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La différence des sexes démêlée



La Vie des idées - 27 juin - par Michal Raz -

Biologiste et militante féministe, Anne Fausto-Sterling mène depuis de nombreuses années une déconstruction de la différence des sexes. Cette œuvre dense et novatrice, enfin traduite en français, devenue une bible des études féministes de la biologie, n’a rien perdu de son caractère révolutionnaire.

  • Recensé : Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres  : La dualité des sexes à l’épreuve de la science , Editions La Découverte, 2012. 390 p., 32€.

Paru en anglais en 2000, Corps en tous genres nous fournit à la fois des clés conceptuelles et des exemples historiques précis pour argumenter contre toutes les théories du déterminisme biologique de la différence des sexes. Sa thèse principale en est « qu’apposer sur quelqu’un l’étiquette « homme » ou « femme » est une décision sociale. Le savoir scientifique peut nous aider à prendre cette décision, mais seules nos croyances sur le genre — et non la science — définissent le sexe » (p. 19). Une thèse que l’auteure étaye tout au long de l’ouvrage — dont chaque chapitre pourrait faire l’objet d’un livre à part — de la question de l’intersexuation (chapitres II, III et IV), à celle des études sur le cerveau (chapitre V) et à l’histoire des hormones dites « sexuelles » (chapitres VI, VII et VIII), montrant la façon dont la chimie devient sexuelle. Comment la culture devient une partie de la science ? est la question épistémologique qui traverse cette œuvre. Celle-ci réussit à démontrer que les faits scientifiques sur le corps sont produits par un processus liant à la fois la culture et la biologie.

Au delà de deux sexes

Le premier chapitre, en guise d’introduction, pose la problématique centrale du livre et les arguments centraux que l’auteure veut démontrer. Il s’agit de prouver, en s’appuyant essentiellement sur les cas d’intersexuation, que le sexe est loin d’être une donnée simple divisée en deux options exclusives : même pour le sexe et la sexualité « la différence est affaire de nuances » (p. 19), nuances que l’on a constamment essayé d’évacuer par une « police du sexe », aux ordres de la « politique du genre » (ibid.) agissant entre autres dans le monde sportif, afin de maintenir la bicatégorisation par sexe (il ne peut y avoir que d’hommes et de femmes...).

Or, ce ne sont pas seulement les policiers du genre qui sont en cause. À maintes reprises, des féministes s’intéressant au sexe dit social ont laissé en l’état les notions mêmes de sexe et de sexualité. Les mettre en question permet de faire apparaître des processus de normalisation des corps, notamment à travers la médecine, pour garantir la frontière exclusive entre les deux sexes. L’existence des individus intersexués aide à déconstruire cette frontière en révélant son arbitraire et ses fondements sociaux et culturels. Car les critères qui guident les médecins dans l’assignation de sexe à un bébé intersexué sont avant tout les capacités reproductives (pour une assignation « fille »), et la taille du pénis pour les « garçons ».

C’est grâce à ce travail qui rend visible la situation des intersexués, dès 1993 avec la publication « The Five Sexes », avant même la naissance du premier mouvement aux Etats Unis (l’ISNA), que les féministes ont pu s’accaparer de ce symbole de la politique du genre qui impose la binarité normative. Depuis les années 1990, les rapports de genre se transforment et transforment également la manière dont on conçoit la nature. En effet, « nous passons d’une ère de dimorphisme à une ère de variété au delà du chiffre deux » (p. 101).

Un autre outil fort à la déconstruction des prétendues « vérités » biologiques est l’historicisation des catégories du désir et l’apparition européenne relativement récente de la séparation entre individus homo- et hétérosexuels, débats et travaux qui sont ici synthétisés par l’auteure. La position critique ici n’est pas de prêcher un constructivisme relativiste, mais au contraire d’essayer de dépasser les dichotomies habituelles entre nature et culture, sexe et genre, réel et construit (les « dyades » de l’ouvrage), pour arguer que la sexualité est un fait somatique créé par un effet culturel puisque nos corps se construisent en se développant et en incorporant nos expériences vécues. En réalité, « le dualisme Sexe/Genre limite l’analyse féministe » (p. 40), parce qu’on garde la division réel/construit qui rend impossible une analyse socio-culturelle du corps. Les processus de développement et le passage nature/culture sont donc continus, et non pas dichotomiques (déterminisme biologique vs. influence de l’environnement), réflexion illustrée — comme dans maintes occasions heureuses dans l’ouvrage — par un dessin, un schéma métaphorique : la bande de Moebius.

