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Des hommes, des bois. Déboires et débrouilles.

Une ethnographie des habitants du bois de Vincennes, par Gaspard Lion


Mots-Clés / France

OSI Bouaké - 25 avril 2013 - Gaspard Lion est doctorant au Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS) de l’EHESS. Il travaille sur un phénomène d’importance croissante, celui de l’habitat « spontané » en plein air, habitat auto-institué, produit par les habitants eux-mêmes. En analysant la constitution de l’habiter dans une situation précaire, illégale, dans un espace précisément défini comme non-habitable, il s’agit de contribuer à sa connaissance anthropologique. C’est ainsi une enquête ethnographique qui est menée auprès de ceux qui font de tentes, cabanes, véhicules (caravanes, camping-cars, camionnettes, etc.) ou de mobile-homes leurs habitats. Elle inclut différents types d’espaces, tous situés en Île-de-France, tels que les bois ou forêts, les campings et bidonvilles, ou encore les friches et interstices urbains.

Son travail précédent portait sur les sans-abris du bois de Vincennes à Paris, qui accueille depuis des années de nombreuses personnes qui ont élu domicile dans des tentes et des cabanes, auprès desquels il a mené une enquête ethnographique. Il s’intéresse aux manières individuelles et collectives déployées par ces habitants pour s’organiser au quotidien, rendre le bois habitable et habitable en commun, porte son attention sur les formes de gestion dont ils font l’objet dans le cadre d’une mission publique, et sur les implications de cette gestion dans l’expérience de l’habiter des habitants du bois. Il s’agit de comprendre en quoi l’appropriation privative de l’espace public sur le long terme conduit à des transactions, des tensions et conflits pour l’usage de l’espace entre les habitants du bois, les acteurs publics et associatifs, et les enjeux que cela comporte.

Son mémoire de Master a obtenu le 1er prix Cnaf 2012 et vient d’être rendu public. Vous pouvez le télécharger ci-dessous.

  • Gaspard Lion (2012), « Des hommes, des bois. Déboires et débrouilles. Ethnographie des habitants du bois de Vincennes » , Dossier d’études CNAF, n°159, p. 1-228.

A Vincennes, les "hommes des bois" ont trouvé leur fragile refuge

Le Monde | 16.04.2013 - Par Catherine Rollot -

C’est un monde que les promeneurs du dimanche et les joggeurs réguliers peuvent choisir de ne pas voir. Pourtant, ceux qui s’en donnent la peine n’auront pas de mal à distinguer à travers les arbres du bois de Vincennes des dizaines de tentes, fragiles refuges d’un petit peuple qui a fait son lit dans les sous-bois du plus grand espace vert parisien.

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Pendant deux ans, de septembre 2010 à août 2012, Gaspard Lion, 25 ans, socio-anthropologue, doctorant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS Paris), a enquêté au plus près de ces habitants. Son mémoire de troisième cycle "Des hommes, des bois. Déboires et débrouilles. Ethnographie des habitants du bois de Vincennes", primé par la Caisse nationale des allocations familiales, dessine le portrait de personnes qui, loin de la figure du sans-abri en errance, ont trouvé au contraire un lieu d’ancrage, à l’orée de la ville.

Grâce à cette plongée minutieuse, fruit de rencontres quasi quotidiennes avec les habitants du bois, mais aussi d’une immersion de plusieurs semaines dans un campement, Gaspard Lion met en exergue les logiques qui conduisent des femmes et des hommes à transformer un espace public en lieu d’habitation.

POPULATION ESSENTIELLEMENT MASCULINE

La population du bois oscille entre 200 et 300 personnes l’été, moitié moins l’hiver. La plupart y vivent depuis trois à huit ans, parfois beaucoup plus, "quelquefois même depuis plus de vingt ans", souligne Gaspard Lion au point de "s’y être véritablement appropriés des portions du bois et paraissent y être chez eux".

C’est une population essentiellement masculine. Quelques rares femmes sont présentes mais elles sont la plupart du temps en couple et d’origine étrangère.

Malgré l’hétérogénéité des parcours, quelques caractéristiques se retrouvent. Presque tous les habitants du bois, de nationalité française, ne pratiquent pas la manche et touchent des revenus qui proviennent pour la plupart du revenu de solidarité active (RSA), d’une allocation aux adultes handicapés (AAH) ou d’une retraite. Quelques-uns travaillent au noir, plus rarement de manière déclarée.

Le bois accueille aussi une population étrangère, principalement venue de Roumanie et de Bulgarie. Ce phénomène relativement récent se concrétise par l’organisation de "camps" qui regroupent plusieurs tentes. Les autres habitants choisissent plutôt de rester isolés tout en étant assez proches géographiquement les uns des autres.

