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« A Abidjan, le chaos, la multitude des groupes, des clans, les braquages »


21 Avril 2011 - par Delphine Chedorge (coordinatrice d’urgence pour MSF   dans un hôpital d’Abidjan)

Dans la semaine qui a précédé l’arrestation de Laurent Gbagbo, l’équipe MSF   à l’hôpital d’Abobo, quartier du Nord d’Abidjan, s’est trouvée isolée et dans l’incapacité d’obtenir des renforts ou un approvisionnement extérieur. Delphine Chedorge, coordinatrice de l’équipe MSF   à Abobo, a tenu un journal* du lundi 4 avril au dimanche 10 où elle raconte le quotidien vécu par les équipes au cours de cette période d’intense violence. Au-delà de la force du témoignage, ce récit illustre une part des dilemmes et des difficultés rencontrés par les équipes de secours. Entre l’impossibilité de circuler sans l’aide de forces armées et la nécessité de cacher des blessés, voici donc le récit d’une semaine de la vie d’un hôpital pendant les combats à Abidjan, quasiment brut de pomme.

Lundi :

L’offensive finale des Forces nouvelles est lancée vers midi. L’Onu   vote à l’unanimité l’intervention de la Licorne française pour pilonner l’armement lourd de Gbagbo, qui touche les civils et a aussi attaqué l’Onuci. Les combats se concentrent tout l’après midi sur Cocody, et Angre, visant la télé nationale Ivoirienne. On les entend très bien d’Abobo, ce n’est pas si loin, et parfois le bruit se rapproche pas mal. On peut parfaitement localiser les zones de combats grâce au bruit. On entend aussi des tirs sporadiques autour de l’hôpital. Le combat se prolongera toute la nuit jusque dans la matinée du mardi. Seuls les combattants nous ramènent des blessés, qui continuent d’affluer. On pense toutefois que beaucoup de blessés n’atteignent aucune structure de soins, s’ils ne sont pas transportés par des soldats des Forces nouvelles.Les combattants envahissent maintenant l’hôpital en accompagnant les patients. Ils viennent du Nord du pays. Ils ne nous connaissent pas, sont mieux formés que les milices nées du quartier, mais ne nous respectent pas davantage. Armés, ils entrent librement dans les services et aux urgences, dans la zone de tri, voire tentent de nous saisir notre bouffe, au motif qu’ils combattent. Ces palabres quotidiennes, qui visent à sécuriser l’équipe et à la laisser libre de faire son travail nous épuisent.Diagnostic pour les stocks restants en anesthésie : on peut tenir 2 jours au max…

Mardi :

Annonce dans l’après midi de la reddition de Gbagbo : liesse à Abobo, coups de feu en l’air partout. Tout le monde se cache dans l’hôpital, une balle traverse le portail, d’autres explosent sur le toit. Les blessés suivent rapidement. Arrivée de combattants avec des blessés. Un homme arrive menotté. Il a été pris lors de l’attaque de la résidence de la seconde épouse de Gbagbo, alors qu’il venait visiter son frère, employé là-bas. Il a été battu et piqué au couteau. Il est terrorisé mais ses blessures sont sans gravité. Les combattants n’ont pas les clés des menottes et partent, nous coupons la chaîne à la cisaille. Restent les deux bracelets que nous cachons sous des bandes. Malheureusement nous l’installons ensuite dans le couloir sur une bâche en plastique pour la nuit. Là, les patients des chambres et leurs accompagnants le menacent de mort et l’insultent. Nous décidons de l’installer ailleurs le temps de le soigner. Les forces Licorne nous promettent un convoi qui nous permettrait d’obtenir des médicaments et du matériel coincés en coordination en zone 4 [sud d’Abidjan – ndlr] avec nos 2 infirmières de bloc, qui doivent péter un câble, enfermées.

Mercredi :

Gbagbo revient sur sa reddition, disant qu’il n’en a jamais été question. La situation est en train de pourrir. Depuis ce matin, on nous signale des corps abandonnés sur la route, beaucoup. Des blessés ou malades qui n’ont pas pu atteindre les structure de soins. Des parties d’Abidjan n’ont pas accès à l’électricité, voire à l’eau potable. La nourriture manque. Bref, on est dans le pire des scénarios.Nos deux infirmières de bloc opératoire et le convoi de matériels promis par la Licorne n’arrivent toujours pas.9 blessés, 67 hospitalisés aujourd’hui. Reprise au bloc de certains blessés. Deux d’entre eux ont dû être amputés à cause de la surcharge de travail et du nombre d’urgences vitales… Grande déprime dans l’équipe médicale de chirurgie. Phrase du jour : rien de tel qu’un bon copain pour te tirer dessus (puisque c’est une grande partie de nos blessés).