Les chapitres II, III et IV retracent en détail l’histoire de l’intersexuation (appelée longtemps « hermaphrodisme »), de l’antiquité grecque au XXe siècle, pour infirmer l’idée qu’il n’existerait que deux sexes, et montrer que cette quasi-évidence est en réalité une idée culturelle euro-américaine et qu’il faudrait plutôt penser en termes de continuum sexuel ou de système pluripartite. Remettre en cause la conception du sexe ébranle l’un des éléments les plus solides de l’organisation sociale de la modernité. C’est pour cela que ces sociétés croient nécessaire de « corriger » les individus qui ne correspondent pas à l’idéal binaire homme/femme pour les rendre invisibles par la chirurgie et l’administration d’hormones.

En effet, depuis environ les années 1930, de nouvelles possibilités médicales s’affirment : supprimer chirurgicalement et hormonalement l’intersexualité ce que l’auteure appelle « l’âge de la conversion ». Le présupposé selon lequel il ne doit y avoir que deux sexes justifie la gestion médicale moderne des naissances intersexuées. En effet, depuis les années 1950, face au nouveau-né intersexué (environ 1,7 % des naissances selon Fausto-Sterling, chiffre sur lequel personne ne s’entend),les médecins, suivant les travaux du psychologue américain John Money et ses collègues (John et Joan Hampson), commencent à considérer que les éléments biologiques ne déterminent pas automatiquement le rôle de genre d’un enfant. C’est justement là, dans les laboratoires de psychologie des intersexués et transsexuels aux États-Unis, qu’est né le terme de genre, sans pourtant mettre en cause l’existence de seulement deux sexes. On voit dès lors se développer une uniformité dans l’approche et le traitement médical, le pédiatre apparaissant comme un sauveur pour prendre en charge le « problème » et proposer une vie « normale » le plus tôt possible à un enfant qui a une « anomalie », en effaçant de plus en plus l’idée d’une ambiguïté sexuelle possible.

Ces dernières décennies voient donc s’imposer des techniques de détection et de « correction » prénatales comme postnatales (on peut par exemple administrer à une femme enceinte une hormone qui vise à stopper la « virilisation » du fœtus dit féminin). Les médecins décrètent l’état d’urgence médicale et estiment devoir décider de l’intention de la nature en choisissant un sexe : on regarde les chromosomes, les gonades et les organes génitaux externes, et on essaie de prédire le développement ultérieur des organes génitaux (à la puberté...) selon des critères génétiques, mais aussi sociaux : préserver la fertilité, avoir un petit clitoris et un vagin ou pouvoir uriner debout, avoir un pénis de taille suffisante pour une pénétration vaginale (à la naissance, un bébé ayant un phallus de moins de 2cm est assigné au féminin).

Imposer une chirurgie génitale précoce (vaginoplastie, clitorectomie, phalloplastie etc.) pour une clarté anatomique est surtout importante pour les parents, pour croire à l’identité de genre de leur enfant. Auparavant, on cachait longtemps les informations aux patients dans une ambiance de secret qui s’est révélée désastreuse pour les individus.

Dans ce contexte, lorsque A. Fausto-Sterling a proposé, en 1993, un modèle de cinq sexes, il s’agissait d’une provocation et d’une plaisanterie qui a pourtant donné lieu à une controverse d’une grande ampleur : les résistances s’organisaient, tandis que les mouvements de personnes intersexes se développaient dans le monde entier. Son but était en réalité de remettre en cause les pratiques « de mutilation génitale » (p.104) sur les intersexués qui ne font que nuire aux individus. La chirurgie précoce cause en effet de grosses cicatrices, les multiples opérations suppriment souvent la possibilité d’orgasme, et ont un impact psychologique traumatisant. Ainsi, « le désir de la médecine de créer de bons organes génitaux pour empêcher la souffrance psychologique ne fait en somme que contribuer à celle-ci » (p.112).

Le sexe du cerveau

Le cinquième chapitre ouvre sur une autre critique de la science biologique, celle qui s’efforce de démontrer la différence sexuelle des cerveaux. A. Fausto-Sterling mène pour cela une étude méticuleuse des résultats scientifiques sur le fonctionnement cérébral et notamment l’histoire des débats autour du corps calleux (le paquet de fibres nerveuses qui relie les deux hémisphères du cerveau). La polémique éclate d’abord en 1992 avec une vague d’articles sur les « différences de genre et le cerveau » qui prétendent que les femmes auraient un corps calleux plus gros que les hommes. Cette différence serait le fondement de l’intuition féminine, opposée à la capacité masculine pour les tâches visio-spatiales. Dans la même veine, certaines études affirmaient que les hommes hétéro- et homosexuels diffèreraient aussi dans leurs capacités cognitives. Le corps calleux régulerait finalement chaque aspect du comportement humain : compétence, identité, préférence sexuelle etc.

