Grotius - Sylvie Bodineau - 7 mars 2013 - De toutes les figures apparaissant de manière récurrente dans les conflits armés contemporains,
celle des enfants soldats a ceci de particulier qu’elle bouleverse les systèmes de représentation à tendance manichéenne qui sont à la base des droits de l’enfant et de l’intervention humanitaire, proposant un paradoxe déconcertant et quelque peu fascinant : des « méchants » (combattants armés à l’attitude menaçante, potentiels bourreaux sanguinaires avides de pouvoir et de richesses, à l’origine du chaos) qui s’avèrent être des « gentils »
(des enfants indubitablement immatures, portant des uniformes trop grands pour eux, habituellement considérés comme victimes souffrantes à sauver)
– et/ou vice-versa, des « gentils » qui s’avèrent être des « méchants ».
Mais dans le monde rassurant d’une intervention humanitaire à caractère universaliste et généreuse, le malaise se trouve vite apaisé par le fait que des programmes, ou plus précisément des acteurs spécialisés s’ingénient à
« réparer » cette anomalie, c’est-à-dire à « sauver les enfants »de leur situation de victimes – position dans laquelle ils sont d’emblée resitués pour justifier et permettre l’intervention.
Amplifiées par certains médias qui déclinent sous de nombreuses variations des photos de jeunes garçons armés à l’air menaçant malgré leur évidente immaturité, ces figures aussi caricaturales soient-elles d’un phénomène aux réalités infiniment plus complexes et diverses, ont-elles quelque chose à voir avec la vision qu’ont les intervenants de protection des enfants, ceux-là même en charge de « réparer » l’aberration et de « sauver les enfants » ?
Et si c’est le cas, même partiellement, quelles sont les implications sur les programmes et au final sur les bénéficiaires de telles interventions ?
Dans la lignée théorique de travaux anthropologiques contemporains sur l’intervention humanitaire et l’aide au développement (notamment ceux de Agier, Atlani-Duault, Fassin, Malkki, Olivier de Sardan, Saillant, Ticktin, Verna), mais aussi de ceux plus centrés sur les enfants et jeunes au cœur des conflits (Boyden, Cheney, Finnstrom, Hart, Read, Richards, Rosen,
Shepler, Tonheim, Utas), ce questionnement est au cœur de mes récentes recherches sur les représentations de l’enfance chez les acteurs humanitaires intervenant dans des programmes de protection des « enfants associés aux forces et groupes armés[1] » en RDC.
Représentations troublées entre puissance et vulnérabilité
Ce qui ressort en premier lieu est le fait que la protection des enfants associés aux forces et groupes armés s’inscrit pleinement dans les valeurs qui fondent l’intervention humanitaire consacrée par les droits humains
(c’est-à-dire une injonction morale d’intervenir en réponse aux souffrances) : humanisme, universalisme, compassion et générosité.
Cette justification résonne particulièrement bien avec les tendances du
« régime des droits de l’enfant »[2] à considérer la vulnérabilité comme caractéristique fondamentale de l’enfance du fait de l’immaturité des enfants : « l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale » (Convention des droits de l’enfant 1989, Préambule). Une des figures de l’enfance est ainsi constituée, celle de victime à protéger.
Les représentations des guerres-et surtout des guerres africaines-
comme illégitimes et immorales, viennent compléter cette figure, renforçant la victimisation des enfants en opérant un processus de dépolitisation et déculturation des protagonistes. Ainsi, l’évocation idéologique comme raison d’enrôlement volontaire, outre qu’elle est déconsidérée par l’incapacité supposée de discernement des enfants, est interprétée par les acteurs de protection comme le résultat d’une manipulation de la part des groupes armés, plutôt que comme potentiellement porteuse de sens dans l’histoire et donc dans l’avenir des enfants. Ce processus qui au niveau global invalide les motivations idéologiques d’enrôlement, rend improbable tout positionnement « politique » des enfants et d’une certaine manière les rend « sans voix ».
