents-enfants. Si celle-ci
était mieux comprise, le placement serait certainement mieux accepté et mieux vécu, par les uns et par les
autres, car il est parfois souhaitable, souhaité, voire attendu. A travers la question : « Pourquoi on nous a
séparés ? » qui guide et traverse les récits tant des enfants que des parents, il semble que chacun témoigne
du même manque, celui du sens qu’ils n’ont pas pu mettre sur l’événement-séparation qu’ils subissent. Cet
« autre » qu’ils ont sollicité et dont ils avaient besoin, ne semble pas les avoir accompagnés à s’accomplir,
à s’émanciper, à s’en sortir, mais plutôt à s’assujettir, à se soumettre ; en effet, ils ne pouvaient pas agir
positivement sur l’événement faute de compréhension de celui-ci et de ce qui leur arrivait. Ils s’épuisaient à
tenter de comprendre l’insupportable, car il est nécessaire de comprendre ce qui s’est passé pour le dépasser.
Le récit de vie comme construction d’historicité
Ces enfants qui ne comprennent pas grand-chose au déroulement de leur vie, se trouvent en perte de
repères affectifs et temporels. Ils ne peuvent qu’en souffrir et s’en culpabiliser s’ils n’ont pas les moyens
de le comprendre, s’ils ne l’historicisent pas. A cette fin, l’approche histoire de vie est utilisée comme outil
d’historicité, de mise en question de leur histoire pour en construire, avec eux le sens. L’histoire de vie, à
partir du récit de sa vie, est une recherche et une construction de sens à partir de faits et d’événements
temporels, personnels, familiaux et sociaux. Elle est interprétée comme outil d’historicité, c’est-à-dire de
travail sur son histoire pour en construire le sens, l’historicité étant définie comme la capacité d’agir sur
sa propre histoire et d’avoir prise sur sa temporalité en articulant passé-présent-futur, mais aussi comme
la capacité d’agir sur certains déterminismes pour s’en dégager. L’individu se positionne en tant que sujet
par la conquête et la construction de son temps personnel, il s’historialise, et, en cela, change son rapport à
l’événement et au monde.
« Le récit de vie est un outil d’historicité. Il permet au sujet de « travailler » sa vie. Raconter son histoire est
un moyen de jouer avec le temps de la vie, de reconstruire le passé, de supporter le présent et d’embellir
l’avenir. » (V. de Gauléjac, 2000)
L’approche histoire de vie rencontre celle de Ricoeur pour lequel l’accès au récit est l’accès au sens, et l’accès
au sens passe par la possibilité de créer du lien entre des choses qui visiblement n’en ont pas. La particularité
de l’histoire de vie est que le locuteur accompagné de l’interlocuteur, après avoir énoncé les événements qui
constituent sa vie, va lui-même les articuler et les agencer pour les mettre en sens, et, en cela, transformer
la vision qu’il en avait, ainsi que son rapport à ces événements. C’est ce que fait apparaître Ricoeur dans le
concept d’identité narrative, concept-clé dans son travail sur le récit. Il désigne la configuration de l’action
apportée par le récit, issue d’un questionnement du locuteur, qui met ensemble à partir d’un point de vue
présent, présent et passé. Le récit permet au sujet de passer d’une expérience temporelle humaine éprouvée,
à une conscience et une existence historique ; il permet d’articuler les temporalités pour s’y retrouver.
Le récit donne forme, il permet de rassembler les événements de sa vie, les transforme en histoire et donne
un sens à l’histoire. Comprendre son histoire, ce peut être comprendre comment et pourquoi les épisodes
successifs ont conduit à ce que je suis, à ma situation actuelle, et c’est l’acte de narration, le fait de raconter
à un interlocuteur qui a une fonction d’organisation et d’articulation ; mais raconter sa vie ne suffit pas et
n’a pas d’effet magique ; il est nécessaire de l’adresser à un autre et de l’interroger, car c’est ce travail sur
l’énoncé, sa mise en question qui permet au sujet de s’en distancier pour se re-connaître, se re-trouver et
se re-construire. Cette action que le sujet mène sur sa vie ne changera pas son histoire passée, bien sûr,
mais peut changer le rapport qu’il entretient avec celle-ci, ce qui lui permet de s’ouvrir à d’autres horizons,
de modifier certains choix ou certaines orientations qu’il avait prises et d’ouvrir la porte à un changement
possible.
Je défends l’idée que la plupart des enfants sont aptes à faire leur histoire de vie, et que ce travail sur son
histoire peut conduire l’enfant placé à transformer la vision qu’il a de l’événement-séparation en « réalisant »,
dans le sens de l’accepter comme réalité, et en comprenant mieux ce que l’on a fait de lui et ce qu’il a fait de
ce que l’on a fait de lui, afin d’agir sur ses déterminismes et tenter de devenir celui qu’il voudrait être. C’est
accorder une place essentielle à la subjectivité qui permet de donner la réalité d’une situation, ce que ne
permettent pas les approches dites objectives.
La sociologie clinique et l’accompagnement d’enfants placés
La sociologie clinique est une sociologie qui se met à l’écoute des acteurs, l’acteur étant considéré comme
capable de nous aider à comprendre les phénomènes sociaux par ce qu’il a d’intéressant à nous dire.
