OSI Bouaké, 11 août 2010, par Françoise Sironi [1]
La publication inédite de ce texte se trouve sur le site de la fondation suisse Agnodice.
Introduction
La transsexualité n’est pas une maladie, elle n’est pas un vice, elle n’est pas un choix, elle n’est pas une
fatalité. Elle est une contrainte à la métamorphose. Ce faisant, elle doit être pensée comme telle par
tous ceux, praticiens du soin, travailleurs sociaux, juristes, politiciens, qui ont à faire avec la question
transsexuelle.
C’est en tant que psychologue, psychothérapeute et chercheuse universitaire en Psychologie Clinique
et en Psychopathologie, que nous avons élaboré un dispositif de recherche sur la transsexualité. Ce
"dispositif" était constitué à la fois d’une consultation psychothérapique et d’accompagnement
psychologique des personnes transsexuelles, et d’un groupe de chercheurs inscrit dans la multiplicité
(psychothérapeutes, médecins, personnes transsexuelles, transgenres, homosexuelles,
anthropologues, juristes, …) [2]. Notre objectif n’était pas de rester pérenne. Comme toute rechercheaction
totalement ancrée dans le réel, il s’agissait d’innover en matière de pratiques cliniques, et de
montrer comment il est possible, d’une part de créer une manière de penser la transsexualité et de
proposer un accompagnement psychologique qui ne soit en aucune manière discréditant pour les
personnes concernées, et d’autre part de répondre, dans le même temps, aux conditions de fiabilité et
de scientificité exigées de toute recherche universitaire. Nos résultats étaient destinés à être diffusés,
afin que toutes les personnes concernées ou s’intéressant à la question de la transsexualité, puissent
s’en emparer, construire avec, faire, continuer d’innover, mais sans être maltraitant eu égard aux
personnes concernées et à la problématique traitée.
Notre question de départ a donc été la suivante : qu’est-ce que la Psychologie a à dire sur la
transsexualité, sans pour autant discréditer les personnes concernées, et tout en produisant un savoir
et un savoir-faire qui conviennent à tous, praticiens et intéressés par la question ? Il ne s’agit pas de
"plaire", il s’agit de ne pas falsifier la recherche en produisant des savoirs privés de la pensée qu’ont les
personnes elles-mêmes sur ce qui leur arrive.
La transsexualité et les problématiques transgenres ne laissent personne indifférent. Elles peuvent
choquer, heurter, produire de la frayeur ou fasciner et bouleverser, au point de devenir un
questionnement fort sur sa propre identité de genre.
La fonction sociale de la transsexualité, c’est de montrer que l’identité de genre n’est pas une
"assignation à résidence" en terme de "masculin" ou "féminin", immuable et stable dans le temps, ou
dans la netteté de sa dichotomie. L’identité de genre peut être fortement influencée par des expériences
psychologiques (traumatismes psychiques de l’enfance liés à la maltraitance, à l’inceste,…), relationnels
et familiales (inversion des polarités de genre dans le couple parental), psycho-politiques et culturelles
(expériences de métissage culturel et d’acculturations). L’identité de genre peut être mouvante, ou
fortement enkystée. Tel le poisson qui n’a pas conscience de l’eau, elle n’est pas un "problème, ou un
questionnement, chez qui a vécu un parcours identitaire, social, culturel, stable et constant. Pour
continuer la métaphore, le "poisson a conscience de l’eau" quand il est sorti du bocal, quand le moule
originaire est cassé, changé, ou lorsqu’il est multiple.
En ce sens, la question transsexuelle et transgenre est éminemment moderne. Elle nous permet aussi
de penser la multiplicité et les expériences identitaires contemporaines, à l’heure de la mondialité, des
migrations planétaires et de la généralisation des métissages culturels.
Revenons au continuum d’affects réactionnels que suscite la transsexualité partout dans le monde,
allant du rejet violemment destructeur lié à l’effroi et à la sidération mentale, jusqu’à la fascination et au
choc identitaire produisant une révélation identificatoire intense. Que se passe-t-il chez les praticiens du
soin lorsqu’ils ont affaire à des personnes transsexuelles, et non à des "simples" névrosés ou
psychotiques ? L’analyse des théories et des pratiques cliniques élaborées par des "psy" (psychiatres,
psychologues, psychanalystes) a montré à quel point elles étaient littéralement infestées d’éléments
contre-transférentiels destructeurs à la fois pour la pensée et pour les patients. Nous reviendrons en
détail sur cette grave question tout au long de cet écrit. Ces éléments contre-transférentiels concernent
également les médecins, chirurgiens, et autres "partenaires" obligatoires de la transition dans tout
parcours transsexuel. Les contre-transferts haineux des praticiens du soin peuvent devenir de vraies
prisons mentales pour leurs "patients" transsexuels ou transgenres. Cet enfermement "hors les murs"
produit à la fois par l’incompréhension familiale, sociale et médicale peut conduire au suicide.
Nous allons montrer, ici, comment il est possible, en tant que professionnels du soin, de traiter sans
discréditer. Nous avons pour ce faire, été amenées à élaborer une nouvelle approche intitulée la
psychopathologie géopolitique. Cette approche, issue de l’ethnopsychiatrie, sera présentée plus loin.
Nous montrerons comment on s’y prend pour ne pas maltraiter une communauté, mais pour la penser
en ses richesses, en ses ressources propres.
Les pratiques cliniques et sociales sont très fortement influencées par les théories politiques, sociales,
psychologiques, économiques ou morales d’une époque donnée. Ces pratiques cliniques ont un impact
direct sur les personnes, les groupes, les communautés, sur l’ensemble de la société. Elles peuvent
agir sur un mode normativisant afin de "formater" les personnes ou les groupes à l’idéologie sociale et
politique dominante. A l’inverse, elles peuvent constituer des stratégies de résistance et de récalcitrance
pour refuser de servir de caution scientifique au discrédit des minorités actives et aux laissés pour
compte des théories et des pratiques dominantes, mais inadéquates à penser certains parcours de vie,
dans une société donnée. Les choix des théories sous jacentes à nos pratiques cliniques, médicales,
sociales, juridiques, sont donc en réalité, des choix politiques au sens large du terme. Tout
changement de paradigme théorique, qui va nécessairement orienter de nouvelles pratiques cliniques,
est possible dans chaque société… à condition de se battre, pied à pied, contre des formes
d’establishment de la pensée, tellement délétères pour certaines catégories de problématiques données
: celles qui invalident les théories dominantes. Fort heureusement, les changements de "mentalité",
forme visible de psychologie collective, s’opèrent parfois avec une étonnante rapidité.
A l’aube de ce troisième millénaire, gageons qu’il soit possible d’induire des changements positifs, afin
de permettre de construire une humanité véritablement intégrative, intelligente et respectueuse des
singularités. C’est un défi auquel nous souhaitons apporter notre contribution.
COMMENT LA PSYCHOPATHOLOGIE GEOPOLITIQUE PERMET UNE
APPROCHE ADEQUATE, NON DISCREDITANTE, DE LA
TRANSSEXUALITE.
Avant de procéder à la définition et à la description de ce qu’est la psychopathologie géopolitique, et de
montrer en quoi cette approche s’est avérée adéquate tant dans la compréhension que dans le suivi
psychologique des personnes transsexuelles, il convient de préciser que le terme "psychopathologie"
ne signifie nullement que nous considérons la transsexualité comme une "pathologie". Cette approche
est à entendre au sens où Freud avait défini sa Psychopathologie de la vie quotidienne [3], à savoir
comme un continuum entre le "normal" et le "pathologique", en chacun de nous. Les lapsus, les actes
manqués, les oublis, sont des "symptômes", des signes de l’existence d’une dimension inconsciente en
chacun de nous. La transsexualité n’est donc pas une catégorie nosographique, ni une catégorie de
genre "à part". Elle est une réalité humaine qui rend visible, en toutes ses figures, le continuum
identitaire et le chevauchement du masculin et du féminin.
Le terme "géopolitique" renvoie à la dimension culturelle et psycho-politique de la transsexualité. Celleci
ne peut être réduite à sa seule dimension psychologique. La transsexualité s’appréhende par une
approche complexe et multiple, où la dimension psychique, médicale, culturelle, politique, spirituelle et
économique y ont une égale importance. La condition d’existence de la question transsexuelle n’est pas
neutre, n’est pas culture-free. Elle s’exprimera en fonction de la manière dont le collectif la considère, la
pense, l’accueille ou la rejette. La fonction politique de la transsexualité résulte également dans le fait
qu’elle a un impact sur la société dans laquelle vivent les personnes concernées. Elle est une "niche
identitaire" possible parmi d’autres dans une société. Elle peut être provisoire ou permanente dans la
vie d’un sujet donné concerné par la question.
