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DSM-5 : Le dérapage incontrôlé de la psychiatrie

Entretiens avec Allen Frances, Roland Gori et quelques articles accompagnant la sortie du DSM-5, fer de lance de l’industrie du médicament


Dossier OSI Bouaké - 25 mai 2013 -

DSM : quand la psychiatrie fabrique des individus performants et dociles

Basta - 23 mai 2013 - par Laura Raim -

Sommes-nous tous fous ? C’est ce que laisserait supposer la nouvelle version du DSM, la bible des psychiatres recensant troubles mentaux et comportements « anormaux ». Plus on compte de malades, plus le marché de l’industrie pharmaceutique s’élargit. Surtout, le DSM apparaît comme un moyen de faire rentrer dans la norme ceux qui seraient jugés « déviants » – une part de plus en plus grande de la population. Ces « mal ajustés » de notre société orientée vers la rentabilité économique, où l’individu se doit d’être performant et adaptable. Enquête sur un processus de normalisation qui, sous couvert de médicalisation, façonne les individus.

Vous êtes timide ? Peut-être souffrez-vous de « phobie sociale ». Votre tristesse passagère, liée à un événement douloureux comme la perte d’un proche, n’est-elle pas plutôt une dépression ? Le territoire du pathologique semble s’étendre sans fin. Ces troubles psychiatriques sont recensées par le « DSM-5 », cinquième version du catalogue des affections mentales, ouvrage de référence des psychiatres, sorti le 19 mai. Avec son lot de « nouveautés ». Rares sont ceux qui ne se reconnaîtront pas dans l’un des 400 troubles répertoriés ! Avec ses critères toujours plus larges et ses seuils toujours plus bas, le DSM fabriquerait des maladies mentales et pousserait à la consommation de psychotropes, estiment ses détracteurs.

Alors que la première version du « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » (Diagnostic and statistical manual of mental disorders - DSM), publié en 1952, ne recensait qu’une centaine d’affections, son contenu n’a cessé d’enfler au fil des révisions, tous les vingt ans. Ses détracteurs pointent le risque de « médicaliser » à outrance des comportements finalement normaux. Selon la version antérieure, le DSM-4 (sorti en 1994), la moitié de la population des États-Unis pouvait être considérée comme souffrant de troubles mentaux, estime l’historien Christopher Lane. 38 % des Européens souffrirait de désordre mental [1] ! Pourquoi une telle inflation ? Sommes-nous en train de tous devenir fous ?

Les critiques du DSM mettent en avant la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques. Ces firmes chercheraient à étendre le « marché des troubles ». Et ont noué à partir des années 80 des liens étroits avec les psychiatres influents, à commencer par les rédacteurs du DSM : 70% des auteurs ont ainsi déclaré avoir des rapports financiers avec les labos [2]. Les ventes d’antidépresseurs et de neuroleptiques aux États-Unis représentent 24 milliards de dollars. En France, elles ont été multipliées par sept en deux décennies, et représentaient plus d’un demi milliard d’euros au début des années 2000. Au-delà des conflits d’intérêts, cette « pathologisation du normal » révèle bien d’autres choses. Avant d’être un outil de diagnostic de maladies mentales, le DSM ne serait-il pas plutôt un dispositif de normalisation des conduites, dans une société orientée vers la rentabilité économique ?

Rentrer dans la norme

Dans ce répertoire des affections mentales, il est davantage question de comportement que de souffrance. Un choix revendiqué par les auteurs : « Pour être le plus objectif possible et s’assurer qu’un même patient aurait le même diagnostic qu’il soit à Paris, New York ou Tokyo, l’Association des psychiatres américains (APA) a décidé d’écarter toute théorie explicative, source de dissensus parmi les différents courants de la pensée psychiatrique, et de rester au niveau de l’observable, sur lequel tout le monde peut-être d’accord. Or l’observable, c’est le comportement », explique le psychiatre Patrick Landman [3]. Président du collectif Stop DSM, il s’oppose depuis trois ans à la « pensée unique DSM ». Se contenter d’observer les comportements pour établir un diagnostic permet d’échapper aux biais culturels, moraux ou théoriques des différents cliniciens. Mais cette standardisation se fait au prix d’une grande simplification de la complexité des problèmes rencontrés en psychiatrie.

L’abondance des troubles du comportement et de la personnalité dans le DSM « est emblématique d’une psychiatrie qui se préoccupe moins de la vie psychique des gens que de leur comportement », ajoute le psychiatre Olivier Labouret [4]. Un comportement qui doit avant tout être conforme à la norme. « Il n’est pas anodin que le DSM n’emploie pas le mot "maladie", qui renvoie à la souffrance ou à la plainte émanant du patient, mais le mot "trouble", qui est la mesure extérieure d’une déviation de la norme, souligne le psychiatre. Le trouble, c’est ce qui gêne, ce qui dérange ».

Quand l’homosexualité était une « affection mentale »

Ces normes développées par la psychiatrie n’ont pas attendu les versions successives du DSM pour se manifester. Dans son cours au Collège de France sur les « anormaux », le philosophe Michel Foucault expliquait comment à partir du milieu du XIXe siècle, la psychiatrie commence à faire l’impasse sur le pathologique, la maladie, pour se concentrer sur « l’anormal » : la psychiatrie a « lâché à la fois le délire, l’aliénation mentale, la référence à la vérité, et puis la maladie, explique le philosophe. Ce qu’elle prend en compte maintenant, c’est le comportement, ce sont ses déviations, ses anomalies ». Sa référence devient la norme sociale. Avec ce paradoxe : la psychiatrie exerce son pouvoir médical non plus sur la maladie, mais sur l’anormal.