La sociologie clinique cherche à démêler les noeuds complexes entre les déterminismes sociaux et les
déterminismes psychiques dans les conduites des individus ou/et des groupes. Les phénomènes sociaux
ne peuvent être « compris », « saisis » que si l’on y intègre la façon dont les individus les vivent, se les
représentent, les assimilent et contribuent à les reproduire. Le travailleur social qui est avant tout un agent
de changement social et non seulement un professionnel qui agit individuellement, se trouve confronté à la
perspective sartrienne qui affirme que la liberté de l’individu est ce qu’il fait de ce que l’on a fait de lui ; en
effet, pour Sartre : « L’homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, par ce qu’il
parvient à faire de ce que l’on a fait de lui », et comme le souligne V. de Gauléjac qui s’appuie sur une
conviction que l’individu est capable de prendre en main sa vie : « L’individu est le produit d’une histoire dont
il cherche à devenir le sujet ».
Dans l’accompagnement d’enfants placés, ou de parents d’enfants placés, il paraît nécessaire de cerner
l’influence de différents facteurs, de différents déterminants qui vont permettre de comprendre les ruptures
telles que l’événement-séparation. On sait que le placement peut aider l’enfant à changer l’orientation de sa
vie, à ne pas reproduire la vie de ses parents et aider les parents à comprendre leurs dysfonctionnements.
On sait aussi que certaines familles dont l’enfant est placé sont stigmatisées dans ce qu’elles sont, sont
renvoyées à leurs manques et leurs incompétences, et ne se sentent pas autorisées à être autrement que
comme elles sont désignées. La honte peut alors s’installer dans leur for intérieur. Elles s’enferment dans
une identité négative et intériorisent le regard négatif que les institutions portent sur elles. Mais lorsque l’on
donne la parole à ces enfants, à ces parents, et que l’on considère leur version comme « juste », « valable »
et « digne d’intérêt », on comprend mieux, non seulement les parcours singuliers, mais aussi ce qui est
commun à tous ces parcours. Ce sont les acteurs qui nous apprennent le mieux qui ils sont et comment agir
avec eux. Il suffit alors d’accepter de se laisser guider par ces acteurs qui nous éclairent sur la manière de
les accompagner, en considérant que chaque trajectoire sociale et familiale est unique, singulière mais aussi
semblable à tant d’autres.
La sociologie clinique nous confronte au sujet dans sa globalité. Le sujet n’est plus considéré comme le seul
responsable de ce qui lui arrive, de ce qu’il est devenu, car pour comprendre sa situation, et par le récit qu’il
en fait, il est resitué dans son environnement et peut parvenir à faire la part entre les événements de sa vie
et l’histoire qu’il s’est construite, qu’il a recréée, entre l’histoire telle qu’elle s’est passée et l’histoire telle
qu’il se la raconte. L’individu a besoin d’interroger les conditions concrètes d’existence de sa famille, les
contradictions qui ont traversé sa vie et ce que ce contexte de vie a fait d’elle et des membres de sa famille,
ceci en se décentrant de lui-même pour interroger son environnement familial et social, et en s’autorisant une
pensée critique sur le contexte de vie qui a agi sur lui. L’interaction entre le social et le psychique nous permet
de comprendre certaines destinées humaines, et la plupart des phénomènes sociaux, par l’intermédiaire du
récit qui, comme le souligne Eugène Enriquez, « transforme un simple individu en créateur d’histoire et en
agent d’historicité ».
Construction-déconstruction-reconstruction
La démarche histoire de vie que j’ai utilisée avec des enfants, a facilité ce mouvement qu’ils ont à assumer
et que j’ai rythmé en 3 temps : construction, déconstruction et reconstruction. Dans ses écrits sur le récit et
l’identité, Ricoeur utilise un modèle de construction historique en 3 phases, ou triple mimésis : préfiguration,
configuration et refiguration. Pour Ricoeur, à chaque moment de construction narrative il y a ces 3 mimésis :
« Le récit met la consonance là où il y a dissonance, le récit donne forme à ce qui est informe ».
J’ai repéré 3 temps dans les récits recueillis qui ne correspondent pas tout à fait aux 3 mimésis de Ricoeur
car je les ai séparées, désolidarisées ; mais je m’en suis inspirée pour mon analyse qui s’appuie surtout sur la
mimésis 2. J’en ai fait une interprétation personnelle car à ces 3 temps, j’ai articulé les formules de Ricoeur :
figuration et configuration qui, pour moi, retracent bien le processus d’évolution des enfants dans leur récit
et le déroulement de ce récit. Cependant, j’y ai rajouté une phase que j’ai nommée défiguration et qui est
une illustration que j’ai relevée dans la plupart des récits des enfants. C’est ce mouvement, construction-figuration,
déconstruction-défiguration, reconstruction-configuration, que je considère comme un processus
de construction identitaire par le fait qu’il permet le passage de l’identité-idem à l’identité-ipse. J’interprète
l’identité idem comme l’identité de l’individu-objet qui demande à être reconnu par lui-même et par les autres
dans son altérité, et l’identité ipse comme l’identité de l’individu-sujet se reconnaissant et reconnu dans son
altérité. J’ai retrouvé ces 3 temps dans les récits des enfants, à travers leur propre démarche narrative.
En tant qu’interlocutrice, j’accompagne l’enfant afin qu’il arrive à raconter sa vie en Comment ? Et non
seulement en Pourquoi ? Car la co-construction de sens l’amène à réfléchir au Comment : « comment ça s’est
passé ? ».
