Accueil >>  Psychologie géopolitique

Pour les fous aussi, liberté de circulation !

Guy Dana (2010), "Quelle politique pour la folie ? Le suspense de Freud", publié chez Stock (20€)


13 Octobre 2010 - Par Sophie Dufau - Médiapart

C’est un livre qui donne envie d’aller voir plus loin. 288 pages qui poussent à se rendre à Longjumeau dans l’Essonne, à quelque 20 kilomètres au sud-ouest de Paris, pour voir comment on peut résister au discours de la peur lorsque l’on entreprend de soigner la folie. Car dans Quelle politique pour la folie ?, le psychiatre et psychanalyste Guy Dana défend farouchement l’idée que la folie peut s’apaiser lorsqu’une certaine liberté de circulation lui est accordée.

Une idée un peu dingue si l’on se souvient qu’il y a moins de deux ans, le président de la République en visite à l’hôpital d’Antony n’a offert en guise de soins aux malades suivis en psychiatrie que plus d’enfermement et de surveillance afin de protéger la société des menaces que pourraient représenter certains d’entre eux. Et si l’on se rappelle qu’uneréforme des soins sous contrainte sera présentée prochainement à l’Assemblée, visant à assouplir les conditions d’entrée dans le dispositif et à en durcir les conditions de sortie.

Mais Guy Dana est l’un des membres du collectif des 39, ces professionnels de la psychiatrie qui se sont organisés, il y a moins de deux ans, pour répondre à ce désormais fameux discours d’Antony, et qui, de textes en meetings, de rencontres en pétitions, veulent apporter la preuve de l’inefficience du discours sécuritaire.

Ce livre-là est donc un manuel. Théorique en sa première partie (Freud, Lacan et Winnicott), pratique en sa seconde, il entend « construire une politique de la folie où le médical n’aurait pas seul son mot à dire mais où la politique de civilisation serait aussi à l’œuvre ». Ce qui donna donc envie d’aller voir sur le terrain, dans un établissement public de santé, le passage du discours à l’acte.

Le maillage d’un territoire

Depuis plus de vingt ans, Guy Dana est chef de service au sein de l’établissement Barthélémy-Durand d’Etampes. Tout service confondu, il dirige quelque quatre-vingts personnes. Il n’a jamais eu envie d’en partir : « A partir du moment où j’ai pu initier les choses, j’ai voulu rester pour construire ce que je crois être utile à la psychose. »

Construire, autrement dit bâtir, assembler, élaborer. Le mot est à prendre dans toutes ses acceptions. Ici, la pratique du soin se disperse en divers lieux. Il y a l’hôpital général à Etampes, l’unité clinique à Longjumeau, la maison thérapeutique (une quelconque maison avec une cuisine, trois chambres et un séjour donnant sur un jardin, dans un lotissement de Longjumeau), l’unité d’accueil familial, le centre médico-psychologique (autre maison réaménagée au bord d’une avenue), le centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (ravissante petite maison bourgeoise de la fin du XIXe), et, inauguré il y a juste un an, le centre de crise que les soignants préfèrent définir comme un « hôtel thérapeutique » (petit bâtiment de trois étages où l’espace très clair offre des jeux de lumière). Ce maillage n’est pas un catalogue où les patients seraient affectés en fonction de leurs pathologies. C’est un cadre dans lequel ils peuvent circuler, un parcours aléatoire où les rencontres écrivent une histoire qui produit des effets.

L’Hôtel thérapeutique© SD

La maison thérapeutique© SD

Le CATTP© SD

Prenons ainsi le séjour de Christine : les équipes de Guy Dana l’ont rencontrée, la première fois, prostrée devant le cadavre de son mari. Cela faisait quelques jours qu’elle n’avait pas bougé. Durant son séjour à l’unité clinique, il apparut que « son monde était divisé entre les policiers et les orphelinats et rien ne semblait devoir entamer la fixité de cette croyance », écrit Guy Dana. Pourtant, après une première et longue étape de soins à l’unité clinique, l’équipe parvient à la convaincre de s’installer un temps dans la maison thérapeutique. Ce lieu tiers, entre l’hôpital et le domicile, permet de la rapprocher de chez elle et, espère l’équipe, de la rapprocher de son histoire.

De fait, elle retrouve ici un peu de mémoire et un jour... Christine disparut. Sa fugue fut ici interprétée comme un bon présage et ne provoqua pas de signalement aux forces de l’ordre. En fait, elle était rentrée à pied chez elle et revint un peu plus tard à la maison thérapeutique. Depuis Christine a retrouvé son domicile, elle « croit toujours que le monde est séparé entre policiers et orphelinats, mais en parle un peu moins » et fait, deux fois par semaine à pied, le trajet entre les deux lieux. « La conquête de l’espace est une conquête de l’espace psychique. »

Des maisons et du mouvement : on est loin de la réponse médicale ou judiciaire, des normes hospitalières et du principe de précaution. Et pourtant cette organisation a été pensée comme une clinique de la psychose.

