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Cette Eglise catholique qui laisse l’Afrique porter sa croix

Sa condamnation aveugle du préservatif favorise la propagation du sida et tiraille les fidèles entre la foi et le combat contre la maladie.


Mots-Clés / Afrique

Par Christian LOSSON / Liberation / jeudi 30 juin 2005

Ça se passe dans une église, au Burundi, il y a dix ans. Le 1er décembre 1995, un évêque y va de son couplet sur la chasteté et la fidélité : « Ayons de la compassion pour les malades du sida   car ils ont péché », sermonne-t-il. Une femme se lève, puis s’avance vers l’autel. Elle s’appelle Jeanne Gapiya, elle a 31 ans. « Je suis fidèle et je suis séropositive, dit-elle. Qui êtes-vous pour oser assurer que j’ai péché ? » Puis elle raconte. Son enfant mort du sida   en 1988 ; son mari mort du sida   en 1989 ; sa soeur morte du sida   en 1990 ; son frère mort du sida   en 1992. Pour la première fois dans ce pays patriarcal ­ et majoritairement catholique ­, le silence est brisé. Jeanne fonde l’ANSS, l’Association nationale de soutien aux séropositifs. Cette histoire, c’est Marie-Josée Mbuzenakamwe, médecin, qui coordonne aujourd’hui l’ANSS, qui la raconte. « La chape de plomb de l’Eglise est terrible, dit-elle, ses postures ont conduit à une faillite humaine. Comme si la fidélité à vie était une valeur plus importante que la vie tout court. La religion est-elle là pour nous empêcher de souffrir sur terre ou nous soulager au paradis ? » En dix ans, la pandémie s’est propagée au Burundi. Plus vite que la foi. Près de 11 % de prévalence, 75 % des patients hospitalisés, 250 000 orphelins.

« Le seul moyen infaillible... » ça se passe en Afrique, l’an passé : 3,1 millions de personnes ont contracté le sida  . Et, sur le terrain, que font les militants africains antisida, souvent catholiques, première religion du continent ? Ils souffrent. En silence. En souhaitant que le Vatican, à défaut d’avoir une politique active contre le sida  , adopte au moins un silence neutre sur le sujet. Sauf que, de Jean Paul II à Benoît XVI, même combat. « L’enseignement traditionnel de l’Eglise s’est avéré être le seul moyen infaillible de prévenir l’épidémie du virus HIV », n’a pas craint de dire, le 10 juin, le nouveau pape.

Mais voilà : ce message-là, dans les campagnes reculées, où l’Eglise s’avère souvent le seul relais d’information, est destructeur. « Je n’en veux pas forcément à l’Eglise, mais à ses relais, ses curés, qui voient le massacre à grande échelle et ne bronchent pas », résume un activiste zambien. Tous évoquent leurs déchirures. Tiraillés entre leur fidélité dans la foi et leur croyance dans le combat antisida.

C’est le cas de Martine Samda, à Bobo-Dioulasso (Burkina). Séropositive, elle dirige depuis huit ans le réseau Revs + (Responsabilité, Espoir, Vie, Solidarité). Elle le reconnaît : « D’un côté, je me dis : "A chacun son rôle. L’Eglise, gardienne de la morale ; les ONG, la prévention et les soins." De l’autre, je pense que le préservatif, c’est la vie. Et qu’il faut en parler. » L’Eglise, son dogme anticapote, sont-ils d’une « irresponsabilité criminelle », comme s’interroge un responsable d’une grande ONG catholique européenne, qui préfère rester anonyme ? « La défense de la vie explique la position du pape contre les capotes, l’avortement, les OGM, la peine de mort ou même le libéralisme débridé, assure-t-il. Mais, sur le terrain, les malades peuvent-ils attendre et mourir avant que la doctrine du Vatican évolue ? » Poser la question, c’est y répondre. Par la négative. « La démarche de l’Eglise devrait être enfin lucide. Plutôt que de discourir sur la vie rêvée des hommes, elle devrait se pencher sur la vie réelle des hommes », assure le Camerounais Jean-Marie Talom, président du Réseau éthique droit et sida   (Reds).

« Hypocrisie ». Reste que les prescriptions du Vatican ne sont plus forcément relayées par les églises locales. Aides, Act-Up ou le Sidaction bossent ainsi avec des ONG catholiques. « Les religieux ne font pas l’apologie de la capote, mais, au moins, ils ne nous empêchent pas d’en faire la promotion, reconnaît, au Burundi, Marie-Josée Mbuzenakamwe. Y compris dans leurs propres centres de soins, où les malades sont sous traitements antirétroviraux... C’est l’hypocrisie totale. » Des associations catholiques gèrent des centres de dépistage, parlent prévention et recommandent aussi ­ parfois ­ la capote. On parle même de kits de prévention dans des églises, incluant des préservatifs. « Dans ses sermons, un curé nous dit que le sida   c’est un tsunami par jour, raconte un Congolais. Qu’il emporte tout sur son passage. Et qu’on a trois bateaux pour y échapper : l’abstinence, la fidélité ou le préservatif. » Sinon, on meurt. Jeunes ou non-croyants. Moins jeunes et croyants. « Il ne faut pas s’arrêter aux postures publiques de l’Eglise, analyse le Camerounais Jean-Marie Talom. Quand on discute en aparté avec des ecclésiastiques, ils sont plus modérés. » Plus réalistes ? « Il y a peu, j’avais pu, après une longue bataille, intervenir sur le sida   dans un pensionnat catholique de jeunes filles. » Interdit de parler préservatifs. « A la fin de notre présentation, les filles nous ont interpellés : "Pourquoi vous n’en parlez pas ?" Du coup, je suis revenu avec un carton plein. Et la plupart sont venues nous demander discrètement de leur en laisser. »