Enfin, pour en terminer avec ces remarques introductives concernant la terminologie, précisons que
nous employons indifféremment le concept de "psychopathologie géopolitique" et celui "d’approche
géopolitique clinique". Ceci est lié au fait que la psychopathologie géopolitique est à la fois un champ
clinique nouveau, caractérisé par une méthode d’approche spécifique, géopolitique clinique,
précisément. L’ensemble (théorie, méthode, pratique clinique, psychothérapie) est appelé
"psychopathologie géopolitique". Elle est avant tout praxéologique, basée sur la recherche-action. Ce
sont en effet les pratiques cliniques qui sont à l’origine de notre élaboration théorique, et non l’inverse.
On ne naît pas de rien. La psychopathologie géopolitique est directement issue de l’ethnopsychiatrie,
telle qu’elle a été élaborée par Tobie Nathan, et par les chercheurs du Centre Georges Devereux, dont
j’ai fait partie pendant de nombreuses années, avant de construire mes propres directions de travail
clinique et de recherche. Il n’y a pas rupture, mais continuité, en un chemin spécifique et singulier, sur
mes propres objets de recherche, et avec mes propres questionnements, à savoir : l’impact du politique
sur le psychologique, l’articulation, en chacun de nous, entre histoire collective et histoire singulière, et
le développement de pratiques thérapeutiques innovantes, à l’ère des circulations planétaires, des
nouveaux métissages, et de la mondialité.
La psychopathologie géopolitique est également issue de l’antipsychiatrie. Elle opère une
déconstruction socio-clinique systématique des catégories avec lesquels nous pensons, dans la société
occidentale, les désordres, les étrangetés, les singularités, les points de vue minoritaires. L’influence de Michel Foucault est également déterminante, dans la création de la psychopathologie géopolitique. La
pratique clinique du thérapeute consiste souvent à libérer et à ramener à la surface psychique, un sens
perdu du symptôme, sens qui pré-existait dans la société. Il a été enfoui par l’évolution sociologique et
historique. Conformément au modèle foucaldien, les savoirs dominants ont recouverts les savoirs
assujettis. Cette perspective d’analyse vaut pour toutes les sociétés, pour toutes les cultures. Le point
de vue déconstructiviste appelle des propositions constructivistes. Sinon, la seule déconstruction
demeurera stérile pour le patient. Freud s’était posé la même question à propos de la psychanalyse.
L’analyse devait déboucher, selon lui, sur une nouvelle synthèse, une recomposition [4].
La psychopathologie géopolitique s’intéresse à l’innovation, au changement de forme, à la logique de
métamorphose qui permet de faire des recompositions nouvelles, à partir d’éléments pré-existants.
Cette approche favorise également le processus créatif du thérapeute, invité à trouver son "style
thérapeutique" personnel, celui qu’il s’inventera et qui lui conviendra au mieux. Cette pratique, tout
comme l’ethnopsychiatrie, s’inscrit dans la multiplicité. Elle n’est ni pour, ni contre la psychanalyse et les
autres référentiels théoriques, elle est ailleurs.
La psychopathologie géopolitique est une psychologie non seulement culturellement, mais également
politiquement informée. Culture et politique étant entendues au sens large du terme, au sens de
mondes, de populations, de spécificités caractérisant des communautés, et de problématiques
géopolitiques affectant la vie psychique des sujets qui les vivent. Il s’agit d’une approche réellement
hospitalière, du fait qu’elle n’oblige pas ceux qui sont particuliers et singuliers dans une société donnée,
à croire devoir se présenter conformément aux critères et aux codes en vigueur dans cette même
société. Adopter cette approche clinique, c’est recevoir l’autre en pouvant le penser riche de sensations,
de pensées et d’intentionnalités différentes des miennes. L’empathie est au coeur de l’approche
clinique. Nous entendons par là, la capacité à penser les pensées de l’autre, tout en gardant notre point
de vue, notre identité, notre singularité.
Le thérapeute est un être métis, un être de frontières et d’ interfaces entre les mondes, capable de se
déformer sans jamais perdre son centre de gravité. A l’heure de la mondialité et des circulations
planétaires, la psychopathologie géopolitique pose la décentration culturelle, politique et psychique
comme méthode, et ce afin de nous rendre aptes à entrer, autant que faire se peut, dans d’autres
logiques de pensées, possiblement différentes des nôtres.
De ce fait, elle est apte à penser la transsexualité et à suivre des personnes transsexuelles, sans les
discréditer. Elles ont leur propre quête, leurs propres exigences, leur propre souffrance, leurs propres
forces, notamment avant et pendant la transition, voire parfois même après. Avant de les penser
identiques à soi, ce que ne peut faire un thérapeute trop bien campé dans son identité de genre et dans
son hétéro-sexualité, l’approche géopolitique clinique propose aux personnes transsexuelles de nous
montrer en quoi elles sont singulières, pour leur éviter la pénible farce de toujours devoir se montrer
conformes aux stéréotypes attendus ou, au contraire, pour s’en détacher avec véhémence. Leur vérité
n’est ni dans un extrême, ni dans un autre. La psychopathologie géopolitique permet précisément de
penser que l’autre est lié à d’autres forces que celles du thérapeute, d’autres théories de l’existence que
les siennes, d’autres ressources, d’autres rêves, d’autres loyautés, d’autres devoirs. Cette approche
constitue de ce fait, une réelle leçon d’altérité, une vraie proposition éthique et humaniste. Ce n’est pas
un champ clinique contemporain susceptible de délivrer des messages sur le sens de la vie, mais une
pratique de la liberté, une manière singulière de s’affranchir de tous les asservissements intériorisés.
La psychopathologie géopolitique est également une clé pour entrer en contact avec les patients, tous
les patients. Nous nous intéressons non seulement à leurs désordres, à leurs souffrances, mais aussi à
leurs compétences, à leurs ressources, à leurs forces propres. Elle est une clé de voûte au-delà des
dichotomies : entre le normal et le pathologique, entre la norme et la marge, entre le psychologique et
le politique, entre le global et le local. La psychopathologie géopolitique favorise l’application possible
de logiques de pensées issues de mondes traditionnels, à des problématiques totalement
contemporaines, et émergentes. Cela encourage les cliniciens à sortir de leurs cadres de pensées et
des catégories nosographiques habituelles pour en inventer d’autres. Reprenons l’exemple de la
transsexualité. Les échecs thérapeutiques sont encore nombreux. Ceci est du au fait que la
transsexualité est encore trop souvent pensée, par les professionnels du soins, en terme de
"pathologie". Leur objectif avoué ou inavoué, est d’arriver à rendre les patients (ou clients) "renonçants",
eu égard à la transsexualité. Ceci constitue un exemple de violence inouïe que produit la normativité
dans une pratique clinique qui relève cependant des sciences dites humaines : la psychothérapie. Les
thérapeutes qui pratiquent ainsi pensent l’humain en fonction de catégories diagnostiques pré-établies,
figées, résistantes aux changements sociétaux.
En psychopathologie géopolitique, nous partons toujours de l’observation clinique, associée au point de
vue du patient sur celle-ci. Ce principe méthodologique interactif est issu de l’ethnopsychiatrie. Il est
appelé "mise en position d’expertise" du patient, du sujet, du groupe concerné. La personne transsexuelle, dans le cas qui nous occupe, devient alors un réel informateur de son monde. Cela ne
veut pas dire que le clinicien perd le sien, bien au contraire ! Il s’agit de co-construire du sens, en un
parlement contradictoire, parfois, mais jamais insultant, ni pour les uns, ni pour les autres. Le
thérapeute se décentre, rentre dans le monde de l’autre, mais sans jamais perdre le sien, comme nous
le disions plus haut. De cette mise en tension des mondes, des théories, des exigences, naît une
pratique clinique riche et constructive. Le thérapeute adopte le principe "d’entre-capture". Le sujet
préalablement pensé en entité individuelle close, réduit à de seules intentionnalités intrapsychiques,
n’est pas le sujet de la scène géopolitique clinique. Ce sujet-là est un lieu de passage, un lieu
d’expression de désirs, d’intentionnalités et d’entre captures, au sens où l’entendait Gilles Deleuze.
Prenant le modèle de la guêpe et de l’orchidée, il décrit la guêpe comme ayant besoin de l’orchidée
pour se nourrir et fabriquer son suc ; l’orchidée, quant à elle, a besoin de la guêpe pour pouvoir être
fécondée par le pollen des autres fleurs que la guêpe transporte au bout de ses pattes. Nous sommes
alors des êtres interactifs, inter-agissants, des hybrides constitués de combinatoires infinies d’éléments
qui transcendent les frontières entre notre "dedans" et notre "dehors", entre soi et l’autre, entre le
psychique et le politique.
Par la mise en position d’expertise des patients, la scène thérapeutique géopolitique fonctionne alors
comme un vrai parlement démocratique et éthique entre les mondes, les forces agissantes à travers le
patient, et celles agissants à travers le thérapeute. Tous deux apprennent en acceptant de se laisser
déformer provisoirement par l’autre. Les exigences de la recherche géopolitique clinique, qui consiste à
toujours explorer au-delà des limites des catégories et des savoirs préalablement établis, sont alors
satisfaites.