L’auteure montre en quoi ces études, considérées comme sérieuses, sont en réalité fondées sur une idéologie. Par l’analyse approfondie des travaux scientifiques sur les différences selon le sexe, elle pose également des questions méthodologiques sur l’étude d’une différence relative, et montre qu’il n’y a toujours pas de consensus dans le champ scientifique lui-même : « les questions qu’étudient les chercheurs, leurs méthodologies et leurs associations avec d’autres ‘communautés persuasives’ reflètent toutes des présupposés culturels sur la signification du sujet étudié — en l’occurrence celle de la masculinité et de la féminité » (p. 167).

Comment les hormones prennent un genre

Les deux chapitres suivants se focalisent sur un autre domaine scientifique où la complexité du sexe fait douter de sa stabilité : les hormones. Comme dans les chapitres précédents, on peut lire une synthèse historique sur l’émergence des substances internes qu’on a décidé d’appeler hormones sexuelles au début du XXe siècle, alors qu’elles sont essentielles chez tous les individus et pour le corps tout entier. Cet âge d’or de l’endocrinologie, dans l’entre-deux-guerres, est retracé ici en détail pour illustrer la façon dont la chimie « imprègne le corps, de la tête aux pieds, de significations genrées » (p. 171). Elle montre les processus par lesquels un travail de recherche scientifique, ici autour des hormones, se lie historiquement à des enjeux politiques, autour de l’émancipation des femmes et des homosexuels : « les hormones, représentées sur le papier comme des formules chimiques neutres, allaient devenir des actrices majeures de la politique moderne du genre » (p. 196) où s’impliquent réformateurs, eugénistes, sexologues, médecins et féministes.

Ainsi, on cherchait à expliquer le comportement des suffragettes ou l’homosexualité par les substances hormonales du sexe conçu comme opposé. La naturalisation de la différence des sexes et de leur opposition prend un nouveau visage — celui de la chimie des gonades sexuelles. Ce changement n’allait pourtant pas de soi. Il fallait d’abord les purifier (isoler les substances), les mesurer, les standardiser (en lien avec les intérêts de l’industrie pharmaceutique), et enfin les nommer : c’est seulement dans les années 1930 qu’on commence à parler d’androgènes (« qui sert à créer l’homme ») et d’œstrogènes (en association avec la fonction reproductive), un choix évidemment social et politique.

Pourquoi ne pas les avoir appelés simplement « hormones stéroïdes » ? les considérer comme sexuelles est un obstacle épistémologique car on n’englobe pas ainsi toute leur action. C’est par « loyauté envers le système à deux genres » que certains refusent alors les preuves contre la dichotomie entre deux types d’hormones. De ce point de vue, le travail de Fausto-Sterling n’opère pas seulement une déconstruction et une critique, mais donne des outils, propose des solutions pour une nouvelle approche de la biologie qui laisse derrière elle le paradigme du dimorphisme sexuel.

Le dernier chapitre (IX), qui commence par un retour sur le parcours personnel de l’auteure, conclut l’ouvrage en déconstruisant encore scientifiquement les théories plus contemporaines prétendant trouver dans les gènes ou dans le cerveau le fondement si recherché de la différence des sexes et de sexualité. La plasticité du cerveau (qui se modifie suite à des interactions) mais aussi des organes génitaux, nous prouve que « l’environnement et le corps coproduisent le comportement » (p. 271). Le comportement genré et sa matérialisation sont donc le résultat de développements psychologique et physique dynamiques, des processus d’apprentissage et de socialisation qui commencent très tôt et donnent ainsi l’impression d’être la conséquence de prédispositions innées.

Ce travail illustre ainsi la force d’une perspective interdisciplinaire, issus d’une multiplicité d’expériences parfois contradictoires. Parlant depuis une double position, interne au champ scientifique (ici la biologie) et externe, à l’aide des outils des sciences sociales et des théories féministes, A. Fausto-Sterling ne caricature pas la production scientifique, elle en révèle les failles et les contradictions. Elle assume également une position quasi prophétique, révolutionnaire — pour un nouvel ordre du monde. L’« utopie multigenrée » (p. 134) de l’auteure, encore d’actualité, consiste en un « avenir où notre connaissance du corps nous aura conduits à résister à la surveillance médicale, où la science médicale aura été mise au service de la variabilité du genre, et où les genres se seront multipliés au-delà des limites actuellement imaginables » (p. 121) et ainsi, la notion même de différence de genre sera rendu impertinente. Mais la science est difficile à modifier car tout y est lié comme des nœuds de macramé : on peut pas défaire un seul nœud au milieu sans d’abord défaire tous les autres.


