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Enfants d’outre Tombes

Les enfants des Vermiraux ou la douloureuse mémoire de l’assistance publique


Didier Arnaud - 2 juillet 2011 -

En 1911, à Quarré-les-Tombes dans le Morvan, des orphelins de l’Assistance publique maltraités et exploités, se rebellent contre leur institution. Un procès à sensation condamnera leurs tortionnaires. Mais l’histoire a vite été oubliée, jusqu’à son exhumation récente par la fille d’une des victimes.

Le jour où sa mère est morte, Marie-Laure Las Vergnas, 57 ans, adepte des courses de fond, s’est mise à explorer les archives du Morvan pour retrouver son histoire restée mystérieuse. A force de fouiller dans les souvenirs, elle est tombée sur l’affaire de l’orphelinat des Vermiraux. Un monstrueux « fait divers » du début du XXe siècle : des orphelins battus, violés, exploités, certains tués, et qui se sont révoltés contre, l’Assistance publique, leur tortionnaire.

Avec son frère Olivier, Marie-Laure Las Vergnas a méthodiquement retourné les armoires et les malles pour connaître les secrets de sa mère. L’histoire tenait dans un carton sur lequel était inscrit : « Tome 4 à 8, 1912 à 1915 ». Ils y découvrirent 37 cahiers d’écoliers écrits durant trois ans. L’auteur de ces 5 000 pages recouvertes d’une écriture serré est Mathieu Tamet [1] , responsable de l’Assistance publique pour la région d’Avallon, dans l’Yonne. Il est aussi l’arrière-grand-père de Marie-Laure Las Vergnas.

Mathieu Tamet y évoque son témoignage déposé au tribunal correctionnel d’Avallon, le 18 juillet 1911, lors du « procès des Vermiraux », où furent condamnées plusieurs personnes. Les Vermiraux, c’est le nom d’un lieu-dit, devenu un institut « éducatif et sanitaire » de l’Assistance publique, qui accueillait au début du siècle plus d’une centaine d’enfants et d’adolescents. Des gosses abandonnés, trouvés, orphelins, pauvres, délinquants, ou tout ça à la fois.

Marie-Laure Las Vergnas, sur le seul témoignage de son ancêtre, a deviné derrière les mots une histoire insensée. D’abord la condamnation, inédite à l’époque. Pour la première fois, des adultes ont été envoyés en prison pour corruption associée à des violences collectives faites à des enfants. Violences ? Le mot est faible. Il s’agissait de travail forcé, de viols, de prostitution. Et de maltraitance ayant entraîné la mort pour un certain nombre de jeunes victimes.

Marie-Laure a retrouvé les Vermiraux, une bâtisse située à deux heures trente de Paris par l’autoroute A6 et à 1 500 mètres de la place centrale du village de Quarré-les-Tombes, 2000 habitants à l’époque, 732 aujourd’hui. Moins bien nourris que des animaux

Aujourd’hui, Quarré-les-Tombes est un petit village typiquement morvandiau, avec son hôtel-restaurant, son salon de coiffure Coupe au quarré, son café, le Quarré crème. La maire du village, comptable, s’appelle Sylvie Soilly. Son mari, Régis, est un agriculteur aux yeux bleus, bientôt à la retraite. Il nous accueille devant la mairie, des dossiers sous le bras. Des « documents » sur les Vermiraux. Derrière les poireaux et les salades de son potager, vallonnent bosquets, forêt de conifères, des arbres de rapport qui ont remplacé les beaux hêtres et les chênes qui poussaient jadis.

Le jour où Régis a vu Marie-Laure Las Vergnas arriver sur son vélo, avec sa tête de « Parisienne » - ici, on dit « les doryphores » en référence aux bestioles qui attaquent les pommes de terre - il était un peu éberlué. Quand elle a interrogé les habitants sur la maison des Vermiraux, ils ont ouvert des yeux grands comme des billes ou ont préféré passer leur chemin pour montrer leur indifférence. Personne ne savait rien, n’avait rien entendu. On ne se souvenait pas.

Puis un jour, Marie-Laure a découvert l’histoire : un voisin, chez qui Régis allait souvent faire un peu de jardinage, lui a rapporté un document trouvé dans son grenier, qu’il tenait d’un ancêtre greffier à Avallon. Une pièce importante : le réquisitoire du procureur Grébault dans l’affaire des Vermiraux. On y trouvait, dans le détail, toutes les horreurs vécues par les pensionnaires du foyer.

