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« Probo Koala » : l’affréteur Trafigura pris à témoins



Libération - 18/05/2010 - Enquête par Sabine Cessou

A la veille d’un nouveau procès, les chauffeurs ivoiriens chargés de déverser le produit toxique qui a contaminé Abidjan en 2006 se dédisent et accusent.

L’affaire du Probo Koala devrait rebondir, demain à La Haye, grâce aux témoignages accablants recueillis par Greenpeace auprès des camionneurs ayant déversé les déchets de ce cargo à travers Abidjan, la capitale ivoirienne, le 19 août 2006. Devant la cour d’appel de La Haye, Greenpeace va demander des poursuites contre Trafigura, la société de négoce international qui avait affrété le cargo, pour les faits qui se sont déroulés aux Pays-Bas, mais aussi en Côte-d’Ivoire.

Menaces. Le navire avait fait escale dans le port d’Amsterdam en juillet 2006 pour déposer ses slops (résidus de pétrole s’accumulant au fond des cuves). La société de traitement des déchets du port les refuse, les jugeant trop toxiques. Le bateau est autorisé à repomper ses slops à bord et à quitter le port malgré les doutes émis par la société de traitement, et l’enquête ouverte par la police environnementale néerlandaise. C’est là qu’il décide de se rendre à Abidjan. Un procès doit s’ouvrir le 1er juin à Amsterdam contre toutes les parties ayant permis l’exportation illégale des déchets : Trafigura, mais aussi le capitaine du Probo Koala, la ville et le port d’Amsterdam. Greenpeace, engagé dans une enquête au long cours sur la toxicité des déchets et les méthodes peu scrupuleuses de Trafigura, va produire demain des témoignages centraux, dont Libération a obtenu copie. Ils proviennent de cinq chauffeurs de camion, d’un de leurs assistants et d’un revendeur de carburants, des ressortissants ivoiriens. Les camionneurs, embauchés pour faire disparaître le slop, étaient neuf au départ. Deux d’entre eux sont morts depuis, dont l’un au Mali, en 2008, où il avait tenté de se faire soigner pour des problèmes dermatologiques et respiratoires.

Les chauffeurs racontent avoir été approchés par Trafigura en 2008, avant le procès en dédommagement des 31 000 victimes ivoiriennes affectées par les déchets. Ce grand procès devait s’ouvrir le 6 octobre 2009 à Londres. Attirés par la promesse de toucher 150 millions de francs CFA (228 700 euros) chacun, ces camionneurs avaient accepté de faire de fausses déclarations aux avocats de Trafigura. Les documents, signés en février 2009 dans un hôtel d’Abidjan, affirment que les déchets n’étaient pas mortels. Or, le procès de Londres n’a jamais eu lieu : avant son ouverture, les avocats des victimes et Trafigura ont conclu un accord financier. Au lieu des millions attendus, les camionneurs ont perçu 400 000 francs CFA (600 euros) chacun.

Ecœurés, ils ont ensuite réfléchi. S’estimant doublement lésés, ayant perdu leur travail et été contraints de se cacher, sans pouvoir se rendre dans les dispensaires publics, à visage découvert, pour y être traités, ils ont changé d’avis. Et décidé, en mars, de contacter Greenpeace pour raconter une nouvelle version de leur histoire. Et ce, malgré les mises en garde des émissaires de Trafigura contre les « manipulations » de l’ONG, assorties de menaces. « Si je faisais des bêtises, je courais le risque de disparaître », raconte le principal témoin, qui se présente comme le porte-parole du groupe ayant été le seul à avoir fréquenté l’école.

Cet homme explique « se sentir responsable et avoir honte ». Il raconte le déversement du produit, « qui était comme du gazole, gluant avec une forte odeur d’ail, ou de piment rouge frit », en partie revendu par des petits trafiquants de carburant à des usines, une station-service et un garage. « En ouvrant la vanne de sécurité de mon camion, le produit me rongeait déjà la peau des doigts », témoigne un autre chauffeur. Le chef du groupe rappelle comment ces hommes se sont cachés pendant sept mois, après le déversement des déchets, pour échapper à la vindicte populaire : « Un apprenti a été battu à mort parce que son camion ressemblait à l’un des nôtres. […] Nos noms étaient connus, personne ne voulait nous donner du travail. »

Les chauffeurs ont d’abord été contactés séparément par des émissaires de Trafigura. Invité au Maroc, le chef du groupe a eu un premier entretien à Marrakech avec « des Blancs », les avocats de Trafigura. « Ils m’ont dit que j’avais le droit de tout dire, sauf que le produit était mortel. » Il persuade ses camarades d’accepter l’argent promis et de participer aux réunions suivantes, qui se déroulent à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, puis à Abidjan. « Ils n’arrêtaient pas d’affirmer que nous avions le droit de tout dire. Par contre, il nous était formellement interdit de dire que nous étions tombés malades à cause du produit, que le déversement avait coûté des vies, et que nous avions perçu de l’argent de Trafigura - sauf les frais de transport pour les rencontres. »

VERTIGES. Au total, huit rencontres ont eu lieu entre le porte-parole des camionneurs et Trafigura, pour élaborer des dépositions remplies d’omissions et d’inexactitudes. « Ils ne mentionnent pas le fait que je suis tombé malade, suite aux contacts avec le produit, déclare le camionneur principal. […] Ils ont ajouté qu’il y avait beaucoup d’eau dans le produit. Ce qui n’était pas vrai. »

Greenpeace va produire sept témoignages, recueillis entre avril et mai en Afrique de l’Ouest, et deux des fausses dépositions notariées faites à Trafigura. Les chauffeurs décrivent par le menu les malaises dont ils ont souffert après avoir transporté les déchets : boutons, démangeaisons, vertiges, migraines, ballonnements, ongles qui tombent et, pour l’un d’eux, mort de sa fillette, tandis que la femme d’un autre a fait une fausse couche. Ils réclament compensation, et la construction d’un hôpital en Côte-d’Ivoire, pour y être soignés.


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 22 mai 2010

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