Se re-trouver, re-construire serait le premier temps de la configuration, que l’on pourrait saisir par ce passage
du Pourquoi ? Qui induit un rapport de cause à effet (par une réponse) ou entraîne un certain désordre
et de l’éparpillement, au Comment ? Qui permet de rassembler les différents éléments indispensables à
la compréhension, à la mise en sens (au moyen d’hypothèses). Cette situation ouvre à l’enfant un espace
d’articulation de son temps et de ses contretemps. Ce travail de dialogue centré sur l’histoire de l’enfant lui
permet de mieux comprendre là où il a été objet et là où il a été sujet dans ce qu’il a vécu. Alors qu’il se vivait
comme le seul responsable de la séparation, il en découvre d’autres raisons, sans pour autant être amené à
disqualifier ses parents. L’histoire de vie est considérée comme facteur d’historicité dans la mesure où elle
permet à l’individu de faire de sa vie une histoire, de devenir le sujet de son histoire.
« Exister, c’est exprimer et prendre possession de soi »
(Ricoeur)
Les trois temps des récits d’enfants
Construction-figuration
En réponse à ma première question : « Peux-tu me raconter ce dont tu te souviens depuis que tu étais tout
petit ? », la plupart des enfants font un récit cohérent, complet, bien construit, avec un début et une fin, qui
pourrait être satisfaisant car ils ont parfaitement répondu à ma question et leur récit retrace une succession
d’événements, avec des dates précises, des personnes, des lieux. Mais je ne suis pas à l’aise avec ce récit que
je trouve conforme, préfabriqué et je m’étonne qu’aucun questionnement n’émerge ; ces enfants n’interrogent
pas leur vécu 2. Peut-être qu’à force de raconter leur vie, la trame événementielle est devenue de plus en plus
stéréotypée ; ils expriment peut-être une parole conventionnelle, celle qui convient, celle qu’ils pensent que
l’on attend d’eux, et qui leur permet d’avoir la paix ? Dans cet énoncé qui forme un tout, l’enfant semble avoir
donné une forme, une figure à sa vie par le récit qu’il fait des événements qui la constituent. Cette figure
n’est-elle pas figuration, voire un masque derrière lequel il se protège d’une réalité difficile à affronter ? Ne
parle-t-il pas au nom de celui qu’il est devenu, le produit de son histoire d’enfant placé, sujet dépossédé de
lui-même et de son appartenance sociale et familiale, assujetti à la catégorie d’enfant placé ? Il me semble
que l’enfant parle en tant qu’idem, c’est-à-dire identique et fidèle à l’image qu’il se donne et dans laquelle il
se maintient. Son soi semble aliéné, il est dans la mêmeté, il se confond avec ce qu’il pense qu’il doit être, et
ne fait pas apparaître ce qui en lui est singulier ou pourrait l’être. C’est comme s’il ne s’imaginait pas autre et
bloquait son imaginaire et ses capacités à changer, mais c’est peut-être la seule solution qu’il a trouvée pour
que sa vie soit vivable et supportable.
Déconstruction-défiguration
Ma deuxième question : « Comment comprends-tu ce qui t’est arrivé ? » semble conduire l’enfant à ce
deuxième temps, celui de la déconstruction-défiguration. Chacun des enfants commence par dire « je ne
comprends pas », « je ne sais pas pourquoi », « je ne sais pas moi », ce qui fait émerger la question-source :
« pourquoi je suis séparé de mes parents ? ». C’est peut-être l’accès à l’historicité qui s’ouvre, il commence
à poser son masque. Cependant, la première réponse qui surgit « c’est de ma faute, je faisais des bêtises, ou
j’étais pas sage, ou je travaillais pas à l’école », mène l’enfant dans un travail de subjectivation car il demeure
centré sur lui-même. Il reste peut-être fidèle à la parole qu’il s’est donné, protéger ses parents, ne pas les
disqualifier ; il s’adresse alors l’entière responsabilité de sa situation actuelle. Ces enfants ont besoin d’être
accompagnés afin de faire la part entre les événements de leur vie et l’histoire qu’ils se sont construites, entre
l’histoire telle qu’elle s’est passée et l’histoire telle qu’ils se la racontent. Ils ont besoin pour cela, d’interroger
les conditions concrètes de vie de leur famille, les contradictions qui ont traversé leur vie et ce que leur
contexte de vie a fait d’eux, ceci en sortant d’eux-mêmes et en s’intéressant à leur environnement. C’est ce
que tente ma troisième question.