Aujourd’hui, l’ancien institut éducatif est une demeure bourgeoise aux volets clos, occupée par un historien d’art bulgare spécialiste du peintre Malévitch. A l’intérieur du bâtiment subsistent le grand escalier et les coursives menant aux dortoirs dont les portes battantes ne s’ouvraient que dans un sens pour empêcher les fugues. Dans la cour, un puits, dont certains affirment qu’il ne faudrait pas aller chercher profond pour y trouver des cadavres.

Régis fait le guide dans son pick-up hors d’âge jusqu’à l’étang de Mont. Un endroit magique et effrayant, où les filles de l’institut des Vermiraux venaient « faire » le linge. Régis conduit jusqu’à la ferme de Mont, l’annexe des Vermiraux, encore plus paumée au milieu des champs, dont il ne reste que quelques pierres. Au début du XXe siècle, plus de 4 000 enfants étaient placés dans le secteur sud d’Avallon, dont plusieurs centaines dans l’institut de Quarré-les-Tombes.

Les enfants étaient moins bien nourris que des animaux. La quantité d’aliments était insuffisante et la viande, rare, était souvent pourrie. La soupe avait un goût « détestable, sentant le purin », lit-on dans le réquisitoire. Les vêtements ? Des sabots et des guenilles. Un témoin, cité au procès, raconte : « Une personne arrivant là, non prévenue, se serait crue sur l’île de Robinson Crusoë. » Les dortoirs ? Il y avait moins de lits que de pensionnaires : 71 pour 88. Ceux des « incontinents » étaient faits de paille jamais changée. Un jour, le directeur de la circonscription de Melun recule à la porte du dortoir tant l’odeur est infecte. Lorsque le dortoir fut fermé,« on mit les pupilles qu’il contenait dans l’écurie des vaches, […] on les envoya ensuite à Mont, d’où ils ressortirent trois mois plus tard dans un état épouvantable avec la teigne, la gourme, des feux et […] des plaies sur le corps. » Un autre témoin : « Ces enfants n’avaient plus rien d’humain. Ils étaient une dizaine contre le mur, rampants, sales, décharnés, à moitié vêtus. »

Quand ils se tiennent mal, les orphelins sont punis, enfermés pendant plusieurs jours dans une grange. L’un d’eux, qui avait pris froid, est mort d’une infection. Beaucoup veulent s’évader. « Ils préfèrent croupir en prison plutôt que de rester dans les dortoirs. »

Certains meurent sans avoir jamais reçu de soins. « Ces enfants, a expliqué le docteur Martin, médecin de l’institut entendu par le juge d’instruction, n’ont reçu aucun soin en raison du vide de la pharmacie et de la nécessité où je me trouvais de ne pas faire de frais. »

Un des gardiens, Paul Laresche, profitait de sa fonction pour s’adonner à ce que le Journal, publication de l’époque, avait dénoncé comme des « messes noires ». Il abusait sexuellement de nombreux enfants. Les plus faibles surtout. Certains se sont suicidés. D’autres morts d’épuisement. « Je n’ai pu m’empêcher, a témoigné Madame Cormier, gardienne à l’hospice d’Avallon, d’être indignée par l’état lamentable dans lequel le jeune Bisson, 8 ans, se trouvait. Son corps, à partir de la ceinture jusqu’aux pieds, était couvert de plaies, d’ulcères, d’abcès. Il était d’une maigreur squelettique et on l’avait amené à Avallon pour qu’il ne mourût pas aux Vermiraux. » Un jour, les enfants se sont révoltés. Ils mettent le foyer à sac. Quand arrivent les autorités, ils parlent. Marie-Laure parcourt le réquisitoire, abasourdie : comment cette histoire a-t-elle pu rester méconnue ?

« L’économie du secret »

En 2004, Emmanuelle Jouet, compagne d’Olivier - le frère de Marie-Laure - prépare une thèse en science de l’éducation sociale. Cette grande femme brune accompagne Marie-Laure lorsque elle interroge les habitants. Même réponse, un unique souvenir devenu une expression locale : « Si tu n’es pas sage, t’iras aux Vermiraux. » La thèse d’Emmanuelle Jouet tient en trois tomes de plus de 900 pages [2] . Plusieurs années de travail, qui l’emmènent tard dans la nuit : « Je ne pensais pas que cela soit possible. Pour moi, l’institution protège. Je n’avais jamais rencontré une telle violence institutionnelle », dit-elle.