Enfin, la nature du contexte dans lequel s’inscrit le phénomène l’apparente à deux catégories de droits et l’expose à une dualité d’enjeux entre droits de l’enfant et droit dans la guerre ; dualité qui en cas de dilemme, ouvre la voix à une primauté des enjeux de paix et sécurité devant ceux de protection des enfants. Au travers de ces imbrications, des figures inattendues de l’enfance se dessinent alors : combattants potentiellement dangereux considérés comme parties prenantes du conflit et plus spécifiquement dans le cas des filles, invisibles épouses dépendantes de combattants, potentiellement complices. Faisant écho à ces figures globales plus « troubles » de l’enfance, du côté local, les représentations se concentrent sur la menace que constituent les enfants sortant de groupes armés, notamment lorsqu’ils se sont enrôlés volontairement, et qu’à leur retour, ils ne se conforment plus aux règles de l’ordre social établi. Se profile là une figure de l’enfance contaminée par la guerre (porteuse de maladies, détentrice de pouvoirs occultes et accoutumée à la violence) et potentiellement porteuse de désordre social.
Au final, la figure de l’enfant soldat se constitue donc comme un
« intolérable », soit du fait de l’association entre innocence et vulnérabilité de l’enfance et barbarie du monde militaire, soit du fait d’une contamination d’un monde extérieur menaçant au sein même des familles au moment du retour à la vie civile. Pour les acteurs du monde « global », cet intolérable accentue la justification d’une intervention de protection. Pour les populations locales,
il peut justifier la méfiance et le rejet des enfants et jeunes « démobilisés », ce qui complique d’autant la mise en œuvre de programmes d’appui à leur réinsertion.
Paradigmes d’intervention médicale et communautaire
Ces différents enjeux et représentations se traduisent et se négocient autour des pratiques. En résultent des politiques et programmes qui s’appliquent suivant différents paradigmes d’intervention parmi lesquels le paradigme médical et le paradigme communautaire sont les plus remarquables.
D’un côté, le paradigme médical accentue la figure des enfants comme victimes soumises à leur condition la plus grave de l’existence humaine,
celle associée par Agambenau zoë, ou vie nue[3] qui réduit le sujet à sa vie biologique. Ainsi, en « biologisant » ou « psychologisant » leur comportement considéré comme asocial et dangereux par une partie des communautés locales, il leur en ôte le sens. En les considérant individuellement, il les
« désocialise ». En se positionnant dans un impératif d’urgence de traitement des symptômes, il considère les populations locales comme inaptes à résoudre le problème, qui est alors géré dans une perspective à très court terme souvent insuffisante.
A l’opposé, le paradigme communautaire prête aux communautés une capacité d’autorégulation et d’intégration des enfants. Mais en minimisant l’affaiblissement des systèmes communautaires du fait du conflit,
en négligeant les besoins de médiation et d’accompagnement, et en ne se donnant pas l’opportunité de remettre en question l’ordre social intergénérationnel et inter-genres qui a bien souvent contribué à l’enrôlement des enfants, il échoue à leur trouver une place qui reconnaisse leur parole et leur compétence.
Au final, aucun de ces paradigmes n’attribue aux enfants une puissance d’agir qui soit positive, soit qu’elle soit par essence considérée comme inexistante, soit qu’elle soit traditionnellement interdite et vue comme une menace.
Pratiques et figures évolutives et alternatives
Pourtant, lorsqu’elles ont lieu, les « négociations » entre enjeux et représentations des intervenants et des bénéficiaires (notamment les enfants et leurs environnements), laissent transparaitre de nouvelles figures où les enfants ont un genre, jouent un rôle économique et portent la responsabilité de leurs actes. Dans ce sens, l’étude diachronique des politiques et des programmes, tout en confirmant une forte dépendance aux contextes sociopolitiques, montre une capacité des acteurs à tirer des leçons de l’expérience et à modifier leurs modes d’intervention en fonction des pratiques. Au travers des défis posés par la situation particulière des jeunes non scolarisables et des filles, et face à la difficulté de reproduire les interventions qui montrent des résultats positifs à grande échelle, apparaissent de nouvelles modalités d’intervention qui proposent des figures de l’enfance différentes de celles qui ont motivé la mobilisation des acteurs, et qui offrent d’autres perspectives sur les pratiques de protection de l’enfance contemporaines.