Reconstruction-configuration
La question : « Comment ça se passait chez toi avant que vous soyez séparés ? » conduit l’enfant à faire un
retour sur sa situation familiale antérieure à la séparation (mésentente, violence, alcoolisme, divorce ...) et à
donner une autre réponse à la question-source : « C’était entre mes parents, il y avait toujours des problèmes
entre eux, et je suis pour rien dans tout ça ... il y avait toujours des bagarres ... ma mère s’est retrouvée seule,
et ça a produit que ma maman elle a du nous placer chez une nourrice parce qu’elle pouvait pas s’occuper
toute seule de tous ses enfants... ». Ce troisième temps du récit permet à l’enfant de nommer ce qu’il vivait,
ce qui faisait partie de son vécu quotidien, les conditions concrètes d’existence de sa famille. Il se rappelle [2] la réalité de sa vie et la questionne pour mieux la comprendre. Il donne une autre réponse à sa question
qui elle-même entraîne une autre analyse de sa situation personnelle et de la séparation. Il me semble que
cette troisième question est une ouverture à la reconstruction, l’enfant s’autorise à reconstruire son récit,
reconstruction permanente, en mouvement et toujours inachevée. Revoir les conditions de vie de ses parents
l’éclaire sur ce qui a pu les conduire à se séparer de lui sans qu’il soit demandeur ni même acteur, sur leurs
difficultés, celles qui les ont peut-être obligés à se séparer de lui, mais pour cela il n’a pas à les juger, à les
dévaloriser ; il tente de comprendre et il peut mieux identifier ce qu’il sait déjà. Cette démarche de réflexivité
qui est aussi une prise de conscience critique de ce que l’on a fait de lui, favorise l’accès à l’historicité. Par la
confrontation aux conditions objectives de vie de ses parents, l’enfant peut s’autoriser une pensée critique
de ces conditions sans être amené à dévaloriser les personnes ; en effet, on ne peut amener un enfant à
disqualifier ses parents, à dire : « mes parents ne sont pas de bons parents », c’est de l’ordre de l’indicible
pour l’enfant.
L’enfant peut alors oublier son masque, se dégager de cette figure qui n’est pas tout à fait la sienne mais
qu’il avait fait sienne pour se protéger et protéger les siens, et être enfin lui-même. Il peut ainsi entamer un
processus de reconstruction de lui-même, de configuration, puis de refiguration par la nouvelle lecture qu’il
fait des événements de sa vie. Cette rencontre avec lui-même par l’intermédiaire de l’autre que je suis en
tant qu’interlocutrice et à laquelle il adresse son récit, le conduit vers une meilleure connaissance de celui
qu’il est, ceci par la distinction qu’il se sent autorisé à faire entre l’identité qu’il s’est assignée et son identité
personnelle. Il accède au déploiement de son ipséité par la prise de conscience de l’autre qui est en lui et qu’il
dissimulait derrière son masque, l’ipséité caractérisant un sujet capable de se désigner responsable de son
dire et de ses actes. « L’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas
penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre. » (Ricoeur, 1990). C’est en tant qu’autre qu’il revient
après ce voyage à l’intérieur de lui-même, et « au terme de ce vaste périple, c’est comme un autre qu’il
revient », précise Ricoeur. Le récit de vie permet l’émergence de l’individu à lui-même dans ce que Ricoeur
appelle l’identité narrative qui désigne la configuration de l’action apportée par le récit et qui est définie par
son auteur comme un ipse, un soi-même réfléchi qui se construit à partir de la dialectique de l’identique (idem)
et de l’altérité (l’autre). La construction de l’identité narrative est structurante pour ces enfants car elle leur fait
découvrir leur individualité, leur singularité et leur permanence, ainsi que leurs capacités « Je le savais tout
ça, mais je ne savais pas que je le savais comme ça ». Le récit permet de rassembler les événements de sa vie,
les transforme en histoire et donne sens à l’histoire. Comprendre son histoire, c’est comprendre comment
les épisodes successifs ont conduit à cette conclusion, la séparation, pour ces enfants, « laquelle loin d’être
prévisible doit être finalement acceptable comme congruente avec les épisodes rassemblés », et le récit en
articulant l’action « produit une genèse de sens faite de synthèse de l’hétérogène et de concordance de la
discordance », dit Ricoeur.
« La narration, c’est d’abord l’ancrage dans ce désir de savoir qui nous sommes vraiment ; la narration, c’est
aussi la formulation de la plainte, de la promesse trahie, écrasée ; la narration c’est le lieu où s’imaginent
d’autres rapports à soi, aux temps, aux autres, à d’autres mondes possibles. » (Ricoeur)
L’enfant dé-placé et sa quête de place
Il me semble plus juste de parler d’enfants dé-placés que d’enfants placés ; en effet, ceux-ci, en raison de
problèmes familiaux, ont du quitter une place, leur place originelle, celle d’enfant de leurs parents géniteurs,
de leur famille d’origine, pour vivre soit dans une institution, soit dans une famille d’accueil, alors que trop
souvent, ils n’ont rien demandé, ou n’ont pas été consultés. Ces enfants perdent soudain une place qu’ils
croyaient définitive ; ils ne se sentent nulle part chez eux, à leur place, ni ici, ni là-bas. Suite aux difficultés
de leurs parents, ces enfants se retrouvent, « ailleurs », dans un autre lieu, dans un nouvel environnement, à
une autre place où tout leur est étranger : espace, temps, personnes, habitudes, manières de vivre et de faire.
Leurs réactions interrogent un sujet important et d’actualité, celui de la « place ». Que peut signifier « avoir
une place » dans notre société ? D’après Vincent de Gauléjac, ce serait avoir un statut, une identité, une
reconnaissance, une existence sociale. C’est l’endroit, la position qu’une personne occupe, qu’elle peut ou
doit occuper ; être à sa place, c’est être adapté à son milieu, aux circonstances, être à la place qui nous a été
assignée, ou celle que l’on a choisie parce qu’elle nous convient.
L’enfant placé est, lui aussi, inscrit dans un ordre généalogique ; il appartient à une famille, à un système
familial avec des ascendants, une famille nucléaire, une famille élargie. Il y a une place, sa place dans sa
fratrie, celle d’aîné, de second ou autre, celle d’enfant aimé, ou mal aimé. Par le fait d’être placé, il perd
cette place, sans l’avoir choisi, et souvent sans comprendre ce qui lui arrive, ce qu’on lui fait vivre, ce qui est
décidé pour lui. Il vit une rupture de liens avec le monde dans lequel il avait une place, sa place, si petite ou
« tordue » était-elle.