Jeudi :

Des patients arrivent avec leurs ordonnances pour des anti-rétroviraux et des anti-tuberculeux, on commence à les servir. La Licorne a encore annulé le convoi. La nuit dernière, l’ambassade du Japon a été attaquée, la Licorne est allée sortir 7 personnes. Deux pick up ont aussi attaqué l’ambassade de France. Sortie de notre équipe basée en zone 4 (sud d’Abidjan) pour nous rejoindre, mais elle fait demi-tour à Adjame devant les snipers et les carcasses de voitures brûlées.Le nombre de témoignages augmente à propos de corps abandonnés dans la rue. Personne ne les ramasse. Notre équipe MSF   ne sort toujours pas de l’hôpital même si le matin, un peu plus de monde circule dans la rue.9 blessés ce jour, 75 hospitalisés. Encore un patient à amputer….Un petit camion arrive de Bouaké avec le kit anesthésie et des solutés. Malheureusement, on n’a pas les stups dedans (pas de valium, pas de morphine…) et seulement 10 ampoules de lidocaïne… Ca représente une journée de conso. Notre chirurgien apprend que sa famille risque un nouveau braquage…. Peur, problèmes de réseaux téléphoniques, il prend mon téléphone pour s’assurer des conditions de sécu à l’endroit où réside son épouse. J’envoie une voiture de combattants m’acheter du lait 1er âge et des couches pour notre bébé abandonné fin mars… Il n’y a plus de règles ici, plus de principes MSF   habituels. On essaye juste de soigner nos patients, quasiment par n’importe quel moyen. On comparait Abobo à Bagdad fin mars, aujourd’hui on pense Abidjan comme Mogadiscio, le chaos, la multitude des groupes, des clans, et les braquages. La terreur, la catastrophe pour les habitants. On ne voit pas le bout du tunnel, et les histoires qu’on nous rapporte sont de plus en plus abominables.

Vendredi :

Le SMS du matin de la part de Salha, notre chef de mission, qui nous souhaite bon courage, avec un clin d’œil : « N’oubliez pas, les Licornes, ça n’existe pas ». Il semble pourtant qu’ils ont fait quelque 600 opérations de sauvetage sur Abidjan hier… Pour nous, pas vu pas pris. Un peu plus de monde au marché, arrivées de marchandises un peu plus variées (pas délirant non plus), Abobo est le quartier d’Abidjan le mieux approvisionné de la ville.Le pharmacien de l’hôpital est revenu : on remet l’électricité, la clim dans sa pharma, et on voit comment mettre son stock de côté pour y installer aussi notre pharmacie, et libérer ainsi la grande salle de réveil que nous occupons.Des blessés par balle arrivent toujours, à un rythme soutenu. La maternité fonctionne à bloc. Les gens malades affluent aussi : état cachectiques, fin de vie, maladies chroniques complètement décompensées sur lesquelles nous ne pouvons rien (VIH  , coma diabétiques, Accident vasculaire cérébral….). Des cas de palu aussi, qu’on traite encore, heureusement. Des décès, des explications aux familles pour qu’ils ramènent leur parent à la maison. Là aussi c’est dur. Pas de médecin expérimenté non plus (notre jeune médecin est seule et plutôt démunie, malgré l’infirmier superviseur qui l’aide beaucoup). 5 décès aujourd’hui, et 29 admissions dont 20 blessés par balle. 78 patients sont maintenant hospitalisés. Plus de poches de 450ml pour le sang (reste des 250), plus que deux tests determine (unigold terminé depuis quelques jours), pas d’adrénaline, toujours plus de valium, de morphine, 2 boites de gants d’examen, fin du tramadol, plus de bandes Velpeau, pas de matos de traction…

Samedi :

Marché plus ouvert, avec davantage de marchandises. C’est la première sortie pour nous, au marché et à l’hôpital d’Anyama où nous nous rendons [le quartier d’Anyama est également situé au nord d’Abidjan – ndlr]. Des barrages tous les deux cents mètres, mais pas agressifs, tout le monde nous salue. A l’hôpital, l’économe nous dit que le marché revit depuis 24h. Peu de barrages, la vie est presque normale. En revanche l’hôpital est désert : 7 soignants comparés au 157 personnes qui composent d’habitude les effectifs. Arrivée de 4 camions de matériel médical et médicaments, enfin ! Et les premiers personnels MSF   destinés à l’hôpital d’Anyama également.

Dimanche :

Une autre voiture arrive chez nous à Abobo avec du matériel et nos deux expats.On part visiter l’hôpital d’Anyama escortés de deux 4x4. On se rend ensuite dans deux gros dispensaires à remettre en fonction. L’un deux est parfaitement adapté à des consultations externes, le second est trop éloigné de l’artère principale et la mauvaise route rend les possibilités de référence plus difficile. On rentre le soir, l’équipe ira s’installer demain sur l’hôpital d’Anyama, pour mettre en place la logistique et commencer à rappeler le personnel de l’hôpital. A Abobo Sud, on entend les tirs d’armes lourdes et légères reprendre en fin d’après midi, pas si loin que ça. Les bombardements reprennent. On se prépare à un nouvel afflux de blessés pour la nuit. Au moins, on est super prêts.

*Un petit nombre d’éléments et de faits ont été modifiés ou supprimés pour des raisons de compréhension, de sécurité ou de confidentialité, mais vous trouverez ci-dessus l’essentiel de ce document.

© Didier Assal:MSF  


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Publié sur OSI Bouaké le lundi 25 avril 2011

 

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