Une analyse qui rejoint celle de l’antipsychiatrie américaine. Pour le professeur de psychiatrie Thomas Szasz, les « maladies mentales » ne sont que des « mythes » servant à médicaliser les comportements jugés indésirables ou immoraux au sein de la société [5]. « Le sort de l’homosexualité, inclus puis exclu du DSM au gré de l’évolution des mentalités aux États-Unis, illustre à quel point le manuel reflète moins l’état d’une recherche scientifique sur les maladies que les normes de "l’acceptable" d’une époque », rappelle le philosophe Steeves Demazeux, auteur de Qu’est-ce que le DSM ?.

Traquer les « déviants » ?

Tous les comportements ne subissent pas le même traitement. « Si vous parlez à Dieu, vous êtes en train de prier, si Dieu vous parle, vous êtes schizophrène », écrivait ainsi Thomas Szasz. Et des « paraphilies » (pour ne pas dire « perversions »), telles que le masochisme et le fétichisme, demeurent dans la catégorie des « troubles sexuels », témoignant de la culture puritaine américaine dans laquelle baignent les auteurs, et à laquelle la population est invitée à se conformer. La psychiatrie, qui détecte et désigne les déviants à l’époque moderne, ne ferait selon Szasz que remplacer l’Inquisition qui traquait les sorcières au Moyen-Age. Les inquisiteurs avaient pour guide le Malleus Maleficarum, les psychiatres… le DSM.

Sans doute les normes d’une époque ont-elles toujours influencé le partage des eaux entre le normal et le pathologique. Mais cette influence a longtemps été cantonnée en arrière-plan. Le DSM-3 franchit un cap dans les années 80 en faisant de ces normes les critères directs et explicites de chaque trouble. Un exemple : « Avec le DSM-5, il faut avoir moins de trois accès de colère par semaine pour être un enfant "normal", explique Patrick Landman. Les autres – ceux qui dévient de cette norme – seront désormais étiquetés « trouble de dérégulation d’humeur explosive » ! Et pourront être « normalisés » par des médicaments. En prenant par exemple de la ritaline, cette molécule à base d’amphétamines consommée à haute dose aux États-Unis, pour améliorer la concentration des écoliers. Près de huit millions d’enfants et d’adolescents américains de 3 à 20 ans prennent des antidépresseurs ou des calmants. Le DSM non seulement reflète les normes sociales du moment, mais les renforce en les transformant en normes médicales.

Le « bon fonctionnement de l’individu », un enjeu économique

Un des critères d’une grande partie des troubles – que ce soit la schizophrénie, l’hyperactivité ou le trouble des conduites – est l’« altération significative du fonctionnement social ou professionnel ». Le choix des termes n’est pas innocent : la « fonction » d’un organe, d’un appareil ou d’un outil se rapporte toujours à une totalité subordonnante. On parle ainsi du bon ou du mauvais fonctionnement du foie ou du rein relativement à l’organisme. Parler de la « fonction » ou du « bon fonctionnement » de l’individu trahit le fait que celui-ci n’est pas une fin en soi. L’individu doit « fonctionner » correctement dans l’entité qui le subordonne : l’entreprise, l‘école, la société. C’est cela que l’Échelle d’évaluation globale du fonctionnement (EGF) du DSM-4 (datant de 1994) se propose de mesurer. Êtes-vous au « top » de votre « fonctionnement social, professionnel ou scolaire ». Ou celui-ci subit-il une « altération importante » ou « légère » ? Si vous êtes « intéressé et impliqué dans une grande variété d’activités, socialement efficace, en général satisfait de la vie », vous avez des chances d’obtenir une note de 90 sur une échelle allant de 0 à 100...

Et votre « fonctionnement social » intéresse au plus haut point votre pays. Car pour les États, c’est leur puissance économique qui est en jeu : « L’Union européenne évalue entre 3 et 4 % du PIB les coûts directs et indirects de la mauvaise santé mentale sur l’économie », indique en 2009 le rapport du Conseil d’analyse stratégique sur la santé mentale. Invalidité, accidents du travail, absentéisme, baisse de la productivité... Autant d’impacts de la santé psychologique des travailleurs sur l’économie. Le rapport évoque les « nouveaux impératifs de prévention des formes de détresse psychologique et de promotion de la santé mentale positive ou optimale. ». Concrètement ? Il s’agit d’investir dans « le capital humain » des personnes, en dotant « chaque jeune d’un capital personnel », dès la petite enfance. Objectif : que chacun développe très tôt les « compétences clés en matière de santé mentale ». Des « aptitudes qui se révèlent in fine plus adaptées aux demandes du marché du travail », explique le Conseil d’analyse stratégique...

Le travailleur idéal : performant, invulnérable et sûr de lui

Et pour cause : l’Organisation mondiale de la Santé (OMS  ) définit en 1993 ces compétences psychosociales comme « la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne ». Autrement dit, « être capable de s’adapter aux contraintes sans jamais questionner le bien-fondé ou la justice de la situation, voilà ce qui est attendu de quelqu’un de "normal", résume Olivier Labouret. Le DSM reflète l’idéal transhumaniste de l’homme que l’on peut programmer et améliorer pour qu’il soit compétitif sur le marché du travail ».

Les patients les mieux « notés » sur l’Échelle d’évaluation globale du fonctionnement du DSM ont « un niveau supérieur de fonctionnement dans une grande variété d’activités » et ne sont « jamais débordés par les problèmes rencontrés ». A la plus grande satisfaction de leur employeur ! « L’homme idéal sous-jacent du DSM est performant, invulnérable et sûr de lui », poursuit le psychiatre. En cela, le DSM traduit une conception évolutionniste de la psychologie : seul l’individu "vulnérable" ou "fragile" n’arrive pas à s’adapter à la réalité socio-économique, puisque la majorité semble y arriver. »

La psychiatrie au service de la productivité ?