Emmanuelle Jouet met à jour« une économie du secret » dont tout le monde profitait, et que personne n’a jamais dénoncée. Selon elle, les bénéficiaires, et ceux qui avaient « intérêt » à se taire étaient nombreux. Jean Legros, ancien maire des Vermiraux, 93 ans aujourd’hui, raconte : « Personne n’avait honte, puisque tout le monde en profitait. » Un bon résumé. Tout le monde vraiment ? Les « Thénardier » de Quarré - un certain Alexandre Landrin (le placier) et Louise Soliveau (la patronne) - touchaient l’argent de l’Etat pour accueillir les pupilles, qu’ils sous-louaient ensuite, à bon marché, aux paysans qui les envoyaient aux champs.« Les enfants étaient mieux dans les fermes qu’aux Vermiraux », estime l’ancien maire.

Cet enrichissement personnel se doublait d’une gestion dont tout le village, ou presque, a bénéficié : l’épicier refilait à l’institut ses invendus et ses produits avariés ; parce qu’il fermait les yeux, l’instituteur, qui avait pourtant dans sa classe des enfants chétifs et battus, avait droit à un panier d’œufs et à des poules ; le menuisier, qui fabriquait tant de petits cercueils, ne s’est jamais non plus ému : son commerce était florissant ; quant aux gardiens, s’ils bronchaient, ils étaient virés.

Les inspecteurs qui venaient aux Vermiraux ne voyaient rien. Eux non plus. Avertis plusieurs jours avant leur passage, les « Thénardier » s’arrangeaient toujours pour présenter à l’administration les pensionnaires les plus gaillards et ce jour-là, on servait une pitance acceptable. Quand à l’administration, à Paris, elle se satisfaisait de placer ses « petits ». C’est loin de la capitale, le Morvan. A l’époque, on mettait la misère à distance. « Paris ne voulait pas de vagabonds ni d’enfants à l’abandon visibles dans les rues de la capitale » explique Emmanuelle Jouet. Les Vermiraux étaient « un débarras ».

Le tribunal est situé en face de l’entrée de l’église, dans une grande bâtisse qui sera bientôt vendue, détruite et transformée en appartements. Depuis le procès, l’endroit n’a pas changé. En juillet 1911, il y avait foule. D’après la Petite République, Madame Soliveau, « la Thenardier », s’y présente « toute vêtue de noir. Elle porte d’énormes solitaires aux oreilles. Un lourd sautoir d’or s’étale sur son corsage. Les yeux abrités sous un large pince-nez sont dépourvus de cœur. Elle répond d’une voix brève, comme si elle donnait des ordres, au président. […]"On dirait que j’ai commis un crime. Tout cela est faux", dit-elle. » Le président lui rétorque que sa maison est une « honte ». Alexandre Landrin, « très élégant sous sa redingote noire, barbe longue, bien peignée, a l’air plutôt sympathique ». Il a détourné plus de 150 000 francs de l’époque. Au procès, il fait jouer tous ses appuis, nombreux, pour clamer qu’on ne peut pas faire confiance à des enfants mineurs et de peu de foi.

Pourtant, pour la première fois dans l’histoire, la parole d’enfants est entendue, et des condamnations tombent. Trois ans fermes pour Louise Soliveau, et 2 000 francs d’amende. Deux ans pour Alexandre Landrin et 2 000 francs d’amende…

Lors de la révolte des enfants, et plus tard pendant le procès, la presse nationale était venue en nombre et des envoyés spéciaux (le Petit Journal, le Figaro, l’Eclair) avaient câblé leurs articles depuis Avallon. Mais le jugementfut vite balayé par la guerre de 1914 : les orphelins des Vermiraux, comparés aux nombreux morts inscrits sur le monument, étaient passés aux oubliettes de l’histoire. Landrin, ayant un fils au front, verra même sa peine amnistiée. La « Thénardière », elle, reviendra au pays sans dommages faire admirer ses bijoux à la messe dominicale. Ces années-là, au village de Quarré, on murmure qu’elle n’est pas sans le sou. « Mon père m’a dit un jour : "Il faudrait aller trouver Madame Soliveau, elle a un bon sac de pièces d’or." Elle était considérée comme une bourgeoise, une des plus riches du coin », se souvient Jean Legros.