"PHASE D’ASCENSION RÉSIDENTIELLE"

Beaucoup d’habitants du bois ont vécu dans des squats, des hôtels meublés, des campings, des centres d’hébergement avant de venir s’installer au bois de Vincennes. A la recherche d’une tranquillité et d’une stabilité, à proximité de Paris, certains, note le chercheur, vivent leur arrivée au bois et la construction d’un habitat "comme une phase d’ascension résidentielle", notamment au regard de la vie dans la rue. Malgré leurs différences, les "campeurs" présentent tous des "capacités d’adaptation et d’organisation importantes, à la fois sur les plans individuels et collectifs, sans lesquelles ils leur seraient impossible de vivre dans de telles conditions".

Moins fragilisé et moins marqué par la rue, ce public a aussi assez de ressources pour s’acheter une tente et prendre l’initiative de le faire. Loin de l’image du grand exclu, le chercheur estime qu’au contraire ses habitants doivent faire preuve de débrouillardise et de créativité pour rendre l’espace habitable et y vivre ensemble.

Le bois est gouverné par des règles d’installation et de vie. "Les habitants se respectent mutuellement, se reconnaissent des droits et se rappellent à leurs obligations", écrit Gaspard Lion. Même s’il peut y avoir des tensions, les habitants se connaissent, s’invitent souvent entre voisins. Il existe aussi une surveillance mutuelle des habitations et, de fait, les vols y sont assez rares.

Cette sociabilité "rendue possible par la stabilité de leur ancrage" déborde aussi sur l’extérieur. Certains ont noué des liens avec les bûcherons ou les cantonniers qui entretiennent l’espace vert, les travailleurs sociaux, voire les riverains.

MARAUDES D’EMMAÜS

Depuis fin 2008, la Ville de Paris a chargé l’association Emmaüs de coordonner l’action d’une dizaine d’acteurs qui interviennent sur le terrain (brigade d’assistance aux personnes sans-abri, garde républicaine, etc.). L’organisation caritative intervient au bois en faisant des maraudes et dispose d’un petit local d’accueil. Son but est de proposer des solutions d’hébergement aux personnes campant dans les bois mais aussi de contenir l’extension des cabanes et des tentes. "Il y a une certaine tolérance mais avec des limites", convient Nicola Iodice, responsable de la maraude Vincennes d’Emmaüs.

La dernière opération massive de destruction de cabanes aurait eu lieu en mai 2011. De fait, leur nombre a considérablement diminué depuis, au profit de tentes. Des arrêtés d’expulsion contre les derniers irréductibles continuent pourtant à être pris régulièrement.

Cet hiver, la Mairie de Paris a obtenu de l’Etat qu’un centre d’hébergement d’urgence soit ouvert dans le bois. "Le but est de faire sortir le maximum de personnes en leur proposant un sas", reconnaît-on à la Mairie de Paris. Cinquante-huit personnes y ont été accueillies. Neuf ont d’ores et déjà été réorientées vers un hébergement ou un logement adapté. Selon la Ville, 474 personnes au total auraient quitté l’espace vert depuis la création de la mission Emmaüs en 2008, parfois par la matière forte avec des expulsions et des destructions de cabanes. Les retours seraient fréquents mais aucun chiffre n’est disponible.

ASPIRATION À UN "CHEZ SOI"

Pour Gaspard Lion, cette politique n’est pas une panacée. "Les habitants du bois relèguent les centres d’hébergement au plus bas de l’échelle des différents types d’habitats précaires." Les contraintes horaires, le manque d’hygiène, la violence... mais surtout l’absence d’intimité sont constamment relevés. "Avoir une certaine maîtrise de son espace personnel est un aspect essentiel pour les habitants du bois", estime le chercheur. Selon lui, ils sont arrivés là car ils n’avaient pas de logement, mais aussi par "choix", car ils aspiraient au "chez soi", à l’autonomie, à la "tranquillité".

En conclusion, Gaspard Lion pointe un paradoxe. Les habitants du bois ont décidé de vivre là car ils ne voulaient pas ou plus avoir affaire avec les intervenants sociaux et les institutions. Pourtant, ils sont obligés de les côtoyer régulièrement.

Par ailleurs, selon lui, l’accession à un logement de droit commun étant très rare après la sortie du bois, le passage vers des solutions transitoires les fragilise souvent plus qu’il ne les aide, notamment en leur faisant perdre cette autonomie qu’ils ont trouvée, selon lui, en vivant au milieu des arbres.

.: Des hommes, des bois :.

Mémoire de second cycle de Antoine Lion


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Publié sur OSI Bouaké le jeudi 25 avril 2013

 

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