Tout individu est, un héritier au départ, héritier de la famille dont il est issu, car il naît avec un héritage familial,
social, affectif, culturel... Celui qui change de place peut vivre un conflit entre son identité héritée, l’identité originaire qui lui est transmise par son milieu familial, et son identité acquise, celle qu’il construit au cours
de sa trajectoire, de son parcours de vie, et au fil de ses expériences. L’enfant dé-placé se trouve souvent
« embrouillé » entre sa place héritée, dans sa famille d’origine, sa place acquise chez sa famille d’accueil ou
dans une institution, et la place souhaitée, espérée, désirée, dans son rêve de retour chez ses parents, ou
d’adoption par sa famille d’accueil. Lorsqu’il est placé dans une famille d’accueil, il peut se sentir tiraillé entre
deux familles, deux attachements, tiraillé entre l’amour porté à sa mère, à son père, et l’affection éprouvée
à l’égard de sa famille d’accueil que parfois il n’arrive pas à investir, par crainte de trahir ses parents. Il se
trouve alors face à des contradictions qui le mettent dans l’impossibilité d’occuper une autre place que celle
qu’il a perdue et qu’il ne retrouvera peut-être jamais. Coupé de ses origines sociales et culturelles, il peut
se sentir dépossédé de son histoire personnelle, déraciné de sa terre initiale. Pourra-t-il alors s’enraciner
ailleurs ? Chacun d’entre nous est amené à s’adapter à des situations nouvelles, à développer ses capacités
de déplacement pour répondre à la nécessité de changer de place ou d’occuper simultanément des places
différentes. Mais est-ce si simple quand on est un enfant dé-placé ?
Changement de place, changement de classe ?
Ces enfants qui arrivent « ailleurs », dans une famille d’accueil ou dans une institution, ont besoin de se situer
car ils veulent savoir où ils sont, et qui sont les autres, ces autres avec lesquels ils sont appelés à vivre. Ils
peuvent alors exprimer de l’inquiétude, de l’anxiété comme la plupart des individus qui se trouvent dans des
situations nouvelles et étrangères et qui doivent arriver à s’ajuster à leur nouvelle place. Mais les enfants
dé-placés occupent deux places simultanément, l’une chez leurs parents, place qu’ils ne veulent pas perdre
mais qui ne sera plus jamais la même, et l’autre dans ce nouveau lieu, cette nouvelle famille, où ils ont leur
place à faire, à prendre. Ces enfants qui occupent des places différenciées sont parfois traversés par des
conflits d’habitus, manières d’être, de faire, de vivre, qui peuvent se traduire, soit par la reproduction des
habitus de la famille d’origine, soit par l’apprentissage de nouveaux habitus, ceux de la famille d’accueil ou
de l’institution. On ne peut faire l’impasse sur le fait que, souvent, ces enfants changent de classe sociale et
sont confrontés à une distance sociale entre les deux familles, les deux mondes qu’ils partagent. En quittant
sa famille, l’enfant est parfois conduit à utiliser un autre langage, à acquérir d’autres habitus, à intégrer un
autre milieu. Il se trouve alors confronté à des contradictions entre la fidélité aux identifications passées
et la nécessité de les remettre en cause pour s’adapter à ses nouvelles conditions d’existence. Ces enfants
peuvent se vivre comme écartelés par des identifications à la fois nécessaires et impossibles. Ces dimensions
sont importantes à considérer dans l’accompagnement des enfants dé-placés et de leurs parents car ils ont
besoin de temps pour se poser, se situer, se sentir en confiance là où ils sont, dans un nouvel univers, mais
également, de temps pour se réhabituer à leur milieu familial quand ils y retournent.
L’enfant peut aussi se vivre comme un paquet qu’on ballote ici ou là, qu’on dépose quelque part sans aucune
certitude d’y rester ; et, de plus, il lui est demandé « d’y mettre du sien » pour que ça marche, là, à la place
qu’on lui a assignée, mais où il ne s’y sent pas forcément bien, ni à sa place, ni à la bonne place. Doit-on
s’étonner d’en voir certains se rebeller ?
L’intervention a parfois trop tendance à se centrer uniquement sur l’enfant, comme s’il était seul au monde,
sans tenir compte qu’il a une famille, sans tenir compte de l’environnement qui est le sien, dans lequel il a
vécu, duquel il vient, et qui fait partie de lui, avec ses valeurs, ses habitudes, ses appartenances culturelles,
sociales et affectives. A être trop centrée sur l’enfant, l’intervention éducative peut négliger la dynamique
familiale et les besoins des adultes, ceux qui font partie de la vie de l’enfant ; on ne peut oublier également
son réseau relationnel et social, si restreint soit-il, ses grands-parents, oncles, tantes, cousins, amis. Ballotté
parfois d’un lieu à un autre « on » organise sa vie comme s’il n’avait pas de famille, c’est pourquoi il peut se
sentir étranger partout. Ces enfants sont tiraillés entre une famille d’origine qu’ils ne peuvent oublier et une
famille d’accueil qu’ils n’arrivent pas à adopter sereinement, par crainte de trahir leur famille d’origine. Mais
quelle place peuvent-ils prendre lorsqu’ils arrivent dans un lieu où les places sont déjà occupées ?