Ce normativisme social au service de la productivité économique n’est pas nouveau. Mais la « bible des psychiatres » applique et renforce les normes, de manière systématique et globale. Ses effets sont repérables dans toutes les institutions, bien au-delà de l’hôpital. Aux États-Unis et en Australie, les mutuelles, les tribunaux et les écoles s’y réfèrent pour étayer leurs décisions. Et les gouvernements mènent des politiques de santé publique ciblant des « catégories DSM » de la population.

En France, si le manuel n’a pas encore force de loi, sa présence s’intensifie. « On utilise en France surtout la classification de l’OMS  , la Classification internationale des maladies (CIM). Mais celle-ci est quasiment calquée sur le DSM, que la Haute autorité de Santé reconnaît déjà officiellement d’ailleurs, explique Patrick Landman. Le DSM est enseigné dès les premières années de médecine. Tous les généralistes y sont donc formés. « Quant au champ de la recherche, on ne peut pas publier un article si l’on n’utilise pas les codes du DSM. Et les laboratoires, qui financent les formations post-universitaires, ne jurent que par lui. »

La violence du système néo-libéral occultée

Bon nombre de souffrances, difficultés, émotions, traits de caractère ou préférences sexuelles, se retrouvent inscrits dans le DSM, alors qu’ils ne devraient pas relever du champ médical. La grande majorité des praticiens et des patients ne songent pas à questionner le statut de ces « troubles » ainsi officialisés. Ni à remettre en cause les normes sociales qui ont présidé à la formation de ces catégories. Ce sont toujours les êtres humains qui, « inadaptés », souffriraient de « dysfonctionnements ». Ils sont invités à identifier leurs troubles et recourir à un traitement qui leur permettra de rapidement redevenir « fonctionnels »… Notamment sur le marché du travail. Une violence symbolique du système néolibéral, qui se dénie comme telle, du fait de son déplacement dans le champ psychologique et médical, déplore Olivier Labouret. « La pression normative écrasante qui en résulte, désormais occultée, empêche toute possibilité de comprendre et de réformer l’ordre du monde ».

Nous sommes désormais non plus malades, mais « mal ajustés ». Un mot de la psychologie moderne, utilisé plus que tout autre, estime Martin Luther King en 1963 : « Certainement, nous voulons tous éviter une vie mal ajustée , admet-il. Mais il y a certaines choses dans notre pays et dans le monde auxquelles je suis fier d’être mal ajusté (…). Je n’ai pas l’intention de m’ajuster un jour à la ségrégation et à la discrimination. Je n’ai pas l’intention de m’ajuster à la bigoterie religieuse. Je n’ai pas l’intention de m’ajuster à des conditions économiques qui prennent les produits de première nécessité du plus grand nombre pour donner des produits de luxe au petit nombre ».

Illustrations : © Rodho pour Basta !

Notes [1] Étude de 2011 publiée dans la revue European Neuropsychopharmacology [2] Lire notamment Jean-Claude St-Onge, Tous fous ?, Ed. Ecosociété, 2013. [3] Auteur de Tristesse business. Le scandale du DSM 5, éd. Max Milo, 2013. [4] Auteur de l’ouvrage Le nouvel ordre psychiatrique, éd. Erès, 2012 [5] Son raisonnement est le suivant : pour qu’il y ait maladie, il faut qu’il y ait lésion. De deux choses l’une : soit il y a lésion du cerveau, il s’agit alors d’une maladie du cerveau (même si elle perturbe le comportement, comme l’épilepsie) et non pas de l’esprit. Soit il y a une souffrance mentale mais pas de lésion, alors il ne s’agit pas de maladie.


« La psychiatrie est en dérapage incontrôlé »

BibliObs - 29-03-2013 - Propos recueillis par Bernard Granger et Olivier Postel-Vinay -

Le « DSM-5 », nouveau manuel de psychiatrie destiné à s’imposer aux médecins du monde entier, est une véritable catastrophe selon un orfèvre en la matière. Entretien avec Allen Frances [1]à lire dans « BoOks », en kiosque tout le mois d’avril.

BoOks : Pourquoi partez-vous en guerre contre le nouveau manuel de la psychiatrie [2] ?

Allen Frances : Je ne m’étais plus guère occupé de la question des critères diagnostiques depuis l’époque où je dirigeais l’équipe qui a rédigé le manuel encore en vigueur à ce jour, le « DSM-IV », paru en 1994. J’avais même pris ma retraite de psychiatre. Je vivais au bord de la mer, après m’être longtemps occupé de ma femme, malade. Invité à un cocktail à l’occasion d’une réunion de l’American Psychiatric Association (APA) à San Francisco, j’y ai retrouvé beaucoup d’amis. Ils étaient très excités par la préparation du « DSM-5 », agitaient des idées nouvelles.

L’un parlait d’une nouvelle possibilité de diagnostic, celle du risque de psychose (schizophrénie). Il serait désormais envisageable de prévoir qu’un jeune deviendra psychotique. J’ai tenté de lui expliquer le danger d’une telle idée : nous n’avons en réalité aucun moyen de prédire vraiment qui deviendra psychotique et il y a fort à parier que huit jeunes sujets ainsi labellisés sur dix ne le deviendront jamais. Le résultat serait une inflation aberrante du diagnostic et des traitements donnés à tort à des sujets jeunes, avec des effets secondaires graves [3].

