Par Nolwenn Le Blevennec | Rue89 | 07/12/2010 | 13H03
Bruno Toussaint (France 5).Bruno Toussaint a un humour décalé. Il lance des vannes comme « consensuel comme l’OMS » et s’esclaffe.
Il nous reçoit dans les locaux de la revue Prescrire, au milieu de pochettes de couleur bourrées de documents sur l’infectiologie. L’ancien médecin généraliste est l’actuel directeur de la rédaction du « Canard enchaîné de la presse médicale ».
En ce moment, il vit une jolie victoire journalistique. C’est en lisant Prescrire qu’Irène Frachon, le médecin qui a fait éclater le scandale Mediator s’est rendue compte de la dangerosité du médicament : « Puis, nous l’avons aidée à se documenter », dit Bruno Toussaint.
L’article de Prescrire en 1997, sur le Mediator.Cela faisait (juste) treize ans que sa revue dénonçait les effets secondaires de cet antidiabétique, utilisé comme coupe-faim. (Télécharger ci-dessous l’article de Prescrire, décembre 1997)
Dans le courant des années 2000, Prescrire mettra plusieurs fois en garde contre le Mediator.
En 2005, la revue reçoit d’ailleurs un courrier du directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), qui s’indigne de la gravité de ses « imputations ».
« Ce genre de lettre, c’est très exceptionnel », dit Bruno Toussaint. A cette époque, l’indépendance « financière et intellectuelle » de Prescrire agace de plus en plus. Cela fait bientôt trente ans que la revue la cultive.
« Rien à acheter, ni à vendre » dans Prescrire
On est à la fin des années 70. Un groupe de pharmaciens et de médecins dénoncent ce qui ne gène pas grand monde à l’époque : l’information sur les médicaments est fournie par les seuls laboratoires.
Ces « rebelles » décident de lancer un média indépendant. Ce sera Prescrire, en janvier 1981 qui démarre grâce à des subventions du ministère de la Santé.
Il faut très vite « se sevrer » financièrement, explique Bruno Toussaint :
« Nous avions conscience que nous allions écrire des choses désagréables et que les subventions ne tiendraient pas longtemps. »
Début des années 90, la revue devient autonome grâce aux cotisations de ses abonnés (29 000 personnes, 270 euros par an), expose Bruno Toussaint :
« Ni subvention, ni sponsor, ni publicité. Ici, il n’y a rien à acheter, ni à vendre. Les autres revues sont financées par la publicité et les cahiers spéciaux fabriqués par les firmes [ces cahiers spéciaux se cachent d’ailleurs de mieux en mieux, ndlr]. »
L’idée du mensuel est d’aider les professionnels à prescrire « à bon escient ». L’association, qui regroupe une centaine de salariés, n’est ni pour, ni contre les médicaments. Ils passent au microscope toutes les molécules du marché, assure Bruno Toussaint :
« Si nous nous trompons rarement, c’est que notre méthode est rodée. »
Charte du « Non, merci… »
Chaque article suit un parcours impitoyable, koh-lantiesque (de l’émission de TF1, Koh-Lanta, que Bruno Toussaint ne regarde certainement pas), de neuf à douze mois, sauf actualité brûlante. Il fait l’objet d’une recherche documentaire exhaustive. Les rédacteurs signent une charte du « Non, merci… » pour garantir l’absence de conflits d’intérêts.
Des réunions de « débrouillage », « calage », « cohérence » sont organisées. Un panel extérieur de 10 à 35 personnes est également chargé de relire et critiquer chaque texte.
C’est ainsi que Prescrire s’attaque au Di-Antalvic, dès 2005 :
« La balance bénéfices-risques est défavorable, et on ne manque pas d’alternatives. »
En octobre 2009, alors que la ministre de la Santé Roselyne Bachelot commande 94 millions de doses de vaccin pour la grippe H1N1 (pour 732 millions d’euros), Prescrire recommande de ne pas s’affoler, raconte Bruno Toussaint :
« C’était à peine plus grave qu’une grippe saisonnière. »
Pas les ayatollahs qu’on décrit
Pourquoi personne ne les écoute ? Bruno Toussaint ne souhaite pas « se battre » contre l’Afssaps ou « le professeur Tartempion payé par les firmes » :
« Notre priorité, c’est de durer. On ne prétend pas tout faire. Analyser les données, c’est déjà pas mal. »
Les médecins-journalistes de Prescrire sont loin d’être les « ayatollahs » qu’on décrit parfois. Une sensibilité d’extrême gauche ? « Ca se peut, mais cela n’est pas mon problème. Nous ne sommes affiliés à aucun parti ». Ils travaillent dans leur coin, envoient quelques communiqués de presse par mois. Et assurent reconnaître leurs torts :
« Il y a des médicaments, comme l’agalsidase, qui nous paraissent intéressants sur le moment et pour lesquels nous avons été finalement trop optimistes. »