Rejoignant une perspective de justice sociale à plus long terme où les enfants seraient « sujets de droits » et non plus « objets de droits », apparait donc une autre vision où l’intervention ne serait pas justifiée seulement par la vulnérabilité comme « constituant identitaire » de l’enfance, mais par un droit humain, identique à celui des autres et une situation de vulnérabilité liée à l’environnement dans lequel les enfants évolueraient et qui les empêcherait de jouir de leurs droits. Ainsi se dessinerait une autre figure de l’enfance :
celle d’un acteur social à part entière au sein d’un environnement avec lequel il interagirait.
Il devient alors envisageable qu’en élargissant la figure de victimes des enfants, et en se centrant moins sur leur vulnérabilité, de même qu’en accordant plus de place au principe de participation, les acteurs soutiennent les enfants dans leur prise de parole et leur participation aux instances de décision à l’échelle de leur âge et des réalités du contexte dans lequel ils évoluent, et mettent ainsi l’emphase sur leur puissance d’agir. La pleine satisfaction des droits des enfants viendrait alors affirmer la légitimité d’une intervention. Dans ce sens, « l’approche-droits » ne serait plus seulement l’aune d’une protection standardisée, mais un vecteur d’empowerment rendant les enfants acteurs de leur réinsertion.
Cette démarche implique que les intervenants conçoivent leur raison d’agir autrement que comme sauveur -image induite par la figure de victime-,
et nous laisse entrevoir un mode d’interaction complexe et diversifié où la protection pourrait alors être envisagée comme un système, comme c’est le cas depuis quelques années pour un certain nombre d’organisations.
Sylvie Bodineau. Figures d’enfants soldats. Puissance et vulnérabilité. Collection Nord-Sud. Presses de l’Université Laval. 140 pages.
Paru en Novembre 2012 à Québec, distribué en France à partir de mi-avril 2013.
Notes
[1] « Enfants associés aux forces et groupes armés » est la terminologie terme la plus couramment utilisée par les intervenants de protection de l’enfance. Elle a été adoptée par l’ensemble des acteurs en RDC (Cadre Opérationnel Intérimaire pour la prévention, le retrait, et la réintégration des enfants associés aux forces et groupes armés. 2004). Elle comprend une acception plus large que celle d’« enfant soldat », désignant « toute personne âgée de moins de18 ans qui est ou a été recrutée ou employée par une force ou un groupe armé, quelque soit la fonction qu’elle y exerce. Il peut s’agir, notamment mais pas exclusivement, d’enfants, filles ou garçons, utilisé comme combattants, cuisiniers, porteurs, messagers, espions ou à des fins sexuelles. Le terme ne désigne pas seulement un enfant qui participe ou a participé directement à des hostilités » (Principes de Paris 2007)
[2]Utilisé par Vanessa Pupavac (2001), le concept de « régime des droits de l’enfant » englobe tant les fondements et énoncés que les discours et pratiques des droits de l’enfant.
[3] Pour poursuivre la réflexion de Foucault autour de la bio-politique, ainsi que celle de Hannah Arendt sur le pouvoir du totalitarisme sur les individus, Giorgio Agamben utilise le concept de zoë distinct du bios dans la langue grecque : « Les Grecs ne disposaient pas d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie. Ils se servaient de deux mots […] : zôê, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, qui indiquait la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe ». Agamben (1997)
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A propos de l’auteur
Sylvie Bodineau est anthropologue. Avec une formation de base en travail social, elle a acquis une expertise dans le domaine de la protection de l’enfance depuis plus de vingt ans, travaillant notamment pour les Nations unies et quelques grandes organisations non gouvernementales internationales en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique centrale. Elle intervient en République démocratique du Congo depuis 2002.
Elle est actuellement doctorante en anthropologie à l’Université Laval où elle poursuit ses recherches sur l’intervention humanitaire de protection des enfants soldats.