A la Nuit debout, l’éducation populaire se fait en plein air

Publié le 14 avril 2016 sur OSIBouaké.org

Le Monde - 11.04.2016 - Séverin Graveleau et Marine Miller - Le dispositif Debout éducation populaire, place de la République à Paris. C’était l’une des nouveautés, et l’un des succès, de la Nuit debout parisienne de dimanche 10 avril : l’espace Debout éducation populaire a permis à chacun de débattre et apprendre sur un sujet donné. Comme les autres, le stand a été détruit par les forces de l’ordre, lundi 11 avril au matin, place de la République. Et, comme pour les autres, ses responsables n’attendent qu’une chose : réinstaller, ici ou ailleurs, sa grande bâche bleue.

Dans cet espace un peu à l’écart de l’agitation et organisé comme un amphithéâtre, il n’y a ni estrade, ni chaise, ni bureau, en cet après-midi de dimanche. Plus d’une centaine de personnes y sont rassemblées, toutes assises sur le bitume, au même niveau. Les intervenants qui se succèdent ont fabriqué un cornet en carton pour faire porter leur voix, avant l’arrivée des micros et d’une sono.

Sans se concerter, les premiers intervenants ont choisi de parler des révolutions ; la Terreur, 1848, la Commune, Mai 68… Le programme ne précise que leur prénom et le thème qu’ils abordent, mais ce sont majoritairement, pour cette première fois, des professeurs d’histoire. Pourtant pas question de faire un cours magistral. « On ne veut surtout pas parler plus d’un quart d’heure et avoir une posture universitaire. Nous ne sommes pas là pour faire la leçon, ni pour en donner. L’objectif est de provoquer la réflexion et de faire circuler le savoir en répondant aux questions qui sont posées », explique Guillaume Mazeau, maître de conférences en histoire à Paris-I et spécialiste de la Révolution française.

Faire sortir le savoir

L’idée de ces débats à ciel ouvert est née dans le sillage de la mobilisation des étudiants de Paris-I contre la réforme du code du travail, notamment après les interventions musclées des forces de l’ordre à Tolbiac (dans le 13e arrondissement de Paris), le 17 mars. « Une première initiative étudiante, Alterfac, a voulu ouvrir l’université à ceux qui n’avaient pas de carte d’étudiant. Il a aussi été demandé aux profs de faire des cours sur les mouvements sociaux », raconte Euan Wall, étudiant en troisième année de licence d’histoire et d’archéologie à Paris-I et coorganisateur de Debout éducation populaire. Ce dispositif rappelle les cours alternatifs organisés lors des manifestations contre la loi sur l’autonomie des universités, qui avaient lieu en dehors de l’université en 2007.

« Nous avons organisé mercredi [6 avril] une assemblée générale à la Sorbonne, mais il n’y avait personne, peut-être à cause des partiels. D’où l’idée de se transporter à République et de converger avec Nuit debout. La commission éducation populaire a été installée vendredi, notre tente deux jours plus tard », résume Marius Loris, doctorant à Paris-I et premier intervenant de la journée sur « l’histoire de l’état d’urgence ».

Des débats « source d’inspiration pour le mouvement »

Atelier de réflexion ou commission sur le travail, la démocratie, le féminisme ou la consommation, assemblées générales en tout genre… de fait la majorité des initiatives participatives mises en place depuis dix jours autour de la place de la République, et dans plusieurs autres villes de l’Hexagone, font, en elles-mêmes, œuvre d’éducation populaire.

Ludivine Bantigny, historienne, explique :

« Ici, on ne prétend éduquer personne, on part du principe que tout un chacun dispose d’une forme de savoir lié à son métier, à son milieu, à ses passions ou engagements diverses. »

Entourée d’un public intergénérationnel « pas seulement limité à des étudiants », elle a animé dimanche un débat à propos de Mai 68. D’abord une prise de parole collective de vingt minutes, avec « des témoignages de gens qui ont vécu 68, d’autres qui connaissaient la période d’avantage via des textes ou des poèmes, une autre forme de culture ». Ont suivi une « petite présentation » issue de son travail d’historienne, puis un débat avec, entre autres, « ceux qui se posaient des questions sur l’héritage de 68 ; en quoi il pouvait être une source d’inspiration pour le mouvement en cours ». Les programmes sont déjà complets pour la semaine du 11 avril.

Si les organisateurs de la Nuit debout ne sont, ou ne se revendiquent, d’aucune structure particulière, l’initiative, qui a fleuri sous la statue de Marianne, s’inscrit dans un mouvement de politisation accrue de l’éducation populaire, selon le chercheur en sciences de l’éducation Nicolas Fasseur. Un mouvement incarné en France par « une bonne trentaine d’acteurs, associations, collectifs moins institutionnalisés », qui « rapproche depuis quelques années l’éducation populaire des mouvements sociaux » et lui donne « une dimension culturelle » nouvelle. Sans doute plus proche de ce qu’elle était avant la phase d’institutionnalisation des acteurs du secteur qui avait suivi la seconde guerre mondiale. Il cite Le Pavé, coopérative d’éducation populaire qui a popularisé les « conférences gesticulées », sorte de spectacle à l’intersection entre le théâtre et la conférence, toujours très politique.

Financement participatif

Les grandes associations d’éducation populaire, institutionnelles, et donc pas toujours bienvenues parmi les participants à la Nuit debout, regardent avec intérêt ce qui se joue dans cet atelier à ciel ouvert. « Certains de nos militants, individuellement, y participent d’ailleurs », dit Christian Gautellier, l’un des directeurs nationaux des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Cemea).

« Ces mouvements spontanés sont des espaces de formation citoyenne innovants, de vrais laboratoires qui s’enrichissent des débats de la place publique », salue M. Gautellier. Reste à savoir comment « articuler leur action avec nous, associations. Comment faire travailler les deux sphères ensemble », précise-t-il, et ce, afin de ne pas être « satellisé ».

Debout éducation populaire, qui n’en est qu’à son deuxième jour d’existence, a tout le temps de se poser la question. Après le nettoyage de la place de la République par les forces de l’ordre, le stand de fortune est à reconstruire. Mais l’initiative et la volonté demeurent : « Devant l’enthousiasme des gens et le succès de l’opération, nous avons lancé un financement participatif pour pérenniser notre occupation de l’espace », annonce Euan Wall, l’étudiant coorganisateur de l’événement.

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