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Enfants cachés, expulsés, sacrifiés, ou la honte d’être soi



L’Humanité - 9 avril 2010

par Bernard GOLSE, Chef du service de Pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-Enfants Malades (Paris), et Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, directrice de la maison de Solenn à Paris.

Quelles sont les conséquences humaines de la chasse aux familles sans papiers ?

Le travail de Marion Feldman montre bien l’impact du contexte sociopolitique collectif sur la construction psychique individuelle de chaque sujet, ainsi que le double statut d’enfants «  exposés  » et d’enfants «  miraculés  » de ces enfants cachés qui, pour survivre, se sont vu imposer une nouvelle identité, c’est-à-dire contraints de vivre au prix de n’être plus eux-mêmes. C’est la honte d’être soi qui se profile ici, laquelle vaut aussi, me semble-t-il, pour les enfants expulsés. Expulser soudainement un enfant et sa famille a, en effet, des conséquences dramatiques. Sur le plan de la réalité, l’enfant se trouve brutalement déraciné, il va devoir apprendre une nouvelle langue, si ses parents l’avaient abandonnée, et connaître un nouveau mode de vie. C’est une rupture majeure.

Mais il y a aussi des répercussions symboliques. S’agissant d’une mesure juridique, l’enfant va penser que ses parents sont punis. Certes, ses parents ne sont pas fautifs, mais l’enfant va pourtant se demander si son origine culturelle a valeur de faute, insinuation parfaitement xénophobe.

Le plus souvent, ce n’est évidemment pas dans leur pays d’origine qu’ils pourront être aidés sur le plan psychologique, mais l’État s’en moque, puisqu’ils ne seront plus ici lorsqu’ils iront mal… Tout ceci est inadmissible. L’expulsion perturbe gravement le système d’attachement avec tous les effets à long terme que l’on connaît, ce qui est contraire à tous les acquis des études sur le développement de l’enfant depuis plus de cinquante ans. Quels adultes deviendront-ils  ? Quels parents seront-ils  ?

Cette mesure crée des pathologies de toutes pièces. Les enfants expulsés risquent ainsi d’être confrontés à l’instabilité, à l’hyperactivité ou à l’angoisse, mais ils risquent surtout d’être fragilisés par une double source de dépression, celle liée à la honte et celle fondée sur la culpabilité. Renvoyer leurs parents dans leur pays d’origine revient à les déclarer indignes d’être en France. L’enfant va hériter de cette honte et de cette culpabilité qui peuvent alors, inconsciemment, courir sur deux ou trois générations.

Leur faire subir de telles choses est totalement irresponsable car nous prenons, de ce fait, le risque d’un véritable désastre transgénérationnel. J’ajoute que tout ceci se joue, aujourd’hui, dans un contexte actuel d’amputation progressive de la démocratie. N’y a-t-il pas, en effet, un certain cynisme dans la coïncidence chronologique entre la suppression programmée du poste de défenseure des enfants (Dominique Versini) et le vingtième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide), à la naissance de laquelle la France avait joué un grand rôle  ? Avec Sylviane Giampino et Pierre Suesser, nous nous étions élevés, dans ces colonnes mêmes, contre la suppression de ce poste, dans un article intitulé  : «  Qui a peur de la défenseure des enfants a peur de l’enfance même  » (l’Humanité, 14 novembre 2009). Il n’y a pas une pédopsychiatrie de droite et une pédopsychiatrie de gauche, mais le contexte sociopolitique a un impact sur nos pratiques, qu’on le sache ou non, qu’on le veuille ou non, qu’on l’accepte ou non. Le XXe siècle, a dit Bernard Martino, nous aura tout appris des multiples manières de détruire l’individu, espérons que le XXIe ne sera pas celui qui nous enseignera les multiples manières de l’humilier  !

Il existe diverses manières de maltraiter l’enfant  : l’agresser directement, physiquement ou sexuellement, dénier son existence (affront narcissique majeur), le priver enfin de son besoin fondamental d’exercer ses compétences, et l’expulsion des enfants de familles sans papiers cumule, sans conteste, plusieurs de ces formes de maltraitance. Comme dans toutes les histoires de traumatisme, il importe qu’un tiers puisse témoigner et être compatissant. Cela atténue la souffrance, mais ne résout pas le problème de fond.

Nous sommes dans une société où la fabrique de biens inutiles finit par servir d’utopie, et il importe de ne pas faire grandir des enfants qui finiraient par se sentir des êtres humains inutiles ou nuisibles. A côté des enfants esclaves, des enfants soldats, des enfants violés… les enfants expulsés sont aussi des enfants sacrifiés à qui l’on dérobe leur enfance et qui auront de la peine à devenir adultes au sens plein du terme. A l’heure où le cynisme devient une idéologie d’État et où le débat sur l’identité nationale revêt surtout une fonction politique, veillons à ce que le sentiment d’être français ne se réduise pas, peu à peu, à la honte de l’être, tout simplement  !

L’Humanité, le 9 avril 2010


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 13 avril 2010