Risque de psychose, et quoi encore ?

Un autre psychiatre se passionnait pour le diagnostic d’hyperphagie, ces moments où l’on se jette sur la nourriture en dehors d’un repas. Je me dis : j’ai peut-être bien ça moi-même. Un autre se concentrait sur le « trouble cognitif mineur » (on oublie les dates, etc.). Je me dis : j’ai peut-être ça aussi… Un autre encore parlait du « dérèglement sévère de l’humeur » chez l’enfant qui pique des colères. Bref, je constatai une forte propension à vouloir médicaliser tous les problèmes de la vie quotidienne.

Or, l’expérience du « DSM-IV » me l’avait appris : la moindre modification, extension ou abaissement, du seuil d’un diagnostic est une aubaine pour les compagnies pharmaceutiques. J’ai compris qu’il serait irresponsable de ma part de rester à l’écart du débat. D’autant que ma qualité d’ancien responsable du « DSM-IV » me donne du poids et me permet de me faire entendre.

Qu’aviez-vous plus précisément retenu de votre expérience du « DSM-IV » ?

Il faut d’abord dire un mot de son prédécesseur, le « DSM-III », publié en 1980. Celui-ci avait marqué un tournant positif, car il établissait pour la première fois une liste de critères diagnostiques sur lesquels les psychiatres pouvaient se mettre d’accord. Jusqu’alors, le diagnostic était resté pour l’essentiel une affaire subjective. Une conversation typique entre psychiatres portait sur les rêves de la nuit précédente et leur interprétation psychanalytique. Avec le « DSM-III », les discussions se sont portées sur le diagnostic.

Le manuel a eu également d’énormes conséquences, tout à fait inattendues. Il a servi de base pour le remboursement des soins et des médicaments, pour la prise en charge de services à la personne, pour la reconnaissance d’une invalidité, et même pour l’obtention d’un permis de conduire, d’un permis de piloter, la reconnaissance du droit d’adopter un enfant, etc. Menée par le fougueux Robert Spitzer, cette révolution a été suivie d’une nouvelle révision du manuel, le « DSM-IIIR », qui introduisit encore de nouveaux diagnostics et en transforma d’autres. L’ambition du « DSM-IV » était au contraire de calmer le jeu.

Le « DSM-IV » a-t-il vraiment stoppé l’inflation diagnostique ?

Oui. Nous avons analysé 93 suggestions de changement et n’en avons retenu que trois. Cependant, ces modifications que nous pensions mineures ont eu des conséquences inattendues. Ainsi le trouble bipolaire de type 2, que nous avons introduit, a permis aux entreprises pharmaceutiques, grâce à la publicité télévisée en particulier (les États-Unis sont le seul pays au monde à autoriser les laboratoires à faire de la publicité directe), de doubler le nombre de patients traités pour troubles bipolaires.

De même, nous avons un peu élargi le diagnostic du trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention pour permettre de repérer davantage de filles. Et nous avons eu la surprise de voir les laboratoires s’engouffrer dans la brèche. Le marché des médicaments contre les troubles de l’attention est passé de 15 millions de dollars avant la publication du « DSM-IV » à 7 milliards aujourd’hui…

Dernier point : l’autisme. Constatant que de nombreux enfants ne présentaient qu’une partie des symptômes, nous avons introduit le syndrome d’Asperger. Nous pensions que cela triplerait ou quadruplerait le nombre de cas recensés. En fait, ça l’a multiplié par vingt. Cette inflation est due à un autre phénomène : la possibilité pour les parents de bénéficier de services spécifiques à l’école et ailleurs.

À propos de l’autisme, les auteurs du « DSM-5 » entendent justement supprimer le syndrome d’Asperger. Ils iraient donc dans la bonne voie ?

Mais ils se trompent. En rangeant toutes les formes d’autisme dans une seule catégorie, appelée « spectre de l’autisme », ils pensent rationaliser l’approche diagnostique et jugent que cela n’aura guère d’effet sur le nombre d’enfants diagnostiqués. En réalité, des études indépendantes indiquent que le nombre d’enfants éligibles à un diagnostic d’autisme va beaucoup baisser. Ce serait une bonne chose si c’était pour de bonnes raisons. Malheureusement, les nouveaux critères, définis par une poignée de psychiatres, sont contestables, et l’on doit s’attendre à ce que beaucoup de jeunes malades qui ont besoin d’être pris en charge ne le soient pas ou ne le soient plus.

Comment expliquez-vous que les auteurs du « DSM-5 » aient à nouveau voulu multiplier les innovations ?

Je vois plusieurs raisons. D’abord, une ambition excessive. Ils voulaient créer un changement de paradigme. Ils sont fascinés par les apports possibles de la biologie, alors que la psychiatrie, contrairement aux autres branches de la médecine, ne dispose pas de tests biologiques. Ils sont fascinés par la médecine préventive, au moment même où celle-ci fait marche arrière dans certains domaines, en raison des coûts et des risques associés aux systèmes de détection précoce (du cancer du sein, par exemple).

Ensuite, chaque psychiatre a tendance à pousser sa spécialité ou son sujet de prédilection et à vouloir élargir le filet des patients potentiellement concernés. Enfin, ils ne réfléchissent pas du tout aux conséquences d’une inflation des diagnostics pour la société et les patients eux-mêmes.

Ils ne réfléchissent pas, ou ils sont influencés par l’industrie ?

