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Au centre de rétention administrative, une parodie de justice pour les étrangers enfermés



Basta , Cloé Chastel - 20 décembre 2016 - Il y a, en France, des dizaines de Centre de rétention administrative, plus communément appelés « CRA ». On y enferme les étrangers « en situation irrégulière » le temps qu’ils soient jugés, puis renvoyés dans leur pays ou relâchés. Celui de Coquelles est à quelques kilomètres de Calais, près de l’entrée du tunnel sous la Manche. « Le CRA, c’est le nom prononcé avec angoisse comme résultat de l’action policière à Calais, de ces contrôles au faciès qui ont explosé dans la ville depuis le démantèlement du camp », témoigne Cloé. Cette dernière, qui travaille à Calais, a décidé d’assister à une journée d’audience dans un CRA, devant le juge des libertés et de la détention, qui décide de maintenir ou non les personnes enfermées. Voici son récit.

« Vous venez pour l’audience ? » A la porte métallique, un policier à l’air suspicieux m’ouvre, puis me fouille devant tout le monde dans la minuscule salle sans fenêtres. Les accusés, assis sur le premier banc, patientent déjà depuis de longues minutes. Les policiers installés le long du mur discutent nonchalamment. Il y en a un pour chaque accusé. Pas grand-monde dans la salle, si ce n’est les traducteurs, un ou deux associatifs, et moi.

Les avocats arrivent, en retard. Une grande dame pose son sac bruyamment, claque ses talons hauts, rejette ses longs cheveux derrière son épaule, s’empare des dossiers et commence à les feuilleter, à tourner les pages une à une très vite, à reposer un dossier pour s’emparer d’un autre. Pas un regard pour les accusés dont elle examine les dossiers. Ils sont pourtant assis juste derrière elle, immobiles, la regardant avec angoisse. Elle discute avec l’avocat de la préfecture – en voilà un beau métier, avocat de la préfecture – rit, hausse les sourcils, se rassoit.

A l’audience, les avocats découvrent les dossiers

Les deux avocats sont assis autour d’une table ovale, tournant le dos à la salle. Le public n’entend pas grand-chose de ce qui se dit, car ils n’ont pas de micro. Il faut s’avancer et tendre l’oreille. A voir la manière dont ils ouvrent les dossiers, on comprend que c’est la première fois qu’ils les découvrent. Qu’ils n’ont jamais rencontré les prévenus qu’ils vont pourtant bientôt défendre.

La juge fait alors son entrée, une dame blonde aux lunettes violettes. « Bon, par quoi on commence ? » Moi qui m’attendais à une entrée en matière au style juridique, avec habit, marteau et autres attributs, je suis déçue. Derrière, le demi-buste blanchâtre de Marianne, suspendu au mur tout aussi blanc, indique seul que la justice d’État se rend ici.

La juge a des habits de ville, et on dirait qu’elle s’installe à une table de cafétéria. Elle relève qu’il y a un souci dans l’ordre de passage. Comme on est lundi, certains ont attendu leur audience tout le week-end. Ils passeront par grappes de quatre. Le temps de se mettre d’accord sur la procédure, il est déjà 11 heures.

« Il est bon pour l’HP celui-là »

Le premier dossier concerne un monsieur soudanais. Il se lève, accompagné d’une traductrice. S’assoit. « On enlève ça, d’abord, dit la juge avec un geste de la main qui ressemble à celui qu’on fait pour éloigner un moustique, en parlant de son bonnet. Avant de reprendre :

– Vous avez été arrêté vendredi soir à 19 heures ? – Oui madame. – Vous n’avez pas fait de demande d’asile en France ? – Non madame. Pas encore. Mais je souhaite la faire. Si ça marche, je resterai ici. Si ça ne marche pas, je rentrerai dans mon pays. – Pourquoi vous ne l’avez pas faite avant ?, attaque la juge d’un ton sec. – Parce qu’Obama est venu dans la jungle, et m’a invité à venir aux États-Unis.

La juge hausse les sourcils, soulève légèrement ses lunettes violettes : « Vous avez rencontré M. Obama. » Et, à peine moins fort : « Il est bon pour l’HP, celui-là. » L’avocat du prévenu demande très sérieusement à celui-ci s’il a déjeuné avec M. Obama, et dans quelle langue ils ont parlé.

