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Act Up : guérilla antisida



Libération, Eric Favereau - 20 août 2017 - En 1989, l’association importe un militantisme transgressif, fait d’actions spectaculaires comme le célèbre encapotage de l’obélisque à Paris. Il s’agit alors de marquer les esprits au moment où le pouvoir reste attentiste face à l’apparition de l’épidémie de sida   qui tue en masse. Quitte à diviser.

Quel étonnant retour et retournement du passé. A travers l’acclamation dont fait l’objet, depuis le Festival de Cannes, 120 Battements par minute, voilà donc célébré un mouvement qui s’est, lui, toujours voulu en rupture, loin des honneurs, et en conflit ouvert avec l’ordre établi. Voilà aussi que ces années-là remontent d’un coup. Ces années où est apparue la génération Act Up, bruyante, insolente, gonflée, sans foi ni loi, mais terriblement vivante.

La naissance d’Act Up, c’est la génération « séropo ». En 1989, année où Didier Lestrade, entouré de Pascal Loubet et de Luc Coulavin, créent Act Up-Paris, le paradoxe de l’épidémie du sida   éclate au grand jour : une situation nouvelle émerge, impossible et intenable, celle du séropositif, porteur du virus, à l’avenir cassé, pouvant contaminer à tout moment lors de relation sexuelle ou à la suite d’une seringue partagée. Trois ans après que s’est révélé en France le drame du sang contaminé transfusé à des milliers d’hémophiles, on est déjà loin des premières années de l’épidémie.

En 1984, à la mort de Michel Foucault, son compagnon Daniel Defert fonde l’association Aides, tournée vers l’accompagnement des malades. Là était l’urgence : à l’époque il n’y avait pas de tests, il n’y avait pas de séropos, la plupart des volontaires ne se savaient pas malades. Didier Lestrade est, lui, d’une autre génération que celle des fondateurs d’Aides (chez qui il a d’ailleurs milité). Il a 23 ans quand les premiers cas de sida   apparaissent en France au début des années 80. Spécialiste de musique soul, qu’il chronique dans Libé, il séjourne souvent à New York. Ce n’est pas un militant politique. Il est gay et vit à fond l’émergence de cette communauté. Il est aussi marqué par les nouvelles formes d’activisme, où le visuel s’impose sur les autres formes de luttes.

Le 26 juin 1989, lors du défilé de la Gay Pride à Paris, une quinzaine de « pédés, séropos, en colère » s’allongent sur le sol. Ils portent tous des tee-shirts marqués d’un triangle rose, sur lesquels est écrit : « Silence=Mort », reprenant la scénographie conçue par les activistes d’Act Up-New York, fondé en 1987. C’est la première action publique, et ce sera la marque du collectif. Le 1er décembre, Act Up-Paris frappe encore. Par l’image, en accrochant une gigantesque banderole sur les tours de la cathédrale Notre-Dame de Paris pour dénoncer l’attitude de l’Eglise catholique sur le préservatif. Des actions spectaculaires, toujours visibles, provocantes et transgressives, accompagnées d’un engagement physique des « combattants ». L’association « la plus turbulente » de France est née, dans le conflit et la tension, et va profondément marquer le paysage de la lutte contre le sida   porté par trois associations : Aides, incontournable et puissante, représentante des malades et de leurs droits ; Arcat-sida  , qui se veut surtout un lieu d’expertise ; et Act Up donc, le petit frère qui emmerde les aînés, en a marre des bonnes manières, et use de l’outrance pour faire bouger les lignes.

« Ce qu’il faut, c’est une image pour la télé »

En 1989, au début du second septennat de François Mitterrand, peu de perspectives se dessinent et la France s’ennuie. Il y a, cette année-là, 4 000 cas diagnostiqués de sida   et l’on commence à parler de séropositifs qui vont vivre des années terribles avant de se déclarer malades. Claude Evin, alors ministre de la Santé, met en place des structures inédites de lutte contre le virus, avec des agences de recherche et de prévention, ainsi qu’un Conseil national du sida  , investi des questions éthiques.

La France se montre formellement en pointe mais, dans les faits, avec beaucoup de mots et peu d’actions, la situation reste compliquée et tendue. Les blocages sont nombreux, à l’image de ces campagnes de prévention policées à l’extrême. Le sida   - maladie publique et virus privé - se révèle alors en miroir des dysfonctionnements de la société : l’exclusion, la discrimination. La mort, aussi. On meurt du sida   et on en meurt massivement. Dans certains services de maladies infectieuses, ce sont plus de 10 décès par semaine. Les malades sont jeunes. Peu de traitements pour les soulager, et souvent, si souvent, la petite planète sida   se retrouve au crématorium du Père-Lachaise : on estime qu’entre 1982 et 2002, le virus aura causé près de 40 000 décès en France.