La psychopathologie géopolitique ne discrédite aucune théorie, aucune pratique thérapeutique sous
prétexte qu’elles sont basées sur d’autres prémisses théoriques, ou d’autres visions du monde que la
sienne. Cette approche, issue de l’ethnopsychiatrie et de l’anti-psychiatrie, met sur un même pied
d’égalité les théories occidentales contemporaines dominantes dans le champ des sciences et des
pratiques humaines (médecine inclue) et les théories culturelles comme la sorcellerie, les pratiques
chamaniques,… bref, tous les systèmes de guérison traditionnels ou modernes qui son pratiqués au
monde. Ceci est nécessaire pour traiter des patients venant d’autres univers culturels, ou qui se
présentent avec des problématiques nouvelles ou spécifiques, comme la transsexualité par exemple.
TRANSSEXUALITE ET METAMORPHOSE.
Par métamorphose nous entendons "changement de forme", mise en adéquation réelle entre le
"dedans" et le "dehors" de soi. La transition transsexuelle se caractérise par une nouvelle forme
d’homothétie entre les changements extérieurs et les remaniements psychiques. Ceci est d’autant plus
marquant lorsque la transition se fait en plusieurs étapes, et sur une durée relativement longue.
Pourtant, les personnes transsexuelles ne perçoivent pas toujours ces changements psychiques. Elles
parlent de "mise en adéquation" entre le dedans et le dehors, comme si leur "dedans" était
immuablement le même, depuis la prise de conscience de leur transsexualité. Le fait que beaucoup
d’entre elles ne perçoivent pas distinctement ces remaniements psychiques d’ordre homothétiques
entre contenant (le corps) et contenu (le psychisme), montre bien qu’il s’agit d’un vrai processus de
métamorphose. Le sujet est mû de l’intérieur, et ne peut par conséquent pas toujours être à la fois
acteur et spectateurs de ces modifications profondes. Le rôle de l’accompagnement psychologique est
ici central. Il va permettre une restructuration consciente, "sous contrôle", permettant ainsi d’éviter
certaines décompensations identitaires passagères ou permanentes, s’exprimant sous forme de
dépression, d’ambivalence anxiogène, de malaises et de douleurs somatiques changeantes.
Si la figure de la métamorphose trouve sa place dans la compréhension des parcours transsexuels,
c’est à la fois en tant qu’herméneutique du sujet et de son rapport au monde, et en tant que rite de
passage. L’expérience clinique montre en effet qu’il est erroné de croire que le désir métamorphosique
est un état passager, qu’il va cesser après la transition. Bien souvent chez les personnes
transsexuelles, il s’agit d’un processus permanent. Ceci nous fait évoquer l’idée d’une herméneutique
du sujet et de son rapport au monde. La permanence de ce processus n’est pas nécessairement
conscient chez les personnes concernées. Il va donc s’exprimer sous une forme travestie, camouflée,
inconsciente, pouvant prendre la forme de symptômes, par exemple. Les personnes concernées vont
alors ressentir des doutes profonds quant à leur stabilité psychique, relationnelle ou professionnelles,
par exemple. Or ces doutes sont la trace perceptible de leur essence métamorphosique.
Par ailleurs, la phase de transition est analogique à un rite de passage, tels que les a décrits par Van
Gennep [5]. Dans certaines sociétés traditionnelles ou sociétés secrètes, de vrais changements
psychologiques et physiques, des métamorphoses humaines donc, sont délibérément opérés, par
marquage traumatique, lors de rituels initiatiques ou de rites de passage.
La question de la métamorphose est un thème récurrent dans la littérature. Ovide, dans son fameux
traité des métamorphoses, recensa toutes les expériences de métamorphoses prêtées aux humains
dans les récits, contes et mythes [6]. Les métamorphoses ne sont pas qu’humaines, elles sont transrègne.
Ovide consigne des métamorphoses d’humains en animal, en végétal en minéral. Dans les
initiations chamaniques, les chamans sont souvent amenés à vivre des traversées de genre
"homme/femme" [7]. Plus tard, ils peuvent se métamorphoser en oiseau dans leur quête de l’âme
capturée d’un malade qu’ils traitent. Leur métamorphose en minéral ou en végétal, par l’intercession
d’absorption de substances, est chose courante.
Dans la modernité, où toutes les transformations de soi fonctionnent majoritairement sur le mode
pédagogique (à savoir les règles sont connues avant le changement) et non plus initiatique (les règles
sont connues après le changement), ces expériences ne sont plus explicitement organisées et pensées
conformément à un processus de re-naissance, ou de seconde naissance. C’est pourtant ce que disent
et vivent très souvent les personnes transsexuelles, eu égard au processus de transition. De
nombreuses autres expériences de métamorphoses contemporaines ont lieu, aujourd’hui plus qu’hier,
dans de nombreuses sociétés humaines de par le monde. Elles prennent la forme de mutations
sociales rapides et d’expériences d’acculturations massives lors des migrations planétaires. La logique
métamorphosique est également sous-jacente dans les problématiques identitaires des métis culturels.
Ces processus s’opèrent au travers de la multiplicité de parcours et d’expériences de vie, marquées
par l’herméneutique trans-identitaire où ni le genre, ni la sexualité, ni le territoire géographique ne sont
plus des "assignations à résidence".
Quand ces expériences ratent, elles produisent des symptômes psychopathologiques précis : ceux
d’une organisation traumatique interrompue. Quand elles réussissent, ces métamorphoses sont
muettes dans le corps social, comme le "poisson qui n’a pas conscience de l’eau". Mais ce sont elles
qui constituent de véritables matrices de changement dans la société.
Plusieurs expériences contemporaines de fabrication d’identité confèrent à la métamorphose.
- Les migrations et changements identitaires drastiques : expérience de mutation d’un monde social,
culturel à un autre, passage brutal d’une vie paysanne à une vie citadine, disparition des mondes
ouvriers , de villages entiers, de savoirs faire par les délocalisations,… Ce sont les laissés pour compte
de l’histoire collective.
- Il s’agit également de traumatismes sexuels dans l’enfance, ou d’expériences de violences, de
terreurs, d’assujettissement par des plus grands à l’école. Ces expériences traumatiques précoces
agissent comme de puissants marqueurs identitaires. Ils vont déterminer, sur le mode de l’organisation
traumatique, tout le devenir futur d’une personne.
- Les violences, quand il s’agit de jeunes adultes, souvent issus de la migration, sont souvent un
équivalent solitaire d’une ritualité disparue du fait que nous vivons dans une société à modèle
pédagogique, et non plus initiatique, d’où sont issus leurs ancêtres.
Dans plusieurs parcours biographiques et devenirs des personnes transsexuelles ou de leurs proches
ancêtres, ces expériences antérieures de changement brutal, d’acculturation violente ou de
déculturation ont été retrouvées et travaillées au cours de l’accompagnement psychologique. De même
que ces expériences ne sont cependant pas spécifiques aux personnes transsexuelles. Elles sont
simplement un point de travail systématique dans l’accompagnement psychologique de leur parcours,
ou lors d’une psychothérapie réparatrice.
La question des déterminants intra-psychiques ou familiaux en leur possible (ou impossible) rapport
avec la transsexualité est systématiquement examinée lors de l’accompagnement psychologique au
cours de la transition. Mais la causalité n’est assurément pas un axe de travail central, au cours de la
psychothérapie ou de l’accompagnement psychologique des personnes transsexuelles. En revanche, la
question du devenir est beaucoup plus pertinente et riche : quel "faisceau de causalité" a produit ce
devenir en moi ? Que faire de ce devenir ? Nous nous intéressons donc préférentiellement à la question
de la "fabrication" ou du "façonnage" identitaire, celle de la "construction de soi". Elle n’est cependant
pas spécifique aux personnes transsexuelles et transgenres. Mais ces questions sont travaillées de
manière privilégiée au cours de leur suivi psychothérapique, du fait que leur assise narcissique est
souvent amenée à vasciller, et ce non seulement avant la transition, mais également après. Tout
événement de vie ultérieur, notamment dans la sphère affective, va immanquablement être analysé en
son rapport avec le fait d’être une personne transsexuelle. La normativité affichée, le désir de normalité,
est bien souvent à la fois un mécanisme de consolidation identitaire, et une défense contre la singularité
de son propre vécu. C’est là où l’appartenance, l’affiliation à des associations, des communautés de
"mêmes", fortement concernées par la question transsexuelle et transgenre, est fondamentale. Elle
exerce un rôle de protection, de "peau psychique". C’est l’ethnopsychiatrie qui nous a appris à travailler
avec le concept d’attachement et d’appartenance. Nous avons tous des groupes en nous, avec lesquels
nous entretenons des rapports de loyauté, de mise à distance,… Lors de la psychothérapie avec les
personnes transsexuelles et transgenres, nous procédons également à un état des lieux de cette
multiplicité en soi.
