Larry Kramer, mon repère, ma garantie

Publié le 2 juin 2020 sur OSIBouaké.org

Libération - Didier Lestrade, Journaliste, écrivain et cofondateur d’Act Up et de "Têtu" - 1 juin 2020 - Né en 1935, Larry Kramer est arrivé dans l’activisme sida   alors qu’il était déjà un daddy. A 47 ans, il participe en 1981 à la création de la première grande association de lutte contre le sida  , le GMHC, puis d’ACT UP en 1987. Larry fut la figure titulaire qui a servi de pont de jonction entre l’homosexualité de l’après-guerre et les jeunes militants des années 80. Issu d’un milieu bourgeois, il aura de mauvaises relations avec ses parents, mais il a la chance d’avoir un frère dévoué, Arthur, qui l’aidera à être financièrement indépendant. Et puis il est passé par Yale, il fait donc partie de l’élite de son pays et il se considère l’égal de ses cibles politiques. C’est un terrain d’action que les autres activistes de son temps ne peuvent pénétrer. Son héritage est désormais immense et continue d’influencer, par rebond, la nouvelle génération des activistes américains, comme le démontre le livre enthousiasmant de Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez (La Découverte, 2020).

Outre ses écrits, ce qui met Larry Kramer à part, c’est son caractère. Dès le début de son livre Faggots (1978), Larry dévoile ses principes moraux face à la surconsommation sexuelle des gays, avant le sida  , mettant le doigt sur un sujet que très peu osent aborder, même aujourd’hui. Tout au long de sa carrière, Kramer s’est mis à dos une grande partie de sa communauté, son « peuple », comme il aime à le nommer. Il sait aussi que le radicalisme nuit à une carrière littéraire. Il se doute qu’il ne sera jamais populaire en célébrant la diversité de la culture LGBT, comme Armistead Maupin, avec l’immense succès de la série Chroniques de San Francisco, dont la dernière adaptation télévisée reflète la multiplication des identités modernes. Il décide alors de faire ce que les autres écrivains américains ne peuvent ou ne veulent pas faire : se consacrer entièrement à la lutte contre le sida  . C’est son créneau et personne ne peut le lui voler. Son leitmotiv, c’est mettre fin à l’épidémie dans le monde. Quitte à critiquer l’éparpillement, alors que le combat contre le sida   ne cesse de s’élargir vers des problématiques de plus en plus éloignées de l’épidémie américaine.

Prophète intransigeant

Ce caractère est marqué par le rejet. Après la parution de « Faggots », beaucoup de ses amis ne lui parlent plus ou refusent de le saluer dans la rue. Mais la prédiction du livre s’avère juste et la crise du sida   débute seulement trois ans plus tard. Gabriel Rotello et beaucoup d’autres le considèrent comme un prophète (ce rôle sera très bien analysé dans les contributions de son entourage dans le livre We Must Love One Another Or Die - The Life and Legacy of Larry Kramer (St. Martin’s Press, 1999). L’intransigeance de Kramer envers les siens va le propulser à un niveau proche de celui d’un Malcom X ou d’un James Baldwin, provoquant l’incompréhension de sa communauté, mais aussi de la société en général. Il choque dans le moment présent, mais il sait que ses idées seront comprises dans le futur.

A partir de là, tout est permis. Il est pour l’outing des homosexuels célèbres au placard, il n’a aucune pitié pour les lâches. Une confidence peut très bien devenir une dénonciation. Il n’hésite pas à dévoiler des détails intimes de ses opposants pour les terrasser. Quand il affronte Anthony Fauci, alors directeur du National Institute of Allergy and Infectious Diseases (NIAID), c’est bien sûr parce qu’il faut accélérer le système de la recherche sur le sida  , mais c’est aussi parce qu’il a le fantasme de devenir son égal, son ami. Il critique sans cesse le New York Times, mais cherche constamment son approbation. C’est un phénomène assez courant dans l’activisme médical. Kramer rêvait de rejoindre le club fermé de la recherche, dans un mouvement de transfert souvent vu chez les malades : contester son médecin pour mieux le séduire.

La longévité, récompense de son combat

C’est son charisme et ses dons d’orateur qui ont permis de mobiliser et d’appeler à la révolte. Ce qui l’a rendu unique, ce sont ses discours, toujours dans une furie allant crescendo, usant tous les ressorts de la culpabilité pour animer ses proches. Car il faut admettre que Larry Kramer est le maître de la rhétorique passive-agressive. Son obsession, c’est de rendre les gens meilleurs en les forçant à l’action. Rien n’est gratuit chez lui : il encourage, mais il demande l’exemplarité. Il délimite ce qui est possible dans l’activisme.

Je ne l’ai pas rencontré tout de suite. Lors de mes premières réunions à ACT UP New York, durant l’été 1987, il n’était pas là. Ensuite, Kramer m’a toujours accueilli comme son relais en France, un pays qui ne l’a pas vraiment compris. En face-à-face, son aura était toujours impressionnante, même quand il était affaibli. Comme nous tous, Larry avait le visage et le corps amaigri par les effets secondaires des antirétroviraux des années 90. Il était co-infecté par le VIH   et le virus de l’hépatite B et fut la première personne séropositive à bénéficier d’une transplantation du foie dans son pays. Cette longévité est devenue la récompense de son combat : il est parvenu à vivre jusqu’à 84 ans, un mois avant son 85e anniversaire.

On allait voir Larry comme on allait voir un shaman, redoutant une prédiction catastrophique, mais aussi avec l’assurance d’une discussion sans bullshit. Il donnait des conseils, il était incroyablement pragmatique et attentif. Son appartement de Washington Square était spacieux, rempli de livres et de dossiers. Quand j’étais désespéré par l’étendue des choses à faire contre le sida  , Larry était toujours là pour me motiver afin de poursuivre le combat, quitte à radoter.

Militantisme thérapeutique

Je l’adorais et je n’ai jamais eu peur de lui. Quand il est venu à une réunion d’Act Up-Paris, en 1995, il s’est émerveillé de voir un groupe si dynamique, au sommet de son influence, quand ACT UP-New York était en déshérence. Il est le seul qui me soutenait dans le combat contre le bareback et pour la prévention chez les gays, quand certains de mes amis les plus proches remarquaient, avec un ton moqueur : « Ah mais tu deviens comme De Gaulle ! » Pourtant, le mouvement sida   américain s’est finalement peu intéressé à ce qui se passait en Europe. Nombrilisme culturel caractéristique de New York, mais aussi une certaine gêne : les européens avaient très bien compris le militantisme thérapeutique américain et, dans un sens, l’ont prolongé. La qualité des soins dans les services des maladies infectieuses a été le succès de l’épidémie contre le Covid-19  .

Depuis quelques jours, je me sens en deuil, un peu hagard. D’une manière générale, je me fous complètement des célébrités qui disparaissent les unes après les autres. Ce qui me révolte, c’est un enfant Palestinien tué, ou un homme Noir tabassé par la police. Vous pleurez la mort des artistes célèbres, moi je pleure la mort de mes ami(e)s du sida  , de mon boyfriend en 1992, de toutes celles et ceux qui auraient pu continuer à produire, vivre, être heureux. Je me demande sans cesse comment serait le monde si Keith Haring était toujours vivant, que diraient Vito Russo ou Harvey Milk. Mais Kramer était mon modèle, mon repère, ma garantie. Je me suis toujours considéré comme le Larry Kramer du pauvre, dans tous les sens du mot. Larry était mon étoile. Elle brille toujours.

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