Non, leurs liens avec l’industrie sont minimes. Je les connais, la plupart d’entre eux sont des gens bien. Mais ils sont naïfs. Et s’ils n’ont pas de conflits d’intérêts au sens habituel du terme, ils développent souvent un conflit d’intérêts intellectuel. Chacun veut faire davantage valoir ses compétences, ses recherches, ses lubies aussi, chacun veut s’assurer que le système ne laissera pas de malades de côté. La plupart du temps, cela se traduit par une pression pour élargir le champ des diagnostics dans son secteur. Quand je leur dis qu’ils ne réfléchissent pas aux conséquences, ils répondent que ce n’est pas de leur ressort, que ce n’est pas leur responsabilité, que leur responsabilité s’arrête à la science. Mais ce n’est pas vrai.

Peut-on vraiment parler de science ?

Non, à dire vrai. J’ai passé une grande partie de ma vie à évaluer des articles de recherche soumis aux grandes revues de psychiatrie. On ne peut pas dire que l’esprit scientifique saute aux yeux. Les études sont incomplètes, difficiles à interpréter et à généraliser.

Vous les accusez aussi d’avoir hâté les procédures de validation. De quoi s’agit-il ?

En principe, chaque innovation doit être validée par des essais de terrain. Or les essais de terrain ont été très mal conduits et finalement bâclés. Il y a normalement deux étapes, la seconde étant destinée à repenser les critères diagnostiques qui n’ont pas passé la barre de la première étape et à refaire l’étude. Dans la préparation du « DSM-5 », la première étape a duré deux fois plus longtemps que prévu. Du coup, la seconde a été purement et simplement annulée, alors même que les essais avaient dans l’ensemble été conduits de manière critiquable.

Pourquoi ? Parce que le « DSM » est aussi un énorme business. L’une des surprises créée par le « DSM-III » fut de le voir se vendre à un million d’exemplaires. Le succès du « DSM-IV » a été nettement plus grand, il s’en est encore vendu une centaine de milliers d’exemplaires par an jusqu’à aujourd’hui. L’American Psychiatric Association, qui a dépensé 25 millions de dollars pour les essais de terrain du « DSM-5 », a besoin de cet argent pour combler son déficit [4].

Quelles sont les conséquences prévisibles du « DSM-5 » ?

Les conséquences sont de plusieurs types. D’abord, il faut faire très attention quand on pose un diagnostic, surtout sur un sujet jeune. Parce que, même s’il est faux ou abusif, ce jugement risque de rester attaché à la personne toute sa vie. Le diagnostic va changer à la fois la manière dont l’individu se voit et la manière dont les autres le voient. Or, même si les experts du « DSM-5 » peuvent avoir parfois raison dans leur façon de modifier telle ou telle catégorie diagnostique, et si chacun d’eux peut avoir la compétence nécessaire pour l’appliquer de manière pertinente à ses patients, il n’en va pas de même des médecins généralistes qui, aux États-Unis comme en France, prescrivent 80% des psychotropes.

Ils ne sont pas formés à la psychiatrie et sont particulièrement sensibles au marketing des laboratoires. Et pour ces derniers, comme je l’ai dit, toute modification de diagnostic est une aubaine, parce qu’elle permet de proposer de nouveaux médicaments ou de nouveaux usages pour des médicaments anciens. Ce qui accroît le coût pour la collectivité et les risques d’effets secondaires. [=> Lire « À qui profitent les psychotropes ? », « BoOks », n°29, février 2012.]

Vous dénoncez l’inflation des diagnostics, mais que valent les études statistiques sur la prévalence des maladies mentales ?

Les données épidémiologiques sont structurellement gonflées. Sur le terrain, les enquêteurs ne sont pas en mesure d’évaluer si un symptôme est complètement présent ou non. Si bien que les chiffres intègrent beaucoup de cas non significatifs. Par ailleurs, c’est l’intérêt des grandes institutions publiques de recherche, comme les NIH (National Institutes of Health) aux États-Unis, de se référer à des données surévaluées. Cela leur permet de décrocher davantage de crédits. Les compagnies pharmaceutiques, elles, tirent argument des taux élevés pour dire que beaucoup de malades ne sont pas identifiés et qu’il faut élargir le marché.

Le « DSM » a moins d’impact en France qu’aux États-Unis, puisque chez nous le remboursement des frais médicaux n’est pas directement lié au diagnostic. Quel est le meilleur système ?

Le système américain est très contraignant, car le psychiatre ou le généraliste est obligé, si le patient veut faire jouer l’assurance, de poser un diagnostic dès la première visite. Une visite qui, chez le généraliste, est de sept minutes en moyenne [5] ! C’est une source d’erreurs, et d’inflation des diagnostics et des dépenses de santé. En France, il n’y a pas d’obligation de faire un diagnostic mais, du coup, de nombreux traitements sont engagés sans examen sérieux, et cela n’empêche pas l’explosion des dépenses de santé.

Quelles solutions avez-vous en tête ?

D’abord, je crois qu’il faudrait envisager de réformer en profondeur la pratique médicale. Un psychiatre ou un médecin devrait pouvoir attendre plusieurs séances avant de faire un diagnostic. La moitié des gens qui viennent pour un problème relevant de la psychiatrie se rétablissent d’eux-mêmes. Si le problème persiste, il faut recommander une psychothérapie avant de prescrire un médicament.

Par ailleurs, il faudrait conduire des études sérieuses pour mieux identifier les secteurs où il y a surprescription et les malades graves qui au contraire échappent au système de soins (c’est notamment le cas de bien des grands déprimés). Autrement dit, il y a un immense travail à faire pour lutter contre la mauvaise allocation des ressources.