Bruno Latour, sociologue des innovations, propose de dépasser le dilemme existant entre la pensée de
ce qu’est un homme libre, idéalement sans attaches ni obligations (en somme, très souvent l’idéal
occidental) et la pensée d’un homme "attaché", affilié, et donc supposément entravé par ses attaches [8].
Le rôle des associations de personnes transsexuelles est de protéger le sujet contre l’isolement, qui est
un important facteur inducteur de psychopathologie chez les personnes transsexuelles. Avant qu’elles
ne soient affiliées à un groupe de "mêmes", les personnes transsexuelles isolées sont en risque de se
penser comme étant "à part", différentes des autres, "a-normales". Elles auront tendance à penser leur
transsexualité en termes de causalité intra-psychique ("j’y suis pour quelque chose", ou "mes parents, le
dysfonctionnement familial y est pour quelque chose"), car elles se sont déjà tournées vers les théories
psychologiques dominantes ou "académiquement reconnues", de type "explicatives" et à causalité intrapsychique.
Ce faisant, les personnes concernées par la question sont en risque de plaquer, à leur insu,
des interprétations de type psychanalytique, souvent discréditantes, et donc inductrices de culpabilité.
L’appartenance à un groupe concerné par la question transsexuelle offre une réelle protection contre le
développement de ces souffrances induites de manière iatrogène, par des modèles théoriques
inadéquats. La nature des attachements et des affiliations, ce qu’ils font faire, ou ce qu’ils empêchent
de faire, devient alors également intéressante à analyser, au cours du suivi psychologique ou d’une
psychothérapie de personnes transsexuelles ou transgenres. Qu’il soit temporaire ou durable, ce mode
de socialisation et d’affiliation est important à prendre en compte, voire à favoriser, du fait qu’il est
préventif en matière de développement d’une psychopathologie secondaire à la prise de conscience de
sa transsexualité.
REGARD ANTHROPOLOGIQUE SUR LA TRANSSEXUALITE ET SUR LES
TRANS-IDENTITES.
Si la technologie médicale moderne permet aujourd’hui une réalisation matérielle de cette
métamorphose en synergisant les savoirs faire de plusieurs disciplines, elles ne fournit pas de sens
intrinsèque ou transcendant, à cette expérience de métamorphose, un sens qui aide à vivre, et non à
déprimer. Dans la modernité, en Occident comme ailleurs, les personnes transsexuelles sont souvent
exposées à un vide de sens eu égard à leur étrangeté. La question est souvent abordée sur un mode
psychologisant et individualiste : "Pourquoi cela m’arrive-t-il à moi ?". Cela aboutit à une grande solitude,
comme nous le disions plus haut. Or la transsexualité est tout sauf une affaire individuelle. Elle est
sociétale, anthropologique. Chaque groupe humain tente de construire du sens (acceptable ou non par
les personnes transsexuelles) sur cette expérience de multiplicité de soi.
Dans beaucoup de sociétés humaines, la transsexualité est considérée comme étant une possession
du corps physique par une divinité ou une entité mâle ou femelle. Elle peut aussi être considérée
comme une subjugation exercée sur un être humain par une divinité qui met alors le sujet à son service.
Celui-ci est alors dans une situation de "mimétisme" de la divinité (puisqu’elle est en lui), ou de servilité
inconsciente ou consciente. De même, la distinction catégorielle entre homosexuels, transsexuels ou
travestis ne se fait pas comme dans les sociétés occidentalisées. En voici quelques illustrations :
- Les Berdaches, dans de nombreuses tribus nord américaines, désignent, aujourd’hui encore, soit des
hommes qui se conduisent comme des femmes (l’inverse est d’ailleurs beaucoup plus rarement décrit),
un homme-femme, ou une personne qui n’est ni homme ni femme (Masters). Les berdaches peuvent se
marier avec un homme, mais n’ont pas d’enfants. Il en va de même pour les Fa’afafines, dans les Iles
Samoa [9].
- Dans les Iles Tongas, l’irruption du mode de vie occidental, et l’importation culturelle de la théorie
sexuée occidentale, dichotomisant les humains en deux genres ("que" masculin, et "que" féminin), est
venue fortement perturber l’existence de communautés "transgenres", appelées Fakaféfines. Les
Xaniths, qui vivent dans le sultanat d’Oman, sont des prostitués mâles. Ils sont décrits comme étant très
doux, impuissants et efféminés. Leur fonction sociale est reconnue, et leur identification est
expressément non-masculine. Celle-ci peut être définitive ou provisoire. Sitôt qu’ils se montrent
"capables d’être des hommes comme les autres", ils ne sont plus Xanith. Un rapprochement peut être
opéré avec l’archétype de la bissexualité dans l’antiquité grecque et romaine, à savoir la bissexualité
successive chez un même être humain.
- En Inde, les Hijras forment une réelle communauté de castrats. Ils seraient 100 000 à travers
l’ensemble de l’Inde [10]. Cette forte communauté constitue un monde à part, qui ne répond qu’à ses
propres lois. Elle forme une secte qui se montre très efficace à protéger ses membres. Elle est crainte,
bien que moquée, par la population générale. Mais comme souvent, l’effroi et sa mise à distance par
l’insulte vont de pair. Cette communauté est en marge de la société indienne, mais en y étant
apparemment, et nonobstant, "intégrée" dans le paysage social. Ceci est du à la forte protection que
constitue leur organisation communautaire. Les Hijras se réunissent régulièrement en congrès à travers
toute l’Inde. Ils forment une communauté très structurée où les chelas (disciples) sont regroupés autour
de leur guru (maître). Un système de parenté spécifique à cette communauté s’y organise. La
dépendance. La dépendance financière du chela au guru est absolue. Les Indiens craignent les Hijras.
Ceux-ci suscitent, souvent délibérément, de l’inquiétude parmi la population non-Hijra. Si une offrande
leur est refusée au cours d’un cortège nuptial par exemple, ces derniers relèvent leur sari pour montrer
leur castration. Ils sont, en effet rituellement émasculés. La vue de la castration d’un Hijra est
intentionnellement organisée par susciter l’effroi du spectateur. Elle est susceptible d’attirer le mauvais
oeil, le malheur et la stérilité sur le couple.
En Occident, une des fonctions sociales actuelles de la transsexualité et des trans-identités est de
mettre en question la fixité des codifications de genre. Les personnes transsexuelles nous montrent
que les catégories d’identité de genre (masculin, féminin) ne sont pas des identités naturelles, mais des
constructions sociales et culturelles, strictement verrouillées, et étroitement surveillées. Ces catégories
sont le socle qui permet de pérenniser un mode d’existence social, économique et culturel dominant
dans une société, à un moment donné de son existence. La transsexualité met en évidence, par son
existence même en tant que catégorie, que l’identité de genre est mouvante, fragile, instable. Elle est
étroitement conditionnée par les vicissitudes de l’histoire singulière ainsi que celle de l’histoire collective.
Sur un mode analogique à l’histoire de l’homosexualité, il semblerait que la transsexualité
contemporaine ait fait le choix d’inclure, d’intégrer, d’absorber ses différences, pour les dissoudre dans
les modèles normatifs de la majorité (mariage, trans-parentalité,…). Cette capture par la normativité est
précisément ce que Michel Foucault dénonçait avec véhémence.
Aujourd’hui, les transgenres nous montrent que les identités de genre ne sont ni naturelles, ni stables
au cours d’une même existence. Elles ne recouvrent pas nécessairement le support biologique des
corps.
PRESENTATION DE LA CONSULTATION ET DU GROUPE DE
RECHERCHE CONSACRES AUX PERSONNES TRANSSEXUELLES.
En 1996, nous avons créé, au Centre Georges Devereux [11], une consultation et un groupe de
recherche-action consacré à la transsexualité. En tant qu’universitaire, clinicienne et psychothérapeute
traitant des personnes transsexuelles et transgenres, nos questions de départ et notre "cahier des
charges" en matière de recherche ont été les suivants :
- Qu’est-ce que la Psychologie a à dire sur la transsexualité et sur les trans-identités, qui ne soit pas
discréditant pour les personnes concernées, et qui réponde à un cahier des charges d’une recherche
académique ?
- Comment monter une recherche clinique, dans laquelle les personnes concernées se reconnaissent,
et à laquelle ils participent pleinement ?
- Est-il possible de construire une manière de concevoir un suivi psychologique et une forme de
psychothérapie réellement aidante, efficace, et non discréditante pour les personnes transsexuelles et
transgenres ?