« Il n’existe pas 2 sexes (mâle et femelle) mais 48 »

Libération - 19/06/2013 - par Agnès Giard -

« Nous vivons dans une société qui fait comme s’il n’y avait que deux sexes, or il en existe 48, soit le continuum d’intersexe entre le pôle mâle et le pôle femelle. » Pour Eric Macé, sociologue et chercheur au CNRS, ce qui semblait jusqu’ici une évidence, c’est-à-dire la différence naturelle binaire entre mâle et femelle, est en train de voler en éclat. Pourquoi ?

Berlin, 19 août 2009, Championnats du monde, finale du 800 mètres « dames » : la Sud-Africaine Caster Semenya, 18 ans, accomplit un véritable exploit en courant la finale du 800 mètres féminin en 1 minute 55 secondes 45 centièmes. Sa victoire est de courte durée. À peine la course finie, le staff des équipes rivales et les journalistes sportifs accusent la championne d’être un homme. Les épaules de Caster Semenya sont trop larges, son bassin trop étroit, sa poitrine trop plate, ses maxillaires trop carrées… « trop », « trop », « trop »… pour être considérée comme une « authentique femme ». Le commentateur Mondenard déclare même sur Europe 1 « onze athlètes avaient une culotte et une seule avait un bermuda » [1]. Aurait-il fallu que Caster porte du maquillage ? L’athlète subit alors des examens sanguins, chromosomiques et gynécologiques. Coup de tonnerre. Il s’avère que Caster Semenya possède un appareil génital externe féminin et des testicules internes. Elle est intersexuelle. Elle ne le savait pas.

L’accès aux toilettes pour dames lui est interdit (alors qu’elle urine avec une vulve). La voilà suspendue. On l’accuse d’avoir sournoisement profité de son avantage génétique… Ce qui soulève toutes sortes de problèmes aux relents douteux. Faudrait-il organiser des Championnats en séparant les blancs des noirs sous prétexte que les noirs seraient avantagés sur le plan génétique ? Faudrait-il éliminer les championnes de course dont le taux de testostérone dépasse la moyenne, afin de rétablir l’équité ? Mais dans ce cas, ne s’agirait-il pas d’une discrimination ?

Le grand public lui-même s’émeut : « La règle qu’on nous a apprise à l’école : XY : un pénis et deux testicules, XX : un vagin et deux ovaires, c’est à peine si on nous avait parlé des exceptions », s’interroge un internaute. Le problème, justement, c’est que le fait même d’être sportif de haut niveau suppose l’exception. Une athlète ne peut pas avoir la silhouette de Marilyn Monroe. Au nom de quel « principe naturel » exiger que les coureuses soient des « vraies femmes », sachant que la nature les a dotées de caractéristiques morphologiques ou hormonales qui sortent de la norme ? Par ailleurs, que signifie être "une vraie femme" sur le plan biologique ?

« Les controverses soulevées par le test de féminité [2] ont ainsi contraint le milieu médico-sportif à prendre en compte les niveaux pluridimensionnels de l’identité sexuée et à s’interroger sur la définition de la « vraie femme » : définition impossible », affirme la chercheuse Anais Bohuon. Dans son livre Le Test de féminité dans les compétitions sportives, elle démontre avec justesse que sur le plan biologique séparer les dames des messieurs, ça n’est pas si simple que ça… Dès qu’on essaye d’appliquer des tests de féminité suivant des critères présentés comme objectifs, les résultats sont déconcertants. « Entre le sexe morphologique, le sexe chromosomique, le sexe génétique et le sexe endocrinien, on ne sait plus auquel se référer pour penser ce qui détermine l’assomption subjective du sexe », résume François Ansermet, psychiatre spécialiste de l’intersexuation [3]. Nous sommes tous et toutes porteurs/porteuses à la fois de caractéristiques mâles et femelles [4].