Enfin, je crois que la procédure utilisée pour fixer les critères diagnostiques a fait son temps. Il faut se rendre à l’évidence : l’APA n’est pas qualifiée pour évaluer tout le faisceau de conséquences médicales, économiques et sociales de la redéfinition d’un diagnostic. Il faudrait quelque chose comme une FDA (Food and Drug Administration) internationale. Mais la FDA n’est pas non plus à l’abri des critiques. Il est plus facile de blâmer que de construire.

  • Cet entretien est issu du n°42 de "BoOks" qui, avec un dossier consacré aux pièges de la mémoire, est en kiosque tout ce mois d’avril 2013.
  • "Saving Normal : An Insider’s Revolt Against Out-of-Control Psychiatric Diagnosis, DSM-5, Big Pharma, and the Medicalization of Ordinary Life" ("Sauver le normal : la révolte d’un initié face au diagnostic psychiatrique incontrôlé, au DSM-5, à Big Pharma et à la médicalisation de la vie ordinaire"), par Allen Frances, William Borrow, à paraître en mai 2013. (Ed. William Borrow)

"On assiste à une médicalisation de l’existence"

Le Monde Sciences et techno - 13.05.13 - Propos recueillis par Catherine Vincent -

Roland Gori est psychanalyste et professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille. Il est l’auteur de nombreux ouvrages. Les plus récents, publiés aux éditions Les Liens qui libèrent, sont La Dignité de penser (2011) et La Fabrique des imposteurs

Depuis la parution du DSM-III, il y a plus de trente ans, vous mettez en garde contre les dangers de cette classification. Que craignez-vous ?

A partir du DSM-III, les psychiatres américains chargés de réviser ce manuel ont mis au point une manière très catégorielle de poser les diagnostics. Le but était de rechercher le maximum de consensus parmi les experts en matière de troubles mentaux.

Ce principe est très bon pour faire des études de populations, évaluer des traitements ou mener des recherches épidémiologiques. Le problème, c’est qu’il a entraîné une manière de penser la souffrance psychique et sociale comme un trouble de comportement. En introduisant dans le DSM le trouble de l’anxiété sociale, on a multiplié par sept, dans les années 1980, le nombre de patients souffrant d’hypertimidité.

Cette tendance au surdiagnostic s’est-elle accentuée avec le DSM-5 ? Ce qui s’est surtout accentué, c’est la recherche de critères techniques et cliniques permettant aux psychiatres d’approcher la souffrance des patients de manière "objectivable" et formalisable. On aboutit ainsi à un diagnostic consensuel. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit valide ni qu’il corresponde à une réalité clinique.

Pour prendre un exemple simple : lorsqu’en 1980 les psychiatres ôtent l’homosexualité de la liste des troubles sexuels du comportement, on guérit des millions de malades. Lorsqu’en 1994 le DSM-IV considère les femmes ayant des troubles de l’humeur avant leurs règles comme atteintes de dysphorie prémenstruelle, on se retrouve, au contraire, avec des millions de patients en plus.

De même avec le DSM-5. Quand on évoque le trouble de l’hyperphagie, sur quels critères se base-t-on pour le distinguer de la gourmandise ? A partir de quand faut-il invoquer le trouble compulsif d’entassement, autrement dit le fait d’accumuler des objets qui nous sont inutiles ?

Dans la mesure où l’on ne dispose pas de marqueurs biologiques ou génétiques pour la plupart des maladies mentales, il y a une très grande flexibilité des critères pour définir ce qui est pathologique et ce qui ne l’est pas.

On est en train de rendre pathologiques des comportements que l’on considérait autrefois comme normaux ? Disons plutôt que l’on "pathologise" de simples anomalies de comportement. Entre 1979 et 1996, on a multiplié par sept, en France, le nombre de diagnostics de dépression. Cela ne veut pas forcément dire qu’il y avait sept fois plus de déprimés, mais qu’on a abaissé le seuil de tolérance sociale par rapport aux anomalies de comportement. Pourquoi ? Parce que nous sommes, de plus en plus, dans une société de contrôle. On assiste à une médicalisation de l’existence.

Le DSM est le symptôme d’une maladie de société, d’une manière de gouverner qui ne repose plus sur l’autorité des grands récits religieux ou idéologiques mais sur la pression normative. Il s’agit de fabriquer les discours de légitimation d’un contrôle social, au nom de la raison technique et de l’objectivité scientifique.

Que préconisez-vous pour limiter cette dérive ?

Il faut remettre la parole au centre. On est passé d’un savoir narratif à un savoir probabilistique, qui transforme le psychiatre ou le psychologue en une agence de notation des comportements.

Pour inverser cette tendance, il faut revenir à la souffrance singulière du patient. Revenir au récit, recontextualiser le trouble et le symptôme.


  • Pour signer le manifeste STOP DSM, c’est ici.


Préparez vos pilules, vous êtes tous fous !

L’événement est à signaler. Contrairement au guide Michelin, le fameux DSM ne sort pas chaque année. Il a fallu attendre 13 ans pour que soit enfin éditée la nouvelle mouture de ce manuel censé servir d’outil pour diagnostiquer les pathologies mentales. Mais attention, prenons quelques gants. Le mot pathologie est trop fort. La sémantique doit être lisse et l’opinion publique ne doit pas être choquée par les mots. Car en chaque individu sommeil un fou potentiel et donc, une espérance de gain pour les industries habilitées à soigner les malades. Pardon, ce ne sont pas des malades mais des patients affectés par les troubles mentaux. Parmi ceux-ci, le trouble de l’attention et de l’humeur ou alors des deux combinés, est devenu un classique chez l’enfant, surtout aux Etats-Unis qui surveille de plus près un gamin un peu turbulent ou apathique à l’école plutôt que la circulation des armes dans le pays. Les vendeurs de Ritaline peuvent se réjouir, surtout que les gamins âgés de trois ans ne peuvent guère refuser de bouffer ces molécules. Dans le DSM on trouve aussi les troubles bipolaires, les tendances au suicide, les dépressions et toute une série de pathologies diverses.