Pour ce faire, nous nous sommes basés sur un nouveau paradigme méthodologique : celui élaboré par
l’ethnopsychiatrie [12]. Nous avons tout spécifiquement travaillé la question politique, conformément à
cette approche. Ceci nous a amené à examiner systématiquement la dimension politique et géopolitique
des psychopathologies, à généraliser cette démarche, à l’enrichir de ses spécificités théoriques,
cliniques et thérapeutiques, et à fonder cette approche que nous avons appelée psychopathologie
géopolitique. Cette consultation spécialisée et ce groupe de recherche avaient une fonction
expérimentale et pionnière en la matière. Elle n’avait pas pour vocation de se pérenniser, mais de
dégager une meilleure compréhension de la problématique, de finaliser des modes de prises en charge
psychologiques en réseau avec d’autres professionnels du soin, partenaires obligés de la transition,
d’informer d’autres professionnels en diffusant ces résultats de recherche-action. Ce dernier point est
capital pour nous, dans la mesure ou ce qui est intéressant, c’est de pouvoir être une ressource pour
d’autres, dans d’autres lieux, et non pas centraliser un savoir faire dans ce lieu d’exercice. Le réseau est
supérieur en efficacité qu’un lieu centralisé, pour diffuser de manière rapide et efficace, des propositions de suivi adéquates, non discréditantes. De surcroît, nous n’avions pas vocation de "faire école", car
c’eut été prendre le risque de "labelliser" et de figer une conception de l’approche clinique de la
transsexualité. La recherche est un bien commun. Chacun doit pouvoir y "prendre" ce qui lui convient,
en fonction de son propre style cognitif et thérapeutique, enrichir le domaine à son tour, et faire avancer
les connaissances et les savoirs faire par ce partage du bien commun. Notre conception de la
recherche et de sa diffusion, dans le domaine qui est le nôtre, est donc totalement rhizomique et libre.
Les personnes nous étaient adressées par des associations françaises d’aide, d’information et de
soutien aux personnes transsexuelles (l’Association du Syndrome de Benjamin, le Caritig, le Past,…),
par des médecins et des psychiatres, par des Associations de Défense des droits Humains (Amnesty
International,…). Il arrivait également que les personnes concernées prennent directement rendez-vous
avec nous, informées par "le bouche à oreille".
Les personnes transsexuelles qui étaient suivies au Centre étaient à différents stades de leur parcours.
Certaines n’avait pas commencé de transition, et souhaitaient, nettement en amont, travailler la
question transgenre qui les préoccupaient. D’autres souhaitaient un suivi psychologique au cours de
leur transition. D’autres demandes de consultation ou de psychothérapie émanaient de personnes
transsexuelles ayant opéré leur transition depuis un certain temps, et souhaitaient faire une
psychothérapie pour des raisons diversifiées (changement professionnel, séparations conjugales, désir
de "mieux se connaître",…).
Plusieurs types de suivi psychologique ou d’activités langagières étaient proposées :
- Des psychothérapies individuelles, de couple ou familiales.
- Des recueils de témoignages de personnes transsexuelles, au sujet de leur propre parcours de
métamorphose.
- Au cours de leur suivi de personnes transsexuelles dont elles avaient la charge, des psychologues
cliniciens et des médecins nous ont ponctuellement adressé des demandes de supervision de cas, et
d’écoute attentive de leurs propres constructions contre-transférentielles eu égard aux personnes
transsexuelles.
Lors des séances de psychothérapie, tous les représentants concernés par le problème étaient
présents, avec l’accord préalable du consultant, bien sûr. Tous participaient activement à la
consultation. Le "patient" [13] pouvait également venir seul en consultation, comme il le souhaitait. Mais
comme la transsexualité n’est pas qu’une affaire personnelle, et en complémentarité des séances
individuelles de psychothérapie, nous avions mis en place cette consultation en groupe, d’inspiration
ethnopsychiatrique. Les consultants étaient accompagnés soit de leurs conjoints, de membres de leur
familles, ou d’amis. Les acteurs sociaux, éducatifs, médicaux, psychologiques qui suivaient, le cas
échéant, le consultant dans une autre institution participaient tous à la consultation. Enfin, nos
principaux co-thérapeutes étaient les membres d’associations regroupant les personnes transsexuelles
ou luttant pour leur défense comme l’ASB ou le Caritig déjà mentionné, par exemple. Les personnes
transsexuelles nous étaient également adressées par des institutions qui étaient en échec
thérapeutique, ne sachant pas comment prendre en compte la transsexualité de leur patient, sans la
discréditer, sans la pathologiser. Il leur manquait une "clé" (sic), pour entrer en contact avec leur patient,
soigner leurs souffrances psychiques, sans pour autant être immédiatement tenté de psychologiser la
transsexualité, et d’établir un rapide lien de cause à effet. Il leur manquait alors, d’après leurs dires, un
"outil" clinique, une théorie, une méthode, un mode de prise en charge de la transsexualité sans la
réduire à des problématiques de fixations oedipiennes, ce qui n’a d’ailleurs jamais eu aucun impact
"thérapeutique" sur la transsexualité, but non avoué, dans bien des cas, par ces thérapeutes.
La consultation était animée par une thérapeute principale, moi-même la plupart du temps, J’étais
assisté par un ou plusieurs co-thérapeutes et par un médiateur ethno-clinicien (spécialiste du monde du
patient, ici en l’occurrence une personne transsexuelle). Participaient également à la consultation des
"invités extérieurs", avec l’accord du patient bien évidemment. Ces invités l’étaient au titre de leur
compétence, pour nous permettre d’éclairer, en sa multiplicité, la problématique singulière des
consultants. Ces "invités extérieurs" étaient médecins, endocrinologues, anthropologues, philosophes,
religieux,…. Ils pouvaient également être concernés par la même problématique ou par une
problématique connexe (personnes homosexuelles). Un tel dispositif empêche le thérapeute d’avoir
recours à des concepts pré-existants, dans le but de procéder à des placages théoriques et à des
automatismes cliniques. Ceci nous aurait conduit à prendre le risque de construire des "angles morts",
et de réduire des nouvelles questions identitaires, susceptibles de surcroît, d’élargir le champ de la
clinique actuelle, à de classiques névroses ou psychoses. Ceci eut été insultant pour les consultants
dont la très grande majorité n’était ni psychotiques, ni névrosés. De la sous-préfet de région à la
directrice d’établissement, du chômeur à l’étudiant aux résultats moyens, de l’électricienne au médecin généraliste, de l’actrice de cabaret à l’ingénieur agronome, tous participaient, avant comme après leur
transition, à la vie de la société sans le moindre "dysfonctionnement psychique".
MALTRAITANCE THEORIQUE ET PARCOURS TRANSSEXUEL.
SURVEILLER OU PUNIR ?
La célèbre question de Michel Foucault valant pour décrire le sort de toutes les minorités actives, elle
vaut également pour décrire l’histoire de la transsexualité. Nous ne pouvons par reprendre, ici tout
l’historique de la question transsexuelle. Notons cependant qu’elle suit la même logique que celle de la
communauté homosexuelle. L’inexpliqué, l’étrange générant le rejet et la condamnation à mort dans
certains pays, (comme pour les homosexuels dans les années cinquante) fut historiquement suivie par
une intégration partielle à la société, via le statut de "malade". De délinquant, de hors la loi, on devient
un "malade". C’est grâce à l’action du médecin sexologue berlinois Magnus Hirschfeld que la
transsexualité a été considérée avec sérieux. Elle passa du statut de délit à celui de "maladie".
L’invention du terme Transsexualité date de 1912 et revient à Magnus Hirschfeld. En 1949, le
psychiatre D.O. Cauldwell reprit cette dénomination pour décrire le cas d’une jeune fille qui "manifestait
le désir obsessionnel d’être un garçon" (sic). Il donne à cette obsession le nom de psychopathia transsexualis.
Ce sera désormais une pathologie rattachée à la catégorie des perversions sexuelles [14]. Le 18
Décembre 1953, lors d’une conférence devant la New York Academy of Medecine, Harry Benjamin
proposa à ses confrères de définir la transsexualité comme un syndrome, et non plus comme une
perversion ou comme une psychose. Ce réajustement nosographique avait pour avantage d’atténuer la
"gravité" de la transsexualité, en la faisant passer de l’état de "perversion" et de "psychose", celui de
"trouble de l’identité" [15].
C’est en 1951, au Danemark, qu’a lieu la première opération de changement de sexe ou "réassignation"
globale. En réalité, la première opération de transsexuel, qui consistait en une mastectomie bilatérale,
avait déjà eu lieu à Berlin en 1912. Au Danemark, une équipe pluridisciplinaire, composée de médecins
danois et dirigée par le docteur Hamburger, publie avec l’accord de la patiente, les résultats de
l’opération de réassignation de Christine (ex Georges) Jorgensen. Cette opération a été très médiatisée
à l’époque. En 1967, Christine Jorgensen complète la publication de l’équipe médicale par une
autobiographie [16].
Le parallélisme avec les avancées historiques de la communauté homosexuelle est tout à fait pertinent.