Une histoire qui résonne

Restait le plus important : faire connaître l’affaire. Le 9 avril 2005, Emmanuelle Jouet organise une conférence de « restitution » dans la salle la mairie de Quarré-les-Tombes. A la fin, un homme se lève : « Maintenant, je sais d’où je viens. » D’autres, en chœur : « Tout le monde le savait ! Comment ça se passait aux Vermiraux ? Tout le monde le savait ! Aussi bien les maires, que les gendarmes, que le curé, tout le monde le savait, personne ne disait rien. »

Une femme approche et remercie Emmanuelle : « Vous avez soulevé une chape de plomb, on m’interdisait d’en parler ! »

Un siècle plus tard, cette « exhumation » ne rencontre plus d’opposition massive et Emmanuelle Jouet a trouvé une oreille attentive chez les politiques locaux et de l’argent pour monter son projet : une pièce de théâtre devenue par la suite un livre [3]. Le metteur en scène Serge Sandor a été enthousiasmé par l’idée. Tous deux s’interrogeaient : « Y a t il un changement dans la violence exercée dans les institutions ? » Sandor a tenté de monter une pièce avec des pensionnaires de foyers d’accueil de l’Assistance publique, des Quarréens, ou des prisonniers. Chacun des protagonistes a participé à un atelier d’écriture.

L’histoire des Vermiraux résonne auprès de nombreux habitants du Morvan, issus de l’Assistance publique. « Les Vermiraux révèlent les travers systématiques dans lesquels nos sociétés peuvent tomber en confiant, officiellement dans le but de les éduquer, des groupes de miséreux dont elles veulent débarrasser leurs cités à des philanthropes privés », écrit Olivier Las Vergnas dans la postface du livre. A force de chercher, sa sœur a finalement élucidé l’histoire familiale : leur mère venait de l’assistance publique. Elle fut l’un des milliers d’enfants envoyés dans le Morvan dont il ne reste aucune photo, aucun visage.


  • LA REVOLTE DES ENFANTS DES VERMIRAUX de Emmanuelle Jouet, Postface de Olivier Las Vergnas, Gravures de Sarah d’Haeyer, L’Oeil d’Or, collection mémoires & miroirs, 2011, 152 p., 14€

Cet ouvrage a reçu le Prix d’études morvandelles Marcel-Vigreux 2012

LE 22 JUILLET 1911, le tribunal d’Avallon, dans l’Yonne, rend un jugement historique. En condamnant à de la prison ferme les gérants de l’institut éducatif et sanitaire des Vermi- raux, il prononce la première sentence exemplaire en France à l’encontre d’un groupe de coupables, pour corruption associée à des violences collectives faites à enfants (travail forcé, maltraitances ayant entraîné la mort, viols, prostitutions). Révélée au grand jour par un journaliste de la presse nationale (Gabriel Latouche de L’Éclair), instruite par un juge d’instruction, le juge Guidon, et un procureur, M. Grébault qui n’ont pas hésité à transformer une plainte contre des enfants – pour rébellion et bris de clôture – en mise en cause des adultes, l’affaire des Vermiraux a marqué grâce à ce procès une étape déterminante de la reconnaissance des droits des enfants en France. Cet ouvrage, en présentant les récits et les témoignages des acteurs de l’époque, permet de comprendre autant la dérive d’une institution sanitaire et éducative que les modes de complicités qui ont permis de dissimuler ces crimes. Surtout, il met en lumière un dysfonctionnement structurel propre à ce type d’établissement, indépendamment de sa situation géographique ou de sa date de fondation.


Emmanuelle JOUET, docteur en sciences de l’éducation, a réalisé les travaux de recherche qui ont permis la mise au jour et l’analyse des faits de l’Affaire des Vermiraux. Elle est aujourd’hui chercheuse en psychiatrie sociale au laboratoire de recherche de l’Établissement public de santé Maison Blanche, à Paris, et conçoit notamment des programmes d’éducation pour la santé dans les champs de la santé mentale.

Olivier LAS VERGNAS dirige la Cité des métiers de La Villette, centre d’orientation et d’insertion professionnelle. Il analyse en postface les raisons structurelles qui condui- sent à la répétition d’affaires proches de celle des Vermiraux.

Sarah D’HAEYER est auteure et illustratrice. Elle a notamment publié Histoires de Chacalou, Ma tante Philomène, Café-crème, Pépé ou encore Cul aux éditions RitaGada et Bouilles coédité par RitaGada et l’Œil d’Or. Elle illustre régulièrement des ouvrages pour les éditions l’Œil d’Or.


[1] www. mathieu-tamet.fr

[2] « La Révolte des enfants des Vermiraux », éditions L’œil d’or.

[3] « Les Enfants des Vermiraux », édition les cygnes. Pour connaître les dates des représentations Vermiraux.blogspot.com


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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 6 juin 2014

 

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