Au-delà du principe dedans/dehors

La psychose ne supporte aucune relation à l’inconnu. Dans cet état – l’une des formes d’altération mentale les plus résistantes dans laquelle on classe par exemple les schizophrènes, les maniaco-dépressifs, les paranoïaques –, ce qui domine, c’est l’inertie, la fixité. L’espace psychique des patients peut être entièrement occupé par des délires, des hallucinations visuelles ou auditives qui ne laissent aucune place à une tierce personne, aucune place à leur histoire ni à l’élaboration d’une pensée. C’est là toute la difficulté pour l’entourage, là aussi toute la lassitude pour les soignants les moins armés qui abandonnent souvent dès la première porte qui se ferme. Ce n’est pourtant pas une question de « mauvaise volonté », de « mauvais caractère ». « Le malade psychotique ne peut s’arracher de son monde, explique Guy Dana, son espace psychique est saturé. »

La maison thérapeutique© SD

Le CATTP© SD

Le CMP© SD

D’où l’idée d’une combinaison d’espaces géographiques, qui provoque du mouvement psychique, de l’éveil. « Lorsqu’il pense, l’humain passe d’une idée à l’autre, poursuit Guy Dana. Pour trouer la compacité de la psychose, on va d’abord lui permettre de passer d’un lieu à l’autre. Les expériences très différenciées y sont conçues comme des associations libres et dans l’intervalle, il y aura du vide. Non pas du néant, mais du devenir. Comme dans une psychanalyse, la coupure et les après-coups ont des effets subjectifs. »

Ainsi, l’hôtel et la maison thérapeutiques, le CMP (Centre médico-psychologique) ou le CATTP (Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel) sont autant d’endroits conçus comme des lieux d’éveil où les patients peuvent redire leur histoire devant d’autres interlocuteurs et commencer à s’en détacher. « Dans le chaos psychotique, il est difficile de retrouver les étapes d’une histoire. Ici, la multiplicité des intervenants, l’ensemble des lieux et la distance entre eux étayent un parcours. Certains se souviendront avoir ici fait une peinture ; là, avoir eu telle idée... Comme une ponctuation, les lieux aident à fixer les choses. Comme le plâtre d’une sculpture, quelque chose alors se saisit. Ces lieux miment la vie psychique, l’écart entre eux produit une incomplétude qui permet de penser plus librement » et de desserrer un peu l’étreinte des démons de la psychose.

Il est difficile aujourd’hui alors que la science a pris une telle emprise, de ne pas parler médecine lorsque l’on parle de soins. Mais ce soin-là s’appuie sur un savoir au moins aussi complexe : celui de l’inconscient, de son langage et de la structure de l’espace psychique. « Pour soigner les psychoses, il faut aller au-delà du principe dedans/dehors. Ces malades organisent déjà tout leur monde sur un mode binaire : je l’aime, il m’aime. Je le hais, il me hait. Pour provoquer un écart, remettre un peu de perspective, le soin ne doit pas épouser cette logique. L’hôpital ne doit pas être la réponse exclusive dans laquelle on entre ou on sort. Pour éviter un effet de masse qui aurait toutes les allures d’un signifiant ultime, d’un grand ordonnateur, il faut l’articuler à d’autres lieux » et aucun ne doit prévaloir sur les autres. Une démarche à l’opposé des directives actuelles d’organisation des soins où tout ramène à l’hôpital.

Une place plutôt qu’un lit

Incidemment, ce mouvement a aussi de bénéfiques effets sur l’équipe soignante. Grâce à l’hôtel et la maison thérapeutiques, grâce aux familles d’accueil, l’unité clinique se trouve considérablement soulagée. « Nous avons environ 300 patients qui passent chaque année par l’unité clinique. Nous sommes dans la norme des établissements publics. Mais l’unité clinique a toujours des lits disponibles. Quiconque arrive ici, plus que trouver un lit, trouvera d’ailleurs une place. A la logique de la psychose, il faut opposer, constamment, une logique où l’espace n’est pas saturé. »

A l’hospitalisation, Guy Dana oppose l’hospitalité. Dans un monde de plus en plus normé et donc de plus en plus excluant, penser l’accueil de la psychose est un acte politique : l’articulation des lieux de soins dans une ville permet aussi de penser « un travail de médiation entre folie et société », un « travail de civilisation ». Pour ces malades, il s’agit avant tout de tisser un lien social qui leur soit supportable. Pas forcément les amener à travailler, mais déjà, comme Christine, pouvoir habiter son logement et vivre un peu avec les autres. « On ne cherche pas tant un résultat que des effets. Parce que plus que la maladie (et son corollaire la guérison), c’est l’existence même du psychotique qui importe. Et quand les effets se multiplient, c’est la vie qui change. »

Au CATTP© SD

De toute façon, vouloir guérir d’une psychose est illusoire. « Les laboratoires pharmaceutiques ont annoncé dans les années 90 l’arrivée d’une molécule. Mais ça ne marche pas car on ne peut pas abolir le conflit psychique. En réalité, rien ne marche, mais il faut un certain temps pour le comprendre et il faut faire avec cette inadéquation, s’amuse Guy Dana. Alors qu’aujourd’hui on nous parle d’urgence, de crise, de solution immédiate et radicale, c’est un travail de patience, de très long terme, qu’il faut entreprendre pour espérer quelque chose de durable. Quand on l’accepte, ça apaise tout le monde, la tension baisse, les angoisses diminuent et la psychose succombe devant les coups du réel. »

Guy Dana : « Il n’y a pas d’urgence » (1mn17)

Dans cet établissement, il n’y a pas eu de cas de violence depuis quinze ans. Lorsqu’un patient quitte l’hôpital, il en sort pas « guéri » mais capable, en occupant ces différents lieux, de vivre avec sa folie. En lieu et place de l’inertie s’installe alors une dynamique.

N’est-ce pas la meilleure façon de dire que l’enfermement est tout, sauf une politique de santé ?

Photos Sophie Dufau


VOIR EN LIGNE : Médiapart
Publié sur OSI Bouaké le vendredi 15 octobre 2010

 

DANS LA MEME RUBRIQUE