Aujourd’hui, l’homosexualité est considérée non plus comme un délit, non plus comme une maladie
(perversion), mais comme une orientation sexuelle. Tout comme l’homosexualité, la transsexualité
(c’est-à-dire le fait de se sentir homme, l’absolue conviction de ne pas être femme, d’être née dans un
corps qui n’est pas le sien, et vice et versa) suit le même chemin. Avant, la transsexualité était un
phénomène honteux, faisant souffrir, dans le plus grand isolement de son brûlant secret. Aujourd’hui, la
transsexualité est sortie de cet isolement individuel, les transsexuels se regroupent en communautés,
associations, nationales, européennes et internationales. Aujourd’hui, les personnes transsexuelles
réclament des droits, entre autres celui d’avoir gratuitement accès aux opérations et de ne pas être
considérées comme des malades, mais comme des usagers de la chirurgie, dans un parcours de
construction de soi, qui s’impose à eux, non comme une "lubie", mais comme une nécessité. Cette
trajectoire de vie est certes singulière pour notre société très normée, mais elle est assurément non
pathologique, non délirante.
En France, les personnes transsexuelles doivent passer par un vrai "parcours du combattant". Avant de
pouvoir bénéficier d’hormones sexuelles et d’avoir accès aux opérations de changement de sexe, à
l’épilation et à la rééducation phoniatrique (pour les sujets transsexuels MTF [17]), elles doivent passer par
une psychothérapie obligatoire. Tout comme auparavant, dans les années soixante-dix et quatre-vingt,
lorsque les personnes homosexuelles entreprenaient une psychanalyse ou une psychothérapie, il leur
était conseillé "d’essayer d’abord avec une femme" (sic), sous entendu, "essayer" [18] d’avoir des rapports
sexuels hétérosexuels pour un homme, l’inverse étant également proposé aux lesbiennes [19]. Les
personnes transsexuelles, quant à elles, se voient infliger une "obligation de psychothérapie" dont le but
est d’une part de vérifier la constance de leur demande de changement de sexe visible, d’autre part de
tenter de déjouer la ténacité de leur demande. Mais si les personnes transsexuelles se révèlent trop
tenaces, il leur est souvent reproché d’être "bornées". Dans ce cas, le diagnostic de rigidité paranoïde
risque de tomber tel un couperet qui les écarte de la possible transition. Dans beaucoup de pays dans
le monde ou la transsexualité n’est pas objet de condamnation à mort physique, ce refus conduit à une condamnation à mort psychique. Les dépressions et états d’instabilité psychique sont la résultante de
ce processus inducteur de souffrance.
Des théories et des pratiques cliniques peuvent fonctionner comme une véritable maltraitance quand
elles ne sont pas capables d’accueillir sans la trahir, l’expérience de vie du consultant. Que cette
expérience de vie soit "pathologique" ou "normale", un dispositif thérapeutique, une théorie, une
méthodologie d’approche doivent être capables d’intégrer aussi le point de vue du patient, de penser
avec lui, ce qui lui arrive, et non pas contre lui. J’appelle donc maltraitance par les théories et les
pratiques inadéquates, les situations d’utilisation par les thérapeutes de techniques et de théories non
fonctionnelles. On peut en observer la trace dans les symptômes que les patients vont développer, de
manière iatrogène : syndrome de persécution, méfiance, agressivité, agitation, dépression, autodévalorisation,
tentatives de suicides…
Ce qu’il faut bien appeler une "psychothérapie coercitive" puisque l’objectif réel est de "tester"
l’irréversibilité de la demande, fonctionne comme un préalable au "feu vert" donné par un "psy" à l’accès
aux traitement hormonal. Il arrive fréquemment que des personnes transsexuelles acceptent de se faire
"suivre" pendant des années sans jamais obtenir ce "feu vert". Les raisons de ce refus reposent non sur
des arguments scientifiques, mais normatifs. comme en témoignent les personnes que nous avons
suivies : "Vous n’êtes pas crédibles… Vous avez une femme, des enfants et vous êtes bien inséré
socialement" dit un psychiatre à sa "patiente", qui est chef de laboratoire de recherche en biologie
moléculaire.
La passation, souvent obligatoire, de tests psychologiques projectifs comme le test de Rorschach par
exemple, constitue une autre source de discrédit et d’inquiétude chez les personnes transsexuelles.
Ignorant les conséquences de ces tests sur leur démarche transsexuelle, les concernés ajustent
délibérément leurs réponses à ce qu’ils croient être attendu d’eux par la psychologue, eu égard à leur
supposée "masculinité" ou "féminité". Voilà ce qu’en a dit Florian, transsexuel "FTM" [20] : "Une des
questions qui m’a beaucoup surpris était "Etes-vous constipé ? J’hésitais à répondre car je me
demandais quel pouvait bien être le lien entre la transsexualité et la constipation… Puis on m’a montré
des taches d’encre. Sur une de ces photos (sic) j’ai vu deux femmes avec un pilon. J’ai immédiatement perçu une femme avec un grand phallus. Mais je me suis dit que si je disais cela à la psychologue, je ne
sais pas ce qu’elle ferait de la réponse. Peut-être que cela ne serait pas bon pour moi".
Dans la pratique clinique contemporaine en France et dans bien d’autre pays, les personnes
transsexuelles sont des témoins et des victimes de ces abus de pouvoir professionnel. Ils s’inscrivent
dans une absence totale de réciprocité, où il est bien plus question de guerre d’influence et de contreinfluence
dans les consultations "psy" que de véritable accompagnement, par la psychothérapie, d’une
expérience de vie singulière, hors du commun.
Dans l’ouvrage collectif intitulé Sur l’identité sexuelle. A propos du transsexualisme, figure une
retranscription d’un entretien entre Jacques Lacan et un patient transsexuel. L’entretien s’apparente à
un bras de fer entre la théorie de Jacques Lacan et celle du patient, Michel H. Jacques Lacan essaie de
convaincre Michel H. de l’aberration de sa transsexualité. "C’est terrible d’être un homme" dit le patient
de Jacques Lacan. "C’est terrible, mais il faut que vous vous y fassiez" lui rétorque ce dernier.
L’entretien se termine sur les salutations de Jacques Lacan à l’égard de son patient : "Pauvre vieux, au
revoir" [21].
Il serait utopiste de croire que la société puisse accepter l’idée de métamorphose humaine sans
résistance. Mais certaines résistances prêtent encore davantage à conséquence quand elles émanent
de professionnels de la santé qui s’occupent de personnes transsexuelles. Voici ce qu’écrit Colette
Chiland, alors psychiatre et professeur de psychologie en activité. "Ils (les transsexuels) ont en commun
de ne pas se reconnaître comme malades mentaux, ni mêmes comme malades. S’ils consultent un
médecin, c’est qu’ils ont besoin de lui pour leur restituer leur vrai corps. Mais ils devront permettre qu’on
les nomme patients, car tous souffrent, ils sont même si pathétiques qu’ils finissent par entraîner les
médecins dans un affolement de la boussole du sexe et obtenir d’eux au finish ce qu’ils ont décidé
d’obtenir" [22].
Les professionnels en sciences humaines (psychologues, psychiatres, médecins, travailleurs sociaux,
éducateurs, juges, anthropologues,…) prétendent parfois agir au nom d’un savoir, celui qui s’est construit
au sein de leur discipline, alors qu’en fait ils agissent en leur nom propre ; plus exactement, ils mettent leur
intelligence au service d’une idéologie, ou d’une morale. Ils ne prennent pas en compte la façon dont l’objet
de leur pratique agit sur eux. Colette Chiland décrit très crûment cet impact : " On ne dit pas madame ou
mademoiselle à qui porte barbe ou moustache. A un niveau plus profond, j’aurais du mal à considérer
comme un homme celui qui ne serait pas – virtuellement – capable de me pénétrer, et je n’ai pas peur de
me faire piéger dans ma vie privée par un transsexuel FM [23] parce que le critère de surface (le genre
d’arrivée) en costume d’Adam est parlant. " [24]. Plus loin, en parlant de la femme d’un de ses patients
transsexuels FTM, Colette Chiland écrit : " La première fois où je fais connaissance de sa femme, je suis
surprise de voir arriver une très jolie femme, dont on se demande comment elle a pu épouser cet homme
qui n’a l’air ni d’un homme, ni d’une femme, est obèse et n’a aucun charme" [25].
Ces propos ne sont pas sans évoquer ce qu’écrivait Sandor Ferenczi (1873-1933), en 1932, à propos de
l’hypocrisie des professionnels du soin : "Une grande part de la critique refoulée concerne ce que l’on
pourrait appeler l’hypocrisie professionnelle. Nous accueillons poliment le patient quand il entre, nous lui
demandons de nous faire part de ses associations, nous lui promettons, ainsi, de l’écouter attentivement et
de consacrer tout notre intérêt à son bien être et au travail de l’élucidation. En réalité, il se peut que
certains traits, externes et internes du patient nous soient difficilement supportables" [26].
Cette hypocrisie professionnelle n’est pas réductible au contre-transfert. Il s’agit d’une véritable hostilité
à l’égard des patients. Les manquements éthiques du thérapeute qui continue de recevoir ces patients
en tout état de cause sont gravissimes. Le lien thérapeutique va devenir un lien paradoxal, mortifère,
destructeur pour les patients, car construit par de la haine ou, plus probable, de la fascination répulsive.