Dans le DSM V, près de 400 troubles seront répertoriés. Avec quelques spécialités assez exotiques comme l’hypersexualité, qui ressemble à l’addiction sexuelle mais n’en est pas. Ce trouble qui est proposé par les spécialistes pour être intégré dans la version V du manuel caractérise les individus qui passent beaucoup trop de temps dans des activités sexuelles. Pour diverses raisons. Parfois pour combler les effets d’une dépression. L’hypersexualité englobe la masturbation intempestive mais aussi l’acte sexuel répétitif avec des partenaires considérés comme des objets. Non soyez sérieux, je vois dans le coin quelques sourires qui en disent long sur les blagues à deux centimes concernant DSK. Je vous demander d’arrêter de rire, c’est le DSM et non pas le DSK dont il s’agit ! Ces questions sont sérieuses. Figurez-vous que dans ce nouveau DSM sont proposés huit types de troubles définis comme relevant de la défiance et de l’opposition. Il y a le type colérique et agressif, le type vindicatif, le type irritable. Et pour les enfants de moins de cinq ans existe le trouble oppositionnel, diagnostiqué si les effets durent plus de six mois. Ainsi, si votre gamin de quatre refuse depuis un an de manger sa soupe ou manifeste quelque réticence à vouloir aller à l’école, alors il est atteint d’un trouble oppositionnel. Que faire ? Eh bien c’est simple, courez vite chez le psy, il vous proposera une thérapie toute indiquée avec des petites molécules bien utiles.

Inutile de donner plus de détails. Le plus important étant de souligner la controverse qui couve, avec un premier point fâcheux qui est la clause de confidentialité adoptée par les spécialistes ayant rédigé le DSM V. La critique vient de l’intérieur puisque c’est Robert Spitzer, maître d’œuvre en chef du DSM III, qui regrette que l’APA (association des psy américains) ait souhaité cette confidentialité au lieu d’opter pour la transparence. Ce qui altère forcément la crédibilité du manuel clame Spitzer. D’autres points sensibles sont mis en avant, comme l’éventualité de diagnostiquer des fausses épidémies mentales au sein de la population. La fronde est généralisée. D’aucuns mettent en avant les faux diagnostics conduisant à considérer comme un trouble mental ce qui relève de l’expérience humaine. Au bout du compte, selon les évangiles du DSM V, l’homme sain se doit de produire des contours caractériels lisses, parfait, sans aspérité, sans fluctuation. A se demander si on est encore dans le champ de la médecine humaine ou bien du totalitarisme de la norme. Bien évidemment, le spectre du conflit d’intérêt est présent, car beaucoup de ces troubles sont des sources de profits industriels. La recherche est même incitée à trouver des molécules pour soigner les nouveaux troubles répertoriés. Enfin, nombre de rédacteurs du DSM V sont connus pour être rémunérés par des laboratoires pharmaceutiques.

Il y a des siècles, l’homme était considéré comme pécheur, infesté par le mal, pris en charge par l’Eglise. Au 21ème siècle, le mal est devenu le trouble. Les nouveaux prêtres sont les médecins. Pour guérir les troubles, nulle prière ni invocation divine, ni messe assortie d’hostie. Une simple molécule vaut pour exorcisme. Les spécialistes en blouse blanche rêvent d’un monde idéal, sans fluctuation, sans humeur et pensent aussi à la piscine qu’ils construisent dans leur villa cossue ou aux nouvelles berlines de marque allemande.

Ce nouveau DSM divise en fait les spécialistes. La société britannique de psychologie n’est pas avare de critiques. Pointant notamment la médicalisation de la société et l’impact négatif que peut avoir sur le patient le fait de se retrouver catégorisé comme individu troublé, et donc anormal. Le remède finit par créer le mal. Le système industriel du psychisme façonne une société de malades et déploie son arsenal thérapeutique. Pour le dire avec plus de force, ce DSM V mérite d’être placé comme un élément crucial pour débattre des enjeux de civilisation. La science pourrait bien devenir totalitaire. Auquel cas, la bataille opposera les scientifiques et les philosophes. N’oublions pas que la plupart des grands découvreurs et artistes étaient affectés par des troubles d’humeur. C’est ce qui fait la richesse de notre humanité. Supprimer les troubles, c’est dénier à l’homme son essence d’être humain. Regardez l’Histoire. Les systèmes qui ont dénié la nature humaine ou tenté de la forcer dans un cadre normatif ont été les pires totalitarismes. Prochain sujet de débat philosophique : la science est-elle l’antichambre du totalitarisme ?


Le DSM Nouveau est arrivé. Conclusion Nous sommes tous des fous !

AgoraVox - 24 mai 2013 - par Nemrod -

Présentation officielle de la nouvelle édition du DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), prévue au congrès annuel de l’Association de psychiatrie américaine (APA) qui s’est tenue du 18 au 22 mai à San Francisco.

Il s’agit d’une sorte de bible de la psychiatrie américaine qui fait référence mondialement autant parce qu’elle semble indispensable qu’elle est contestable.

Rappelons, avec l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, l’origine historique de cet ouvrage. Pour lui il s’agit d’un manuel statistique parce qu’en psychiatrie, il n’y a pas de témoin fiable, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de marqueurs biologiques. Cette démarche est originale dans la mesure où en raison de l’absence de marqueurs biologiques, la psychiatrie observe une perception subjective de l’état du patient.

