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Jean-Damascène Habarurema, sa vie est un marathon



Le Journal du Dimanche - 17 août 2014 - Stéphane Colineau, envoyé spécial à Zurich (Suisse) -

Le coureur français Jean-Damascène Habarurema a survécu au génocide au Rwanda. Ancien séminariste, il va soutenir, à 37 ans, une thèse de philosophie.

Avant ses 13 ans, Jean-Damascène Habarurema n’avait jamais possédé de chaussures. Avant ses 27 ans, il ne s’était jamais exercé à la course à pied. À 37 ans, il a pris dimanche matin le départ du marathon aux championnats d’Europe, le deuxième de son existence, après celui de Berlin en septembre 2013, bouclé en 2 h 12’ 40 (13e). Sur le parcours sélectif de ­Zurich, il peut lorgner la dixième place.

Qualifier ce champion d’atypique relève de la litote. Dès son premier semi-marathon, remporté en 2005 à Longeville-sur-Mer (Vendée), il donne la mesure de sa singularité. Alors qu’il mène la course aux côtés d’un autre concurrent, il aperçoit, au 13e km, une enfant en pleurs. Le petit homme au crâne et au visage lisses s’arrête pour la consoler. "Elle a souri. J’ai pu remonter, mais mes entraîneurs m’ont dit de ne pas recommencer." Si l’occasion se représentait ? "Je le referais", concède-t-il.

Autre conseil appuyé de son entourage : ne plus accepter de finir main dans la main avec ses compagnons d’échappée. "Je l’ai fait deux fois. Mais on vit dans une culture ­dominée par l’élitisme : je te reconnais si tu gagnes. Est-ce vraiment ce que je veux ?" Poser la question, c’est déjà y répondre.

"Je suis français, rwandais, noir"

Jean-Damascène Habarurema est un homme très pieux. Dans sa langue natale, son nom signifie "Dieu Seul". Son prénom se rapporte à Jean, évangélisateur de Damas. Natif de Boutare, au sud du Rwanda, d’une mère hutue et d’un père tutsi, il a survécu au génocide de 1994. Son père et ses neuf frères et sœurs ont été massacrés. De cette enfance marquée par l’horreur et la pauvreté, il rechigne à parler. "Quand je suis arrivé en France, on réclamait mon témoignage. Je n’y arrivais pas. Aujourd’hui que je pourrais parler, on me demande de me taire, sous prétexte que je chercherais à me victimiser. Ces jugements me perturbent énormément. Je ne devrais parler que de sport ? Mon histoire, c’est aussi le Rwanda. Je suis français, rwandais, noir."

À peine sorti de l’adolescence, il quitte l’Afrique sous l’aile de religieux. Il étudie au séminaire en Inde, en Thaïlande, en Italie. Jeune frère, il suit sa communauté à Angers, en 2003. Il ne parle pas un mot de français, qu’il maîtrise aujourd’hui à la perfection, de sa douce voix d’homme d’église. Il s’exprime dans six autres langues, celles des pays traversés, mais aussi la langue des signes.

La découverte de l’Europe est un choc. "Je suis arrivé à l’aéroport d’Amsterdam. Le tapis roulant m’a surpris, je suis tombé. Même si je portais une cravate, personne ne m’a regardé. J’étais Noir, je ne parlais par leur langue. J’ai compris que je commençais une autre vie, où je devrais me débrouiller. En Afrique, l’inconnu provoque la curiosité. En Europe, la peur."

Ses premiers pas à l’université catholique d’Angers, où il décrochera un master de Sciences de l’éducation, sont dans la même veine. Pour fuir la déprime qui le guette, il commence "à trottiner". Une rencontre le mène vers un club. Son gabarit (1,66 m, 53 kg) et ses capacités physiologiques le propulsent dans les pas des meilleurs dès ses premières courses, fin 2003.

Au même titre que ses heures quotidiennes de lecture de Saint-Augustin ou de la Bible, le sport sert une quête d’identité obsessionnelle. Il en a fait le sujet d’une thèse de philosophie, qu’il espère soutenir cette année : "Penser la reconnaissance au miroir de l’identité." "Quand je suis retourné au Rwanda, je ne savais sais pas où me mettre lors des commémorations du génocide. Avec les Tutsies ou les Hutus ? Quand je rentre en France, parfois je deviens Noir alors que je devrais être d’abord Français. Où est ma place ?"

Sa naturalisation lui ouvre les portes de l’équipe de France Il raconte cette anecdote, tirée d’une intervention dans un collège. "Une enfant me dit : "Vous, les Noirs, vous courez vite." Je lui ai répondu : que tu sois noire ou pas, lève-toi à 5 h du matin et cours. Seul le travail paie." Comme les Kenyans, il s’avoue poussé par la nécessité économique. Depuis 2005, il ne vit plus à l’abri de sa communauté. Ses perpétuelles interrogations l’ont poussé à en partir, peu avant d’être ordonné prêtre. Il est aujourd’hui surveillant d’internat. "Mais mes moyens ne me permettent pas vraiment de vivre." Il écume donc les primes des cross et les courses sur route. Son record sur semi-marathon : 1 h 03’35. En juin 2012, sa naturalisation lui ouvre les portes de l’équipe de France.

C’est naturellement à travers le prisme identitaire qu’il raconte ses premiers pas avec les Bleus en Suisse. "J’ai d’abord croisé Pascal Martinot-Lagarde. Je l’avais vu à la télé, lui ne me connaissait pas. Mais il a vu mon survêtement de l’équipe de France et m’a dit "Bonjour, ça va, tu es prêt ?" Je n’ai pas eu besoin de chercher ma place. Elle était déjà là."

Peu après, le marathonien assiste à un discours de motivation, forcément tourné vers la performance. "Je m’y suis retrouvé, assure-t-il néanmoins. Le DTN Ghani Yalouz a dit : "Je veux des sourires." Cela m’a fait penser à un philosophe, Fabrice Hadjaj, qui dit qu’il préfère des messagers que des messages et les visages aux idées. Je cours pour les rencontres. Je cours pour voir ces visages, que je ne verrais pas en restant à Angers."

"Il soude le collectif" Son manager en équipe de France, Jean-François Pontier, jusque-là en retrait, s’approche pour suivre la discussion. Il est un fan absolu. "Jean-Damascène est ma rencontre la plus exceptionnelle en 35 ans de carrière. En plus, il soude le collectif. Les autres se retrouvent dans ce qu’il dit, aiment sa façon différente d’exprimer les choses."

Les deux hommes ont de longs échanges. Le pardon est leur thème de prédilection. Au détour d’une question sur le sujet, Jean-Damascène nous lance soudain : "Quand je suis allé au Rwanda, je suis allé voir en prison l’homme qui avait tué ma sœur avec une machette. C’était un ancien voisin. La première chose qu’il m’a dit était : "Peux-tu m’aider ? Ma famille n’a rien à manger." Il se tait longuement. Ses yeux s’embuent. Jean-François Pontier s’approche et intervient : "Finis. Ça te fera du bien." Alors, Jean-Damascène reprend : "Je lui ai donné 50 euros. J’avais vraiment envie de le faire."

Quelques minutes plus tard, Jean-François Pontier confiera : "Jean a déjà fait beaucoup de chemin. Mais le plus dur reste peut-être à accomplir."


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Publié sur OSI Bouaké le lundi 18 août 2014



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