Il serait du meilleur aloi que les thérapeutes le reconnaissent, ou, à défaut, qu’ils soient dénoncés par
leurs patients, afin d’arrêter la démolition psychologique dont ces derniers sont victimes. C’est cela qui
produit une vraie pathologie, iatrogène, réactionnelle, chez les personnes transsexuelles qui y sont
soumises en permanence, dans la plupart des pays au monde. "Dans la classification américaine des
maladies mentales (DSM III) qui se veut exhaustive" écrit le psychiatre Jacques Vigne en 1993, "on a
numéroté tous les troubles psychiques, sauf la "normose". Pourtant, cela me semble un trouble fort
répandu, et dont il n’est pas inutile de parler ; j’aurai même tendance à lui donner le premier numéro de
la classification…" [27]
L’ACCOMPAGNEMENT PSYCHOLOGIQUE D’UNE METAMORPHOSE
HUMAINE.
Prendre conscience, pour un sujet concerné, de la réalité de sa transsexualité, réaliser les multiples
transformations physiques et biologiques, renaître à soi-même au-delà de cette métamorphose ne va
pas de soi. La transsexualité peut générer des souffrances psychologiques spécifiques chez les sujets
concernés, et également parmi leur entourage proche, qui vit comme un choc, l’annonce (ou "coming
out") de la transsexualité.
Dans cette "construction de soi", nous ne parlons pas de psychothérapie, mais plutôt
d’accompagnement psychologique d’une métamorphose humaine. Les personnes transsexuelles
s’adressent à nous soit du fait de leurs difficultés liées à leur parcours de métamorphose (lenteur,
opposition des membres de leur famille, des conjoints, perte de leur emploi, doutes, dépression…), soit
du fait de problèmes psychologiques antérieurs à leur parcours transsexuel.
Une même expérience, la métamorphose humaine, est en fait une expérience singulière, propre à
chaque sujet concerné. S’il est nécessaire d’analyser comment chaque sujet vie, traverse ce passage, il
n’en demeure pas moins qu’il nous faut absolument "dépsychologiser" cette expérience avec les sujets
concernés, au cours de la psychothérapie. Il s’agit de défaire l’automatisme du "prêt à penser" la
transsexualité consistant à faire découler ce vécu trans-identitaire d’une causalité intra-psychique. Il
s’agit d’inscrire le travail psychothérapique dans un devenir. Ceci peut paraître étrange à des "psy"
habitués à psychologiser. Dépsychologiser une expérience de vie, s’intéresser aux devenirs, cela ne
veut pas dire que l’on ne s’occupe pas de la petite enfance des sujets transsexuels, de leurs problèmes
relationnels actuels ou passés… Cela signifie que de surcroît et préférentiellement, l’on observe,
analyse, accompagne, traite avec grande attention, le passage, et les vicissitudes du chemin
transformationnel, dans ce qu’il contient comme richesse pour le sujet, et ce malgré les difficultés qui lui
sont intrinsèquement liées.
Qu’est ce donc qu’un devenir, et les devenirs, pour le philosophe français Gilles Deleuze, inventeur du
concept ? Le devenir de Deleuze est un processus qui implique une métamorphose créée, à la
rencontre instantanée des séries de points virtuels qui caractérisent tout objet ou tout être. A mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même [28]. C’est d’un accouplement dont il
s’agit, une fusion entre "être" et "devenir". Le devenir deleuzien implique de créer des nouveaux
éléments, de nouveaux rapports, de nouvelles formes. Il n’est jamais répétition du même. Il est toujours
singulier. Pour Deleuze, il y a des devenir-homme et des devenir-femme qui ne sont ni "homme", ni
"femme", mais d’autres formes, des créations singulières. "Les devenirs ne sont pas des phénomènes
d’imitation, ni d’assimilation, mais de double-capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux
règnes. Les noces sont toujours contre nature. Les noces, c’est le contraire d’un couple" écrit Gilles
Deleuze [29]. Les dualismes (homme/femme par exemple), les "machines binaires" comme il dit, sont
pour lui des appareils de pouvoir, destinés à casser les devenirs. Or les expérimentations d’identité sont
multiples, du fait de notre étonnante plasticité psychique. C’est pourquoi, le philosophe du désir et du
devenir estime qu’il est nécessaire de repenser un devenir qui défait l’être de ses identités figées, afin
de restituer ce qui fait partie de sa nature (sic) propre, ce qui permet de se recréer, en l’affirmant, et en
voulant cette recréation comme une source d’une nouvelle perspective de soi-même. Il ne s’agit pas de
fuir la vie, mais bien au contraire, de la créer en permanence, et de l’intensifier.
Notre objectif thérapeutique n’est assurément pas de venir à bout, coûte que coûte, de la transsexualité,
ni de la faire disparaître, attitudes que bien des praticiens du soin adoptent encore dans leur pratique
clinique (médicale, psychiatrique, sexologique, psychologique ou psychanalytique) quand ils pensent la
transsexualité armés de théories psychopathologisantes et de contre-transferts haineux ou timorés. Le
thérapeute qui s’intéresse à son consultant, à l’expérience de vie dans sa multiplicité, à la traversée des
catégories, n’a rien ni pour, ni contre la transsexualité. Il est clinicien, psychothérapeute avant tout. Il
s’intéresse à la traversée des catégories de genre, à ses fondements psychologiques, politiques et
anthropologiques. Il s’intéresse aux devenirs du sujet.
La transsexualité a de commun avec l’homosexualité d’être un vécu, une expérience qui peut aussi bien
être une manifestation de troubles très divers du développement d’un individu, d’une configuration
familiale, que d’une expression parfaitement "normale", quoique singulière, d’une orientation sexuelle
(dans le cas de l’homosexualité) ou d’une affirmation identitaire (dans le cas de la transsexualité). Notre
action clinique consiste souvent, en premier lieu, à travailler sur la culpabilité consciente ou
inconsciente. La culpabilité est liée à un fantasme d’outrecuidance : oser être soi, au risque de se
désaffilier du groupe familial ou du couple préalablement formé.
Le travail sur la culpabilité d’être soi porte parfois également sur l’assouplissement de la contrainte
identitaire à "jouer" sa caricature de genre, à s’autoriser à sortir de "l’assignation à résidence" dans le
stéréotype du nouvel "être soi". Il s’agit toujours d’acquérir ou de réacquérir de la fluidité psychique
entre les deux "êtres", celui d’avant la réassignation de genre ou la prise de conscience de la
transsexualité, et celui qu’ils sont aujourd’hui. Nous réactualisons ainsi dans un univers moderne et sur
une problématique contemporaine, le modèle de la possession, usité dans les étiologies traditionnelles.
La possession est le modèle le plus aidant pour le thérapeute, du fait que cette matrice de construction
de sens permet la sortie du clivage identitaire, et la reprise de contact entre toutes les parties de soi.
Cela a généralement pour conséquence visible une reprise de contacts avec les parents, les exconjoints,
dans une construction restaurée du sens de la propre continuité. Cela favorise une ouverture
plus grande vers une sociabilité "non-transexuelle", et une acceptation d’une sexualité possible : la leur,
singulière, à découvrir et à construire, sans honte.
Nous allons maintenant détailler les principes généraux de l’accompagnement psychologique d’une
métamorphose, tels qu’ils se sont avérés fonctionnels au cours de notre recherche-action.
1. ETABLIR L’HISTORIQUE INDIVIDUEL DE LA PRISE DE CONSCIENCE DE LA
TRANSSEXUALITE.
Cet historique repose sur l’analyse de la manière dont la transsexualité est apparue dans vie de chaque
personne concernée par la transsexualité : de manière précoce, tardive, comme un vécu honteux,… Il
repose aussi sur le récit de la première rencontre avec le mot ou avec le concept de transsexualité,
possible capture, ou révélation de ce que l’on est déjà (on ne peut être initié qu’à ce que l’on est déjà…
sans le savoir).
2. PROCEDER A L’EXPLORATION PHENOMENOLOGIQUE DE LA METAMORPHOSE.
Cet aspect est central dans le suivi psychologique des personnes transsexuelles. Nous nous informons
d’abord sur ces points suivants : Où en est la personne actuellement dans son parcours, comment vitelle
ce parcours et sa transsexualité aujourd’hui. Nous nous informons également de ce que la
personne veut, et jusqu’ou elle compte aller dans la transformation de soi. Au sein du groupe de
thérapeutes, les personnes décrivent très finement le processus de métamorphose tels qu’elles le
vivent ou tel qu’elles l’ont vécu. Des commentaires sont faits tout au long de ce type d’exploration. Ceci
montre, en actes, que la transsexualité peut être abordée autrement que seulement entre personnes
concernées au sein des associations de défense des personnes transsexuelles (y compris dans ces aspects techniques comme les opérations,…). Cette phénoménologie de la métamorphose va agir dans
le sens d’une authentique appropriation de l’expérience du passage. Elle va mettre fin au cloisonnement
de la continuité de leur existence. Nous abordons aussi les difficultés qui ont été les leurs : douleurs,
impact des complications opératoires au cours de la métamorphose. Ceci remet un sens de sa propre
continuité dans la vie des personnes transsexuelles, souvent contraintes, nous l’avons dit, de faire
table rase de leur passé et de certaines expériences vécues, pour pouvoir mieux advenir, pensent-ils à
tort, dans leur nouvelle forme.