Pourquoi ce manuel est-il indispensable aux États-Unis ? « Là-bas les assurances maladie ne prennent en charge le traitement que si un diagnostic a été établi et ce diagnostic doit être fait selon des normes. Donc aux Etats-Unis on vous diagnostiquera dès la première séance chez le psychiatre. Ça n’est pas du tout le cas en France. » rappelle Tobie Nathan.

Quand il fut publié pour la première fois en 1952 il comportait moins de 100 pathologies psychiatriques. Puis il a évolué en se rapprochant des neurosciences (et donc de la pharmacologie pour produire des neuroleptiques comme les anxiolytiques ou autres antidépresseurs). Nous connaissons tous la terminologie "TOC" qu’il emploie pour désigner les roubles obsessionnels compulsifs. Le DMS-4 étaient passés à 297 pathologies

Il existe donc un débat autour du DSM-5. Celui-ci est important parce qu’il engendre une discussion publique au sujet d’un traité qui fonctionne comme une norme et qui dans certains pays, dont les Etats-Unis, induit une politique publique. Il va donc permettre l’établissement d’une relation entre les laboratoires pharmaceutiques, les experts et les usagers.

En France et dans de nombreux autres pays il est l’objet de très importantes controverses. Tout d’abord parce qu’il amène des classifications psychiatriques. Même si celles-ci ne sont pas nouvelles, l’hystérie a fait florès au début du XIXe siècle, aujourd’hui on constate une mode pour les troubles bipolaires. Celle-ci a même fait l’objet sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy d’études visant à diagnostiquer une potentialité criminogène chez le très jeune enfant. Cette idée rejoignait les propositions du DSM-5. Cela pose problème parce que une fois décrit le trouble devient un outil pour les laboratoires pharmaceutiques. Il n’y a donc plus de place pour l’aspect humain de la psychiatrie qui est abandonnée alors aux seules neurosciences.

Les accusations sont nombreuses contre le DSM-5. D’abord il n’est pas assuré que la qualification de ce qui l’élabore soit garantie. Sont-ils tous psychiatres ? Quel est le rôle des laboratoires pharmaceutiques dans sa conception ? Cet ouvrage est donc accusé au cours de discussions conflictuelles dans des débats d’experts de fabriquer des maladies mentales et de pousser les citoyens à consommer des psychotropes. L’éditeur devant les critiques qu’il suscitait avaient mis en ligne en 2010 une version préliminaire afin de recueillir les critiques et propositions d’aménagement de l’édition 2013.

Les controverses autour des éditions précédentes en 1980 et 1994 n’avaient toutefois pas atteint le degré qui les caractérise aujourd’hui. Nature dans un article du 25 avril faisait remarquer avec un certain sarcasme que « , l’une des seules suggestions qui n’a pas soulevé de hurlements de protestation pendant le processus de révision a été... le changement de nom, de DSM-V en DSM-5. »

Si en France il existe depuis trois ans un mouvement d’inspiration psychanalytique appelée Stop DSM et qui s’insurge d’une façon générale contre la pensée unique du principe, aux États-Unis c’est le NIMH (National Institute of Mental Health) qui vient de se désolidariser du DMS-5 déclarants que "Les patients atteints de maladies mentales valent mieux que cela", et que son organisation "réorientait ses recherches en dehors des catégories du DSM", du fait de la faiblesse de celui-ci sur le plan scientifique.

L’importance des enjeux.

On peut la mesurer au coût de cette nouvelle édition. 25 millions de dollars (19 millions d’euros). Pourtant certaines critiques désignent du doigt la faiblesse de sa qualité scientifique. Ceci laisse entendre bien entendu la mainmise de l’industrie pharmaceutique sur les experts participant à son élaboration.

D’autres aspects inquiétants de l’ouvrage apparaissent aujourd’hui. Tel est le cas des "Troubles cognitifs mineurs", de "La perte de mémoire physiologique"… Il en est de même des "Pathologies du deuil".

Les risques de surmédicalisation vont de pair avec les surdiagnostiques qui accompagnent le DMS-5. Aussi certains psychiatres américains invitent d’ores et déjà au boycott. Ceci a une conséquence immédiate très positive, puisqu’ils invitent les patients à s’informer et, je cite, leur préconise ouvertement : "Posez des questions et attendez des réponses claires. N’acceptez pas de médicaments prescrits nonchalamment pour des symptômes légers et transitoires qui vont probablement se résoudre d’eux-mêmes".

Mais n’est-ce pas l’attitude que chacun devrait avoir face à la médecine, quel que soit le pays où il se trouve ?



[1] Allen Frances est un psychiatre américain. Il a dirigé l’équipe qui a réalisé le DSM-IV, le manuel de psychiatrie encore en vigueur dans le monde développé. Il est professeur émérite à Duke University.

[2] La parution du DSM-5 est prévue aux États-Unis le 22 mai prochain. La traduction française devrait paraître en 2014.

[3] À la suite d’un débat houleux au sein de l’American Psychiatric Association, le diagnostic de risque de psychose (« syndrome de psychose atténuée ») a finalement été écarté du « DSM-5 » et inclus dans une liste de syndromes « exigeant des études complémentaires ».

[4] Publiée chez Masson, la version française du « DSM-IV » coûte 123 €. L’APA publie aussi un « Mini DSM-IV », dont la version française chez Masson coûte 22 €.

[5] Quinze minutes en France.


Publié sur OSI Bouaké le mardi 28 mai 2013

 

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