Chuchotement entre prévenu et traductrice. Puis elle relève la tête. « Non monsieur, ils n’ont pas déjeuné ensemble. Ils ont discuté en arabe. Il lui a dit qu’il pourrait venir aux États-Unis faire ses études. Mais là, monsieur est décidé à demander l’asile en France. »

– Pourquoi il ne l’a pas fait avant ? Lorsqu’il arrive au CRA, il a 48 heures pour faire sa demande auprès des associations présentes. Après, c’est trop tard. Il est arrivé vendredi, on est lundi. – Si je peux me permettre… ose l’avocat du prévenu. Les associations ne sont pas là le week-end. Elles ne peuvent pas l’aider à déposer sa demande d’asile. On ne peut donc considérer qu’il a pu la faire. – Oui, enfin bon, répond l’avocat de la préfecture. On l’a informé de ses droits, la loi c’est la loi. – Oui, mais le week-end, c’est le week-end.

Ça, c’est de l’éloquence. Dire que ces gars-là ont sûrement passé des heures en cours d’art oratoire, tout ça pour se demander si on peut considérer que le week-end dure vraiment 48 heures. Ça vole haut dans la justice française. La juge a donc une décision importante à prendre. Elle décide finalement de le laisser plus longuement en rétention, et puis on verra bien ce qu’il se passe.

Six minutes montre en main

Montre en main, l’audience a duré six minutes. Sur le fait qu’il lui faudrait peut-être un psychologue, rien du tout. Je me demande s’il s’est ouvertement moqué d’eux, comme un ultime geste de dédain envers les fonctionnaires d’État qui prétendent l’enfermer, ou s’il a vraiment cru voir Obama dans la « jungle ».

Un monsieur vietnamien arrive maintenant. Traductrice à ses côtés, qui semble l’encourager à parler. Lui a le corps totalement crispé, sa voix tremble.

– Vous voulez allez en Angleterre ? – Oui madame. – Vous êtes conscients que l’Angleterre ne veut pas de vous ? – Oui madame. – Que l’on va vous renvoyer chez vous ? – Oui madame. – Vous êtes d’accord pour rentrer ? – Oui madame. – Vous vouliez travailler en Angleterre ? – Oui madame. – Quel est votre métier ? – (hésitation) Tout madame, je peux tout faire. – Vous allez prendre le prochain vol pour le Vietnam. Vous êtes d’accord ? – Oui madame.

Je ne sais pas si c’est une peur toute asiatique d’être en désaccord avec l’autorité, ou s’il était vraiment content de rentrer. Impossible à savoir, et d’ailleurs la juge n’a pas vraiment cherché à le savoir, ce n’est pas son boulot. S’il voulait faire d’autres démarches, il fallait y penser avant. Cette audience, c’est le dernier recours. Ensuite, c’est l’avion ou le relâchement. Enfin, il paraît qu’ils peuvent faire appel, mais on oublie soigneusement de les en informer. L’avocat a essayé d’intervenir à plusieurs reprises. La juge a balayé ses interventions d’un revers de la main, disant que de toute façon, il n’y a plus rien à espérer pour le prévenu.

Comme un jeu où il n’y a plus de suspens

Pour les suivants, des Albanais, elle n’a même pas pris la peine de décliner leur identité. Simplement, d’une voix monocorde, les horaires des vols au départ de Beauvais durant les prochains jours. C’est comme un jeu où il n’y a plus de suspens, où chacun joue fidèlement son rôle en feignant d’oublier l’absurdité de ces déplacements forcés. Ceux qui renvoient comme ceux qui se sont fait prendre, tous acceptent les règles du jeu le jour de l’audience. Les seconds savent qu’ils reviendront. Ils réussiront peut-être à passer la deuxième fois, ou alors se feront prendre encore, se retrouveront dans cette salle obscure où un juge fatigué leur répétera que le territoire leur est interdit et les renverra chez eux. Et ils recommenceront, jusqu’à épuisement. Quel autre choix ? La justice ne peut pas lutter contre la géopolitique.

Il n’y aurait jamais eu autant de mépris dans la voix de la juge s’ils étaient français. En ayant parlé avec des collègues qui avaient assisté à des audiences d’autres tribunaux, un tel déroulement est normalement impensable : ne pas laisser l’avocat s’exprimer ; ne pas tout traduire de ce qui est dit ; ne pas informer le prévenu qu’il peut former un recours ! Dans cette petite salle sombre comme dans des dizaines d’autres en France, la justice juge les illégaux de manière illégale. En toute impunité.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 3 janvier 2017

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