3. ACCEPTER LA PRESENCE TRANSITOIRE OU PERMANENTE D’UN AUTRE EN SOI.
Les personnes transsexuelles renoncent souvent à beaucoup de leurs investissements d’avant la
transition : métier, famille, lieu d’habitation, statut social,… Deux raisons concourent à cela : la logique
de métamorphose ( "du passé faisons table rase") et la difficile acceptation de cette expérience en l’état
actuel de la société. Des deuils non faits d’investissements passés sont souvent refoulés.
Or quitter la forme "d’avant", n’implique pas obligatoirement qu’il faille renoncer à tous leurs
investissements passés. Nous réhabilitons la présence de cet "autre" qu’ils étaient avant, dans le but de
construire les conditions d’émergence d’un investissement narcissique solide de l’identité révélée et
vécue au grand jour. Il s’agit d’un procédé paradoxal : agir, dans le "laboratoire" que constitue le
dispositif psychologique d’accompagnement de la métamorphose, sur la construction du sentiment de
sa propre continuité, et ce afin de mieux investir, dans la réalité, la "nouvelle" identité. La manière qu’a
"l’autre", celui d’avant, de se manifester après le passage de catégories, fait aussi l’objet de notre
investigation.
4. DEPSYCHIATRISER L’EXPERIENCE TRANSSEXUELLE.
Dépsychiatriser ou dépsychologiser l’expérience transsexuelle est nécessaire auprès des
professionnels de la santé et dans la société ; c’est également une démarche nécessaire à entreprendre
avec les personnes transsexuelles elles-mêmes. Pourquoi ? Malgré le fait que les théories des
professionnels soient discréditantes à leur égard, il arrive que les personnes transsexuelles les
reprennent à leur propre compte. Elles pensent, tout en le déplorant, que les théories psychologiques
soient figées, qu’elles n’ont pas les moyens de contrecarrer des théories des professionnels de la
santé. Cela peut accroître leur manque de confiance en elles et induire de la dissonance cognitive entre
deux modèles de la transsexualité : endogène (le leur, celui de leur monde) et exogène (celui des
professionnels à leur égard). Pour mettre fin à cette dissonance potentielle, nous procédons à une mise
à jour systématique des théories avec lesquelles la personne transsexuelle a été pensée par son
psychiatre et par les autres professionnels du soin.
5. FAVORISER ET CONSOLIDER LA MULTIPLICITE DES INSCRIPTIONS SOCIALES.
Pour ce faire, nous abordons, au cours du suivi psychologique, l’histoire singulière en l’inscrivant
délibérément dans une histoire collective plus large : culturelle, politique, sociale, spirituelle,
idéologique,… Nous abordons différents points comme l’histoire du groupe familial et culturel, celle de
leurs ancêtres, l’histoire du lieu géographique où ils sont nés, l’histoire des migrations sociales et
géographiques de leur famille, les expériences de mutations vécues dans leur famille et dans leur
propre existence, la place des religions, des idéologies dans leur vie et dans celle de leur famille... Tous
ces aspects font l’objet de discussions et d’analyse au cours du suivi psychologique. Ce travail de
consolidation de la multiplicité des inscriptions a eu pour effet de redonner du mouvement dans la vie
des personnes transsexuelles.
6. REINSCRIRE LES PERSONNES TRANSSEXUELLES DANS UNE FILIATION.
Parce qu’elles se sont construites dans la résistance, les personnes transsexuelles ont été contraintes
de réduire, sur une longue période de temps, leurs préoccupations à un sujet unique : la transsexualité.
Conformément à un des modèles de la métamorphose, elles ont souvent fait table rase de leur passé.
Or il s’avère parfois nécessaire de réinscrire la personne transsexuelle dans une filiation, notamment
quand une souffrance psychologique apparaît du fait de la rupture obligée avec un environnement
familial très investi au préalable. Dans ce cas de figure, les événements de vie apparus au cours de la
petite enfance, de l’enfance ou de leur vie adulte, les événements familiaux, la fratrie, sont des
éléments abordés comme dans n’importe quelle psychothérapie. Seulement, ils ne sont pas
systématiquement mis en avant par le thérapeute et ils ne servent pas à interpréter la démarche
transsexuelle, comme un conflit non-résolu de la petite enfance.
7. APPARITIONS D’EVENEMENTS RESOLUTOIRES ET REALISATIONS PROFESSIONNELLES.
L’élément le plus marquant réside dans le lien homothétique qui existe entre les changements qui
s’opèrent à un niveau individuel et ceux qui s’opèrent à un niveau collectif. Le fait que nous ayons suivi
plusieurs personnes transsexuelles d’une même association nous a permis de mesurer l’impact des
modifications individuelles sur l’efficacité sociale du fonctionnement de la structure dans son ensemble.
Le fondateur de l’association s’est investi dans d’autres tâches, notamment dans un travail de fin
d’études et d’acquisition de diplômes universitaires. Terminer une transformation passe parfois aussi
par une mutation sociale et professionnelle. Des opérations décisives dans le parcours transsexuel
(phalloplastie, vaginoplastie,…) ont été réalisées au cours de cette période sur les personnes que nous
avons suivies ou sur celles qui ont contribuées au groupe de recherche. Des reprises de travail, des
changements et des mutations professionnelles ont eu lieu suite aux consultations d’accompagnement
psychologique de la métamorphose. L’ouverture vers l’extérieur, tant au niveau individuel que
concernant celle de l’association s’est produite au décours de notre recherche-action, menée
conjointement avec les personnes concernées. Une personne transsexuelle "MTF" que nous avons
suivie a retrouvé son ex-épouse, mère de leurs trois enfants, après des années de séparation et elles
ont à nouveau vécu ensemble pendant un certain temps. Nous avons constaté une augmentation de la
prise de responsabilité émanant de personnes qui, auparavant, ne s’exposaient pas, n’avaient plus de
vie professionnelle ou sociale.
Ce bilan psycho-social ou psycho-politique positif appelle quelques commentaires. Le bonheur
individuel ne se mesure certes pas à l’aune de la participation, ou non, des sujets concernés à la vie
collective. Nous sommes de ceux qui pensons que le travail n’a pas forcément à être une valeur
centrale dans la vie d’un homme. Nonobstant, la réalisation sociale et relationnelle faisait partie de la
définition du bonheur chez un grand nombre de personnes que nous avons suivies. Un
psychothérapeute n’a pas à imposer sa vision du monde. Il favorise la réalisation intérieure, chez ses
patients, de leurs désirs et de leurs rêves propres.
CONCLUSION
"Pour observer vraiment", écrivait le penseur indien Jidhu Krishnamurti, "il faut s’être affranchi de tout ce
que nous imposent les civilisations, les désirs, les espoirs ou préjugés personnels, les attentes et les
peurs individuelles" [30]. A bien des égards, la transsexualité reste encore une énigme pour la
psychologie, pour la médecine, pour la société contemporaine, lorsqu’elles la questionnent en terme de
causalité, et non de devenir. Elle peut encore longtemps rester une énigme, car elle est dotée d’une
fonction herméneutique. Elle donne à penser, et c’est tant mieux. Tout arrêt, toute suspension de la
pensée par la fascination négative qu’elle peut exercer, ouvre au rejet, au discrédit, à l’insulte violente,
et à la condamnation à mort dans un certain nombre de pays dans le monde. Plutôt que de vouloir
chercher à élucider ses origines, nous avons décrit ses conditions d’existence. Nous avons montré qu’il
est possible de libérer la question transsexuelle des entraves iatrogènes induites, notamment par les
praticiens du soin.
Les théories et les pratiques cliniques que nous créons, doivent obligatoirement être adaptées aux
problématiques de nos patients, et non l’inverse. C’est pourquoi, nous sommes tenus d’élaborer, sans
relâche, de nouveaux outils et dispositifs thérapeutiques qui soient réellement en adéquation avec les
problématiques des sujets dont nous nous occupons. C’est un défi passionnant, surtout lorsque les
cliniciens et les personnes concernées sont associés, et oeuvrent ensemble en bonne intelligence et
dans une réelle réciprocité. C’est ainsi que nous contribuons, en tant que thérapeutes, à permettre aux
personnes transsexuelles de vivre leur singularité, dans le respect des droits humains, affranchies de
toute maltraitance par des théories et des pratiques cliniques inadéquates.
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