« ... Ils arrivaient dans des familles qui étaient des familles d’accueil, ils ne baignaient pas dans leurs héritages,
dans leurs transmissions officielles, il n’y avait pas de grands-parents qui pouvaient parler ce passé pour
eux. Et rien ne prenait le relais. »
L’imaginaire peut alors devenir un refuge nécessaire et protecteur pour ces enfants.
Le roman familial
Le roman familial est un fantasme repéré par Freud, dans lequel l’enfant se dit que ses parents ne sont pas
ses parents, qu’il n’est pas l’enfant de ses parents là et qu’il est un enfant adopté. Selon Freud, ce fantasme
exprime la volonté de détachement vis-à-vis de ses parents et marque l’autonomie du sujet. Les fonctions de
ce fantasme seraient de corriger la réalité, de s’inventer une origine sociale plus satisfaisante, plus estimable,
pour supporter la réalité. On touche le mythe du héros, comme s’il fallait avoir une origine exceptionnelle
pour avoir un destin exceptionnel : « fantasme selon lequel les enfants abandonnés ou malheureux imaginent
qu’ils sont issus d’une lignée prestigieuse et qu’un jour la vérité éclatera sur leur origine véritable (...) Le
roman familial désigne également les histoires de famille que l’on se transmet de génération en génération. »
Ce fantasme peut permettre de désamorcer des conflits oedipiens, car l’enfant séparé de ses parents peut se
dire que ces parents-là ne sont pas ses vrais parents, ce qui peut être moins violent à vivre que de supporter
l’image négative de ses parents, l’image qui lui est renvoyée, l’image qu’il en a, qu’il s’est construite en
partageant le quotidien de « ces » parents-là qui sont « ses » parents, qui font que ce n’est pas grâce à eux
qu’il en est là, mais à cause de ce qu’ils sont et de leurs difficultés.
Pour l’enfant placé tout est bouleversé, car il vit avec des adultes (éducateurs ou parents nourriciers) qui ne
sont pas ses parents ; ceux-ci peuvent devenir les mauvais objets qu’il va bousculer, voire rejeter, afin de
retrouver ses vrais parents qu’il pourra idéaliser parce qu’il en est éloigné et qu’il ne partage pas le quotidien
avec eux. Là, le roman familial joue un rôle important et structurant car, en embellissant son histoire, il
permet à l’enfant que sa vie soit vivable et supportable ; en effet, comment investir une nouvelle famille ou
de nouveaux adultes sans être dans la crainte de trahir ses parents ?
« R. a toujours pensé à cette maman magnifiée, idéalisée, qui lui manquait tant, qu’elle aimait de façon
incommensurable, et qu’elle attendait. Ce rêve l’a portée pendant toute son enfance. Sans doute lui a-til
donné la force d’aller de l’avant, mais il lui a surtout ouvert le vaste horizon de l’imaginaire qui permet
d’échapper au poids du malheur et à la réalité désolante de la vie. Il lui a fait garder l’espoir d’un avenir
meilleur et le courage de lutter. »
Lors d’une formation, des assistantes familiales me disaient qu’elles comprenaient à quel point il était
nécessaire de ne pas rompre les liens avec les parents, avec la famille d’origine, (sauf dans des situations
graves, bien sûr), et de faire en sorte que les séparations ne soient jamais trop longues, « ... nous restons
trop focalisés sur les aspects négatifs. Il faut éviter une trop longue séparation durant laquelle l’enfant idéalise
et imagine tellement ses parents que les retrouvailles n’en sont que plus douloureuses car la réalité n’est pas
souvent en rapport avec ce qu’il imaginait... »
Tout adolescent a besoin de s’écarter de ses parents, de s’en éloigner, de rejeter ce qu’ils représentent, ceci
pour se construire une identité et devenir lui-même, en se différenciant de ses parents. L’adolescent placé est
dans un mouvement contradictoire car, lui ne demande qu’à retrouver ses parents et à s’en rapprocher, ce qui
n’est pas toujours simple à vivre durant la période si particulière de l’adolescence.
« Pour développer une identité positive, il faut non seulement la conscience d’une identité personnelle,
mais aussi celle d’appartenir à un groupe avec des caractéristiques auxquelles on peut s’identifier, et des
caractéristiques positives. »
Certains jeunes peuvent même ralentir leur développement car faire mieux que leurs parents ce pourrait être
les disqualifier, les invalider, les rejeter. Et puis, comment aimer et admirer un père ou une mère quand ils
sont rejetés par les autres ? Certaines familles sont stigmatisées dans ce qu’elles sont, sont déniées, et ne se
sentent pas toujours autorisées à être autrement que comme elles sont désignées. L’enfant peut se trouver
confronté à des modèles identificatoires négatifs, à des modèles parentaux qui peuvent le disqualifier, lui
aussi ; et, il se trouve alors face à une impasse et comme le dit Sami Ali : « je ne veux pas être ce que je suis,
je ne peux pas être un autre que ce que je suis. ». Quel dilemme ! Certains enfants sont envahis par des
pensées qui peuvent entraver leurs capacités d’apprentissage, et parfois ils arrêtent même de penser pour ne
pas souffrir, car penser est trop angoissant pour eux. Ils n’ont pas la disponibilité psychique pour accéder à
la connaissance, trop envahis par leurs préoccupations.