Les personnes qui, comme Caster Semenya, naissent pseudo-hermaphrodites nous obligent donc à revisiter cette question des catégories sexuelles avec des yeux nouveaux [5]. Caster fait en effet partie de cette portion non négligeable d’humains qui, à hauteur de 2%, constituent l’humanité et dont le nombre augmente… au fur et à mesure que les connaissances (et les tests) progressent. Il devient de plus en plus difficile de les reléguer au rang de simples erreurs biologiques. Car ce que les intersexuels représentent, c’est la pointe visible de cet iceberg qu’est l’hermaphrodisme fondamental des êtres humains. Eux, le sont de façon spectaculaire et leur ambiguité biologique s’accompagne de stérilité. Nous, nous le sommes de façon atténuée. Et -pour la grande majorité d’entre nous- nous pouvons nous reproduire. « Les cas d’intersexuation sont "pathologiques" par rapport à un "normal" défini par leur fonctionnalité reproductive, explique Eric Macé. Mais la plupart des cas d’intersexuation ne sont pas pathogènes, c’est-à-dire qu’ils ne nécessitent aucune thérapie (sauf certains types très particuliers) ».

Pour Eric Macé, l’ambiguité sexuelle ne devrait plus être classée dans la catégorie des maladies. « Certains cas, rares, peuvent entraîner la mort si ils ne sont pas traités médicalement. Mais la plupart des cas ne posent pas de problème médical. Donc le fait que les intersexuations soient considérées comme des pathologies relève plus d’un problème culturel. » Le problème date d’ailleurs du 18e siècle, ce qui est plutôt récent dans l’histoire de l’Occident. Jusqu’au 18e siècle, les hermaphrodites faisaient partie de la catégories des « monstres et merveilles ». Ils étaient considérés comme des curiosités « dans le cadre admis du désordre qu’étaient les foires foraines » ou les temples, donnés à voir comme les signes visibles d’une violation des normes sociales et religieuses. Au 18e siècle, les voilà qui deviennent des erreurs de la nature, dues à des anomalies dans le développement embryonnaire… Parallèlement, la notion de différence homme-femme (qui s’inscrivait jusqu’ici dans un cadre purement symbolique sous-tendu par la croyance en un ordre divin) bascule elle aussi dans le domaine des sciences, de la raison et des Lumières. Au cours du 19e siècle, avec les progrès de la biologie, les occidentaux établissent en vérité absolue l’idée que c’est la nature (et non plus Dieu) qui fonde la différence entre l’homme et la femme. La différence physiologique des sexes permet alors aux idéologues d’établir que la femme est « naturellement » femme et que ses dispositions proviennent nécessairement de la conformation de ses organes, de ses hormones, de ses gènes, etc.

Le problème, c’est que plus la science avance et plus les chercheurs tombent des nues. Non, les femmes ne sont pas physiologiquement prédisposées à la crise de nerfs ni à l’amour. On peut les laisser lire des romans ou conduire des avions, sans danger. Non, la masturbation n’entraîne pas la surdité ni l’anémie. Dès lors, pourquoi enfermer les « fricatrices » à l’hôpital Sainte Anne ? Non, l’homosexualité n’est pas une forme grave de dégénérescence héréditaire. La castration chimique dès lors ne s’impose plus. Non, les sadomasochistes ne sont pas des fous. Inutile de les interner. Au 19e siècle, de nombreuses pratiques, de nombreux désirs avaient été constitués en maladie. Au 20e siècle, progressivement, les médecins sont obligés de réviser sans cesse les nomenclatures internationales que sont le Manuel Diagnostique et Statistiques des troubles mentaux (ou DSM) de l’American Psychiatric Association et la Classification Internationale des Maladies de l’Organisation mondiale de la santé. Ce qui semblait évident il y a 100 ans ne l’est plus aujourd’hui. Alors pourquoi ne pas envisager l’idée que nos certitudes actuelles reposent aussi sur des préjugés ?