C’est dans cet environnement contrasté qu’une fois par semaine, dans l’amphi des Beaux-Arts, quai Malaquais à Paris, ils se retrouvent. L’assemblée des activistes d’Act Up. Au mieux, ils sont 200. Mais indéniablement une nouvelle forme de militantisme émerge, au point que certains parlent de secte. Tout y est codifié. On n’applaudit pas, on claque des doigts. Il y a un facilitateur qui passe la parole. Au début de chaque réunion, on fait état des morts. Puis vient l’ordre du jour. Didier Lestrade s’énerve souvent car il a le sentiment que la réunion traîne. Il impose la théâtralisation des actions, répétant : « Ce qu’il faut, c’est une image pour la télé. » Ces réunions sont aussi des lieux de défouloirs, on y rit comme on y pleure. L’un lâche : « Je cherche un mec, le mien est mort. »

Peu importe la réalité, « nous, on va mourir »

Act Up innove, Act Up s’impose mais Act Up fait peur aussi. Avec son discours très politique où l’Etat est systématiquement mis en accusation pour la faiblesse de sa réponse, où les gays sont accusés de complaisance et les labos d’être « des criminels ». Dans ce combat, tout est bon, y compris l’exagération, voire quelques mensonges. Le nombre de séropos comme celui des morts se trouve systématiquement gonflé. Peu importe la réalité des chiffres, « nous, on va mourir », répètent les activistes. En revanche, les actions sont préparées au millimètre. Et se révèlent particulièrement bien ciblées, comme le « zap » (action brève et spectaculaire) de janvier 1993 au laboratoire d’analyses d’Artois, qui pratique alors le poolage (regroupement de différents sérums) du sang lors des tests, soupçonné de multiplier les risques d’erreurs de dépistage. Cette action entraînera la fermeture dudit labo et de cinq autres. Le 1er décembre 1993, c’est l’apogée de l’activisme visuel avec l’encapotage de l’obélisque de la Concorde, image qui fera le tour du monde.

Le Ministère tétanisé

Mais tout n’est pas consensuel. En avril 1991, lors d’une table ronde, des militants étaient intervenus brutalement pour tenter - en vain - de menotter Dominique Charvet, ex-magistrat qui dirige alors l’Agence française de lutte contre le sida  , dont Act Up dénonce la faiblesse des campagnes de prévention. En juin 1996, a lieu le fameux Sidaction où le président d’Act Up d’alors, Christophe Martet, invité sur le plateau, lâche un « La France, pays de merde » catastrophique pour les collectes de fonds. Et en 1999, Act Up vote le principe de l’outing, qui consiste à révéler l’homosexualité de certains responsables publics aux agissements hostiles à la communauté gay. Dès février, pour la première fois, elle menace de révéler le nom d’un député de droite présent lors d’une manif anti-pacs aux relents homophobes. Si l’association renonce finalement, les débats auront été violents.

Dans les années 90, Act Up est ainsi un mélange unique : gays en majorité, « séropos » comme « séronegs », chômeurs, étudiants, filles comme garçons. Il y a beaucoup de passage, et si l’on n’y reste pas forcément longtemps, on y apprend beaucoup. Le ministère de la Santé est tétanisé devant ses actions. Les activistes ne sont pas très nombreux, mais leur impact s’avère maximum. Act Up apparaît quasi intouchable. En 1999, le collectif se fond dans un appel de 40 associations claironnant à la face des politiques : « Nous sommes la gauche. »

Tout change avec l’arrivée des trithérapies, en juillet 1996 au congrès de Vancouver : des traitements qui bloquent le virus et empêchent sa reproduction. Ces molécules marchent, et même de mieux en mieux, bouleversant toutes les perspectives en profondeur. La génération de combattants - à Aides, à Act Up ou ailleurs - croyait qu’elle allait mourir, elle va survivre. Beaucoup de militants ont enduré le poids de ce mot. Survivre. Mais à quoi ? Le combat n’aura plus, en tout cas, cette intensité vitale qui avait fait sa force. Il reste certes d’autres défis, comme celui de se battre pour l’accès aux médicaments des pays du Sud. Ou celui d’imposer la présence de malades ou d’activistes dans les sphères importantes du monde de la santé et de la recherche. Ce sera le cas avec la constitution du groupe TRT-5, pour « traitement et recherche thérapeutique ». A l’initiative d’Act Up, cette entité interassociative réalisera pendant près de quinze ans un travail inouï de surveillance des médicaments et des essais thérapeutiques, obligeant les grandes firmes à privilégier la santé publique à leurs profits. Le groupe poursuit toujours son travail de vigie.

Vingt-huit ans après sa naissance, Act Up est toujours vivante. Elle a survécu. L’association, constituée pour la guerre et non pour la paix, tourne certes au ralenti. Elle n’est plus force de transformation sociale. Il manque, aujourd’hui, bien des noms, bien des visages. La génération Act Up s’est dispersée. Certains ont investi d’autres fronts. Des mouvements comme les Femen ou les associations LGBT se sont, à l’évidence, inspirés de son histoire - jusqu’à Nuit debout, avec son affichage de démocratie directe. C’est la vie, en somme, qui se poursuit, sur d’autres fronts.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 22 août 2017



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