D’après Vincent de Gauléjac la construction d’une personnalité dans un faisceau de contradictions et
de déchirures peut créer un sentiment de honte chez certains enfants qui sont déchirés entre ce qui les lie
à leurs parents et ce qui provoque leur rejet chez eux, et dans leur environnement social. Pour cet auteur, si
les parents étaient plus soutenus dans leur lutte, dans leur mobilisation, les enfants souffriraient moins dans
leur développement, car ils seront moins atteints, moins résignés s’ils voient leurs parents se battre, et non
dans la résignation.
« Il peut connaître, face aux humiliations extérieures, la honte et la haine de sa situation objective d’enfant
placé, et développer colère et honte à l’encontre de ses parents quand il n’a pas d’autres recours que de les
considérer responsables de ce qu’il subit. », précise de Gauléjac.
Le placement peut aider l’enfant à changer l’orientation de sa vie, et à ne pas reproduire la vie de ses parents.
Mais comment l’accompagner dans ce sens, sans qu’il ait le sentiment de trahir ses parents, ou la crainte de
les perdre, et de perdre leur amour ? On ne peut ignorer la « concurrence » déloyale qui existe entre l’offre que peut faire la famille et celle que fait l’institution, cette institution qui est face à des manques à combler
chez l’enfant et qui parfois le comble autant qu’elle le peut ; cette institution qui, comme le souligne Fustier,
pense que la solution est de : « combler le vide, vide intolérable qu’il faut transformer en plein ... substituer
une présence à l’absence, trouver solutions et réponses qui colmatent la brèche à partir de laquelle l’individu
fait appel. »
Pour les familles dont les problèmes partent de difficultés d’ordre socio-économique, Delens-Ravier nous
éclaire sur le fait que « l’écart entre les niveaux de vie du milieu d’hébergement et du milieu familial est
une source de fracture entre parents et enfants (...) et, dans l’incapacité objective de soutenir une telle
concurrence, les parents vivent le rapport aux institutions et aux familles d’accueil sur le mode de la défaite
douloureuse » [3]. Cet écart peut éloigner les enfants de leurs parents ; en effet, ils sont « comblés » là où ils
vivent maintenant, ils ne manquent de rien, et souffrent parfois lors du retour dans la maison familiale, où
souvent, l’abondance est absente, bien que certains parents se sacrifient pour tenter d’offrir à leurs enfants
autant qu’ils en ont ailleurs ; mais, parfois, il est aussi reproché à ces parents d’en faire trop pour leurs
enfants !
« On ne saurait prendre réellement conscience de sa place dans le monde sans combattre les sens dont les
autres ont recouvert de force notre position... »
Le projet parental
Les parents, pour la plupart d’entre eux, ont des souhaits pour leur enfant à naître ou déjà là. Le projet
parental est l’expression du désir des parents pour leur enfant, et, pour l’enfant, il est une représentation de
l’idée qu’il se fait de ce que ses parents souhaitent qu’il devienne, ou désirent qu’il soit. Beaucoup de parents
souhaitent que leurs enfants aient une vie meilleure que la leur, en accédant à une certaine position sociale,
mais aussi, et à la fois, qu’il reste fidèle à ses origines, à sa famille, qu’il reste solidaire de son milieu. Ils
peuvent craindre de le voir s’éloigner et acquérir des habitus étrangers à leur monde, et, en cela, devenir un
étranger pour eux.
Pour Vincent de Gaulejac : « La famille est le lieu privilégié du travail d’incorporation de l’histoire et
de la fabrication des héritiers ; l’héritage opère comme structure de transmission qui situe le cadre dans
lequel chaque enfant est inscrit et c’est sur cette base que s’étaye le projet parental, soit l’ensemble des
représentations que les parents se font de l’avenir de leur enfant. Les parents ont des souhaits, des projets
sur le devenir de leur enfant ; ils désirent qu’il se conforme à l’image qu’ils projettent en lui ; ils lui proposent
des buts à atteindre, des objectifs de vie.(...) Dans le projet parental se trouve le rapport du père et de la
mère au désir de leurs propres parents pour eux-mêmes (...) La genèse du projet parental se trouve dans la
généalogie ; il est l’expression des projets des générations précédentes, du groupe familial qui le produit
(...) Il convient donc de référer le projet parental, non seulement, à la situation sociale des parents, dans la
mesure où le projet véhicule les habitus, les valeurs et les normes de leur classe d’appartenance, mais aussi
à leur histoire, elle-même produit de l’histoire familiale, afin d’en saisir la dynamique interne et en particulier
les contradictions qui vont être agissantes dans le devenir de l’enfant, et auxquelles celui-ci va se trouver
confronté (...) Il convient donc de considérer le projet parental, non pas comme un ensemble de désirs,
d’idéaux, de modèles auxquels l’enfant doit se conformer, mais plutôt comme un ensemble contradictoire
qui propose à la fois des buts à atteindre et à éviter, des désirs ambivalents, des modèles et anti modèles (...)