Nos certitudes actuelles c’est qu’il y a seulement deux sexes, et qu’entre les deux se trouvent des ratés. Ce que les chercheurs découvrent c’est qu’il a deux pôles, entre lesquels se déploie un large spectre d’individus dont le développement —lors du processus de différenciation sexuelle de l’embryogenèse—s’est effectué suivant d’infinies variations… Dans les années 50, Alfred Kinsey (fondateur de la sexologie) disait que l’hétérosexuel 100% hétérosexuel constituait une infime minorité par rapport aux personnes qui, dans leur enfance et leur adolescence, ont découvert la sexualité avec des camarades du même sexe… Les premiers émois… Maintenant, les biologistes disent à peu près la même chose du sexe : il n’est pas "pur". Le mâle 100% est aussi rare que la femelle 100%. En réalité, nous serions tous à hauteur de 10, 20, 30 ou 40% constitué par des marqueurs biologiques de l’autre sexe. Voilà pourquoi il serait temps d’accepter de compter au-delà de deux. « Il n’existe pas 2 sexes (mâle et femelle) mais 48 », explique Eric Macé. C’est à dire le sexe mâle, le sexe femelle et 46 autres sexes correspondant aux variables répertoriées par la médecine. « Le nombre de 46 est approximatif, tout dépend ce que l’on compte et comment l’on compte. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au sens biologique ce que l’on désigne par le "sexe" est le produit d’une sexuation du corps au cours de l’embryogenèse, qui associe de nombreux mécanismes chromosomiques et hormonaux et qui a pour effet la production de nombreux types de sexe : des sexes entièrement mâle, des sexes entièrement femelle et des sexes à la fois mâle et femelle (entre 0,8 et 2% des naissances). On peut résumer ainsi : il existe 2 + X sexes. Si on compte les 5 grandes familles d’intersexuation (classification des "Disorders of Sex Developement" - DSD), cela fait 2 + 5 = 7 sexes ; si on compte les sous-catégories cela fait 2 + 10 = 12 sexes ; et si on compte les variantes, cela peut monter à beaucoup plus, disons 2 + 46 = 48 sexes ». Mais, bien sûr, ce n’est qu’une classification temporaire. Demain, les chiffres auront probablement augmenté parce qu’à travers le monde des centaines de chercheur ont le nez collé sur des scans de cerveaux et des échantillons de glande, obsédés par l’idée qu’il faut comprendre pourquoi les hommes et les femmes semblent si proches quoique si lointains.

Lire : « Comprendre les relations entre sexe et genre à partir de l’intersexuation : la nature et la médicalisation en question », par Eric Macé, dans Médecine, santé et sciences humaines, dirigé par Jean-Marc Mouillie, Céline Lefève et Laurent Visier, Paris, Les Belles Lettres, 2011, (612-619).

Et aussi : Le Test de féminité dans les compétitions sportives Une histoire classée X ?, d’Anais Bohuon, éd. IXe, 2012.

Et pour en savoir plus sur pourquoi biologiquement c’est moins évident qu’il ne parait de séparer les mâles des femelles : Anne Fausto Sterling, biologiste, a publié (en 2000 en Anglais) "Les 5 sexes" (traduit en Français chez Payot) et "Corps en tous genres ; la dualité des sexes à l’épreuve de la science" .


Intersexe : un corps peut en cacher une paire

Libération - 17/06/2013 - par Agnès Giard -

Justine est une grande belle fille. Taille fine. Seins en poire. A 16 ans, comme elle n’a toujours pas ses règles, ses parents l’emmènent voir une gynécologue, qui place le spéculum, l’écarte et regarde. Le vagin rudimentaire n’est qu’un trompe-l’oeil qui cache… des testicules invisibles. Ce jour-là, la vie de Justine est brisée. Elle apprend qu’elle n’est ni mâle, ni femelle. Quelque chose d’autre, mais quoi ?

Un jour, comme des dizaines de filles chaque année, Justine apprend qu’elle n’a pas d’utérus. Son vagin est trop court pour pouvoir faire l’amour. Elle est XY et porte des testicules féminisés, cachés à l’intérieur de l’abdomen. Justine a l’impression de devenir folle. « Elle n’a plus de point d’ancrage, ni dans son corps, ni dans son monde. Elle devra être opérée. Une ablation des testicules est réalisée pour un risque de dégénérescence néoplasique. Une plastie du vagin avec un fragment d’intestin est programmée afin de lui permettre d’avoir des relations sexuelles. Cependant, elle n’échappera pas à la stérilité. Elle ne sera jamais mère. Sa mère ne sera jamais grand-mère. Son père ne deviendra pas grand-père. Toutes ces informations affluent. Peut-être même qu’un médecin, comme je l’ai déjà entendu, pris par ce qu’il suppose, dans sa logique, être la vérité, sera-il amené à lui dire un jour : « Mademoiselle, il faut que vous le sachiez : en fait, vous êtes un homme ! ».