Prêtres touchés. Face à la tentation, les apôtres de la chasteté mettent un peu d’eau bénite dans leur vin. Parce qu’ils sont aussi concernés. « Personne n’est à l’abri, y compris les religieux », rappelle la Burundaise Marie-Josée. « Le sida   frappe même aux portes des prêtres, confirme le médecin Bassabi Kparté, ex-responsable national de la lutte antisida au Togo. Un drame, notamment chez les jeunes curés, qu’ils soient homosexuels ou apôtres du vagabondage sexuel. » Un médecin kényan de Nairobi raconte ainsi que « souvent, on les voit arriver à l’hôpital en stade terminal. Ils meurent alors dans d’abominables souffrances, physiques et ­ surtout ­ morales ». Le sida   serait même « la première cause de mortalité chez les hommes et les femmes de Dieu en Afrique si j’en crois ce que m’a confié en janvier un archevêque », raconte un directeur de programme d’une ONG française. Première cause de mortalité ? La question fait sourire un spécialiste de l’Onusida   : « Pensez, ils utilisent les préservatifs pour eux ! » Au Kenya, à Homa Bay, près du lac Victoria, un prêtre nous confiait qu’il rêvait de faire « l’apologie » des préservatifs. « Mais faute d’autorisation, je préfère les utiliser moi-même. » Si loin de Rome, les préceptes de la calotte cèdent un peu le pas devant le principe de la capote, mais les choix individuels ne remplacent pas une politique collective de l’Eglise catholique.

Des activistes n’hésitent d’ailleurs pas à faire le lien entre la surdité des évêques et l’expansion du virus. « Pourquoi la prévalence du sida   atteint-elle 10 % en Côte-d’Ivoire, alors qu’elle est contenue à 1 % au Sénégal ? », demande un Malien. « Il est difficile de faire un lien de causalité entre le message religieux et son impact sur le terrain... », nuance-t-on à l’OMS  .

Dogme. Militant du réseau ivoirien des organisations de personnes vivant avec le sida  , qui fédère, depuis 1997, 24 associations, Jean, lui, assume : « Si le message de l’Eglise était plus souple, plus humain, on aurait limité les contaminations. Combien de cardinaux sont venus dans des mouroirs mesurer les conséquences d’un tel dogme ? Aucun. » Un responsable de l’OMS   se souvient d’une rencontre avec un évêque d’Abidjan. « Je le regarde droit dans les yeux : "Que dites-vous à une famille dont le père a contaminé la femme ? Qu’il faut divorcer ? Ne pas mettre de capotes ?" Il répond : "On n’est pas infaillibles." »

« Mea-culpa ». Ce fatalisme inquiète Marie-Josée, au Burundi : « Depuis quelques mois, on est en butte avec l’évêque d’un diocèse qui exige un certificat de séronégativité avant le mariage. » Pourtant, elle pensait avoir obtenu quelques « victoires ». Comme de voir des prêtres recommander les préservatifs « à des couples de séropositifs mariés ». Mais il y a aussi, rappelle un Sud-Africain, « ce vent de radicalisme chrétien » qui souffle dans le monde, « porté par les néoconservateurs américains ». Le plan antisida de Washington est désormais conditionné à des enseignements sur la fidélité ou l’abstinence (lire page 2). Et les campagnes capotes marquent le pas. La conséquence ? Il suffit d’entendre Laurent, médecin français de MSF  , en mission au Malawi. Le sida   y fait 86 000 morts et 100 000 nouvelles infections par an sur une population de 10 millions de personnes. « Faute de prévention et de message volontariste de l’Eglise et de relais des autorités, de plus en plus de malades sous antirétroviraux n’utilisent pas les préservatifs. C’est incroyable le nombre de femmes en traitement qui viennent consulter... enceintes. » Beaucoup rêvent d’une (r)évolution de l’Eglise sur l’usage du préservatif. Sinon ? « Dans vingt ans, l’Eglise catholique fera son mea-culpa, souffle un haut responsable de l’OMS  . Et demandera pardon à l’humanité pour n’avoir pas combattu la pandémie. »


Publié sur OSI Bouaké le vendredi 1er juillet 2005

 

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