Lorsque les parents n’ont pas su ou pas pu résoudre les conflits rencontrés dans leur rapport à leur propre
projet parental, ils en chargent leurs enfants. Ceux-ci sont alors investis d’une mission de réussir là où les
parents ont échoué, de réparer leurs erreurs, de combler leurs failles, de réaliser ce qu’ils auraient souhaité
accomplir (...) C’est donc un élément central de l’identité héritée. »
Cette réflexion nous montre l’importance de la fonction du projet parental dans l’orientation d’une vie. Mais
l’enfant peut aussi se trouver confronté à des conflits entre le projet maternel et le projet paternel, car il peut
y avoir des projets différents, voire contradictoires qui s’entrecroisent, tels que le projet maternel, le projet
paternel et le projet commun aux deux parents. Comment s’y retrouver dans tout cela ?
Nous pouvons construire notre vie en conformité à ce que nous pensons que nos parents souhaitaient pour
nous, ou en opposition. Ce projet que nous avons intériorisé, incorporé est en partie imaginaire et peut
être en écart avec la réalité de ce que nos parents souhaitaient pour nous ; mais dans tous les cas, il a une
influence sur le cours de la vie de l’enfant, et de l’adulte qu’il deviendra.
Les enfants séparés de leurs parents reconstruisent leurs parents dans leurs rêves et cette reconstruction
imaginaire peut prendre la forme du roman familial tel que nous l’avons abordé précédemment. L’enfant
idéalise ses parents avant de pouvoir les désidéaliser. Certains enfants sont parfois obligés de lutter contre
des identifications à des parents déficients dans leur parentalité ; mais leurs parents restent leurs parents et
c’est ainsi que l’enfant les vit, même si c’est lourd pour lui. Il cherche à les protéger, surtout des jugements
extérieurs qui peuvent le conduire à ressentir de la honte, car s’attaquer à eux, c’est s’en prendre à lui. Il les
défendra toujours si quelqu’un les juge ou les disqualifie, car il espère qu’ils vont changer, et il va travailler à
tenter de les réhabiliter. « Ces parents idéaux, imaginaires, qui ont pris la place de son idéal du moi vont le
pousser à se dépasser, à prendre l’exact contre-pied de leurs faiblesses. »
Dans l’accompagnement des enfants placés, il paraît nécessaire de tenir compte du projet des parents pour
leur enfant, car il est important pour l’enfant, et il permet aux parents d’avoir une place dans la vie de leur
enfant et de ne pas en être dépossédés ; ils ont eux aussi leurs mots à dire. Et plus on ignorera ou mettra
de côté le projet parental, plus l’enfant s’y raccrochera par loyauté familiale ; en effet, entre le projet de
l’institution à son égard et le projet de ses parents, on devine bien que celui qui le guide et auquel il tentera
de répondre sera celui de ses parents car c’est celui qui l’habite et qu’il a incorporé. Il me semble, d’ailleurs,
que les projets éducatifs construits par les éducateurs pour les enfants ou adolescents qu’ils accompagnent,
sont parfois, à leur insu, plus proches du projet parental que du projet éducatif. « La relation éducative va
être le lieu où s’élabore pour le jeune une certaine connaissance de soi. Ceci, à condition que l’éducateur
n’envahisse pas l’espace de la relation de ses propres fantasmes et représentations inconscientes. »
Nous ne pouvons ignorer la place essentielle, réelle ou imaginaire, que prennent les parents pour tout
individu fils ou fille de... Que cette influence soit positive ou négative, elle reste au fondement de nos rapports
au monde, à la vie, à autrui. Évincer, oublier ou nier les parents dans l’accompagnement de l’enfant, c’est
risquer de le morceler et de passer à côté de ce qui le tient et le lie à ses origines. L’enfant sait bien nous
rappeler qu’il est et demeure l’enfant de ses parents. C’est à nous de l’entendre et de le respecter tout au long
de l’accompagnement de l’enfant et de sa famille.
Je terminerai par quelques extraits du récit de Max : « (...) j’ai vécu une vie pas très facile, ce n’est pas comme
ça que je la voulais ma vie, mais il faut bien que je fasse avec ça alors que j’ai rien demandé de tout ça et que
je ne voulais pas du tout ça ; mais le terme que j’ai envie de dire c’est que je me suis battu. C’est pas facile
pour moi une vie comme ça, mais je crois que je comprends mieux maintenant, car d’en parler avec vous
ça m’aide à comprendre et à voir plus clair(...), mais, lorsque je demande ensuite à Max s’il partage tout cela
avec ses éducateurs, il me répond : « (...) Non c’est pas obligé que je leur dise(...) de toutes façons ils doivent
savoir pourquoi je suis là, mais je ne sais pas, et puis le mal il a été fait dans un sens, ils peuvent rien, mais ça
pourrait me soulager un peu. Mais tu vois, ça se passe pas si bien que ça, le week-end, chez ma maman, mais
je veux pas leur dire parce que pour mon bien ils vont me dire, « t’as qu’à plus y retourner », ou, « tu n’iras
que tous les quinze jours », alors que c’est pas ça que je demande, moi je voudrais qu’on aide ma maman
pour que ça se passe mieux parce qu’elle ne sait pas toujours bien faire. Mais moi je dis rien, je ne veux pas
qu’ils en parlent entre eux, tu sais souvent ils répètent tout ce qu’on leur dit parce qu’ils vont aux réunions
de synthèse, il y a des choses qui vaut mieux pas dire à cause des synthèses où ils vont en parler. Même si
eux ils font ça pour leur travail, et pour notre bien, et bien souvent c’est du mal que ça nous fait, alors vaut
mieux se taire quelques fois, ça il y a longtemps que j’ai compris, et pourtant je voudrais bien qu’on aide ma
maman pour le week-end (...) »