Justine vit un traumatisme majeur, celui du désaveu de son sexe par la médecine. Il lui semble que la réalité s’est mise à délirer. Son corps n’est plus ce qu’elle en connaissait jusque-là. Ce qu’elle croyait être n’était qu’illusion, fausseté, mensonge. Elle ne sait que faire des informations qui lui sont données. Le langage, avec tous ses systèmes d’opposition, lui apparaît soudain arbitraire, trompeur. A quoi peut-elle se fier ? L’Autre ne tient plus. Même le système de la langue lui apparaît insensé. Prise de vertige face à elle-même, elle ne sait plus ce que parler veut dire. Elle reste sidérée ». Dans un article intitulé Clinique de l’ambiguité génitale chez l’enfant [6], le professeur François Ansermet évoque le traumatisme vécu par ces enfants qui naissent pseudo-hermaphrodites. Il existerait entre 1 et 2% de personnes comme Justine, dont les médecins sont incapables de dire s’il s’agit plutôt de mâles ou de femelles. Ces personnes sont entre les deux, et c’est pourquoi on les appelle des « intersexuels ». « Par « intersexualité », on comprend une situation dans laquelle le sexe d’une personne ne peut pas être déterminé de façon univoque sur le plan biologique. Cela veut dire que le développement sexuel chromosomique, gonadique et anatomique suit une trajectoire atypique et que les marqueurs de la différenciation sexuelle ne sont pas tous clairement masculins ou féminins. Le génotype (composition génétique) ne correspond ainsi pas au phénotype (apparence physique). Le phénotype lui-même ne peut pas toujours être clairement associé au sexe féminin ou masculin » [7].

Trouble ou variation ?

Ces cas d’intersexualité peuvent être diagnostiqués au stade prénatal, après la naissance, à la puberté ou même à l’âge adulte. Dans le contexte clinique, ces cas sont qualifiés de « troubles du développement sexuel » (disorder of sex development, DSD). Mais aux mots « trouble » ou « désordre » —qui supposent l’existence d’une infirmité congénitale—, un nombre croissant de médecins préfère l’expression « variation » afin de faire passer le message : il n’y a pas que des mâles et des femelles sur terre. Il y a aussi des humains qui naissent ambigus. S’agit-il pour autant de malades ? Non. Beaucoup sont en bonne santé. « Certaines formes de DSD ont des complications qui requièrent des mesures médicales, car elles peuvent représenter un risque vital (insuffisance surrénalienne ou perte de sel, par exemple) ou être associées à un risque accru de cancer », précise le médecin Susanne Brauer [8], mais elle réfute l’idée qu’il faille « soigner » ou « guérir » les intersexuels : « Les cas de DSD ne correspondent pas tous à un « trouble » pouvant être qualifié de maladie. Au contraire, ils représentent parfois des variations par rapport à la norme de la différenciation sexuelle qui ne requièrent pas de traitement médical ». Si les intersexuels souffrent, ce n’est donc pas en raison de leurs anomalies physiologiques. C’est parce qu’ils n’ont pas le droit d’exister sur le plan légal.

Voilà la cause principale de leur maux : depuis le 19e siècle, en Occident, les intersexuels sont interdits par la loi. Immédiatement après sa naissance, le sexe de l’enfant doit être précisé dans l’acte de naissance. Le système juridique n’admettant l’existence que de deux sexes —mâle et femelle— cela force les médecins et les parents à choisir, même lorsque le sexe du bébé ne peut pas être déterminé. Souvent le pénis est atrophié. Souvent, on choisit le sexe femelle, parce qu’il est plus facile de « corriger » l’anatomie d’un enfant dans ce sens. Depuis les années 60, il est en effet courant de pratiquer la castration. Et tant pis si l’enfant en grandissant se définit comme garçon… « Jusqu’à récemment, au nom du bien de l’enfant, des opérations d’assignation sexuelle ont été pratiquées sur des nourrissons et de petits enfants qui étaient pourtant en bonne santé, explique Susanne Brauer. De telles interventions sont irréversibles et peuvent lourdement affecter la vie des personnes concernées, par exemple, si le sexe médicalement assigné s’avère ne pas correspondre à l’identité sexuelle perçue par la personne elle-même ».

Droit à l’autodétermination

En clair, résume Susanne Brauer : « Il existe un risque de constater a posteriori que les droits des enfants à l’autodétermination et à leur intégrité physique et psychique, c’est-à-dire les droits fondamentaux de leur personne, n’ont pas été respectés. Il faut donc examiner attentivement si, et le cas échéant dans quelles circonstances, la référence au bien de l’enfant est de nature à justifier ces opérations irréversibles. » Puisqu’il est impossible de savoir quelle identité l’enfant aura, mieux vaut s’abstenir de décider à sa place. Quand il sera en âge de prendre position, alors il choisira (ou non) l’anatomie qui lui correspond. S’il préfère ne pas choisir, afin de garder intact ce corps reçu à la naissance, pourquoi ne pas respecter son choix ? Oblige-t-on les albinos à se faire des greffes de peau noire sous prétexte qu’ils ne sont pas conformes aux standards ? Stérilise-t-on les Bretons de force sous prétexte que 25% d’entre eux sont affectés par l’hémochromatose héréditaire de mutation ? Le 31 août 2012, la Commission d’éthique sur la médecine humaine à laquelle participe Madame Brauer recommande au gouvernement suisse d’introduire dans le registre d’état civil une catégorie supplémentaire : « autre ». Et surtout d’arrêter la boucherie.

Signe des temps : la Suisse n’est pas le seul pays qui envisage d’ajouter une case Neutre à côté des cases Homme ou Femme… Le 31 mai, la justice australienne a permis à un eunuque, Norrie May-Welby, de faire disparaître toute mention de sexe sur son état civil. En 2011, l’Argentine a autorisé les individus à changer leur état civil sans avoir à apporter la preuve que leurs organes sexuels (mâle, femelle, autre) correspondaient à leur genre (masculin, féminin). En 2011 également, le Népal proposait une case « troisième sexe » dans ses recensements… Pourquoi ce changement de moeurs tout à coup ? Serait-ce que de puissants lobbys d’intersexuels parviennent à faire reconnaître leur cause ? Ou que des découvertes en matière d’embyogenèse aient modifié le regard que les médecins portaient jusqu’ici sur les "variations" ?

La réponse dans deux jours.


[1] « Les onze autres finalistes ont un morphotype féminin de coureuse de 800 mètres, elles ont des épaules étroites, on voit leurs clavicules, elles ont un bassin un peu plus large [...]. En revanche, quand la Sud-Africaine court, elle a des épaules de déménageur, un bassin étroit....D’ailleurs, ça c’est vraiment anecdotique, mais si on a regardé la finale du 800 mètres on a pu voir que onze athlètes avaient une culotte et une seule avait un bermuda » (Mondenard, sur Europe 1, le 20 août 2009, cité par Anais Bohuon, dans son ouvrage Le Test de féminité dans les compétitions sportives Une histoire classée X ?, éd. IXe).

[2] Lorsqu’en 1966 la Fédération Internationale d’Athlétisme instaure le test de féminité (afin d’éviter que des trans infiltrent frauduleusement les compétitions réservées aux dames), elle met en place un système de contrôle qui a tout l’air d’être un cordon de sécurité. Les athlètes femmes sont priées de ne pas avoir un taux de testostérone qui concurencerait celui des hommes. Autrement dit : "Restez des femmes normales et laissez-nous être des surhommes".

[3] Source : "Clinique de l’ambiguïté génitale chez l’enfant", Psychothérapies 2005/3, Vol. 25, p. 165-172.

[4] On le savait depuis au moins le début du 20e siècle. Freud lui-même, pourtant si regardant en matière de normes, l’énonçait déjà en 1905 : « Un certain degré d’hermaphrodisme anatomique appartient en effet à la norme ; chez tout individu mâle ou femelle normalement constitué, on trouve des vestiges de l’appareil de l’autre sexe, qui, privés de toute fonction, subsistent en tant qu’organes rudimentaires ou qui ont même été transformés pour assumer d’autres fonctions ».

[5] « L’histoire du test de féminité est celle d’une procédure inventée pour justifier des exclusions, sans que jamais les autorités médicales et sportives interrogent le bien-fondé des représentations de la féminité. Aujourd’hui, elles sont directement confrontées aux problèmes que soulève la bicatégorisation sexuée, problèmes qu’elles avaient, jusqu’à aujourd’hui, pu évacuer. Il n’est plus plus possible, désormais, d’étouffer ces affaires. Le grand public est informé et la question est posée publiquement : que faire des athlètes ne répondant pas aux normes traditionnelles qui président à la stricte répartition des êtres humains entre deux groupes de sexe ? Peut-on se contenter de les proscrire des arènes sportives ? ». (Anais Bohuon, Le Test de féminité dans les compétitions sportives Une histoire classée X ?).

[6] Source : "Clinique de l’ambiguïté génitale chez l’enfant", Psychothérapies 2005/3, Vol. 25, p. 165-172.

[7] Source : Rapport de la Commission d’éthique sur la médecine humaine, rédigé en août 2012 en Suisse sur la question de l’intersexualité. Rédactrice : Susanne Brauer. En téléchargement ici.

[8] Source : Rapport de la Commission d’éthique sur la médecine humaine, rédigé en août 2012 en Suisse sur la question de l’intersexualité. Rédactrice : Susanne Brauer. En téléchargement ici.


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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 28 juin 2013



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