Le Distilbène en France : un scandale au long cours

Malgré différentes alertes, ce médicament, censé prévenir les fausses couches, a été prescrit aux femmes pendant trente ans. Aujourd’hui, on étudie enfin les effets à long terme du Distilbène

Publié le 24 juillet 2013 sur OSIBouaké.org

La Recherche - juin 2013 - nº 476 - par Emmanuelle Fillion [1]et Didier Torny [2].

En avril 1970, Arthur Herbst et Robert Scully, médecins à l’hôpital général du Massachusetts, à Boston, rapportent dans la revue Cancer un fait inquiétant : ils ont observé six cas de cancer du vagin dit « à cellules claires » chez des jeunes filles âgées de 15 à 22 ans. Chez des femmes aussi jeunes, cela laisse suspecter un problème de santé publique. Poursuivant leur enquête, ils découvrent que ces cancers sont associés de manière significative à la prise d’un même médicament par les mères de ces jeunes filles durant le premier trimestre de grossesse. Nommé diéthylstilbestrol (ou DES), ce médicament est une hormone de synthèse, un oestrogène, censé prévenir les fausses couches. Depuis sa mise sur le marché, en 1941, il a été prescrit à des millions de femmes enceintes.

Ces résultats sont publiés en 1971 dans le New England Journal of Medicine [3]. Aux États-Unis, la prescription du DES dans le cadre d’une grossesse est dès lors contre-indiquée. En France, où il est prescrit depuis les années 1950, principalement sous le nom commercial de Distilbène, cette contre-indication chez les femmes enceintes n’intervient que six ans plus tard, en 1977. Ce retard n’est que la première étape d’une inertie durable dans le traitement du dossier DES en France.

Mise en garde ignorée. Comment expliquer cette inertie ? Pour le savoir et en mesurer les effets, nous avons réalisé, entre 2010 et 2013, une enquête fondée sur la collecte et l’analyse d’archives publiques et privées, et de quelque quatre-vingts décisions judiciaires ; nous avons aussi mené une centaine d’entretiens avec des scientifiques, des cliniciens, des acteurs de santé publique, des responsables associatifs et des personnes touchées – pour la plupart des mères et leurs filles. Le constat est amer : l’histoire française du DES est pleine d’oublis successifs, d’absence d’information, de négligence, de minoration des effets et de refus de rendre public les faits, caractérisée par l’inaction massive des professionnels de santé et des pouvoirs publics. En voici les grandes lignes.

Synthétisé par le chimiste britannique Charles Dodds en 1938, le DES a été la première hormone artificielle mise sur le marché. Autorisé aux États-Unis en 1941 par la Food and Drug Administration (Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux) pour différents usages, il a été massivement utilisé chez les femmes enceintes, afin de prévenir les fausses couches. À l’époque, on attribuait ces dernières à un déficit en oestrogènes (avant de découvrir, dans les années 1960, qu’elles étaient le plus souvent d’origine génétique). Outre-Atlantique, la prescription du DES a atteint son maximum dans les années 1950, avant d’être peu à peu supplantée par celle de progestatifs.

C’est précisément à cette époque qu’a débuté la prescription du Distilbène en France. En 1953, un essai clinique mené outre-Atlantique chez 800 femmes enceintes sous DES et 800 sous placebo avait pourtant montré que le DES ne diminuait pas la fréquence des fausses couches [4]. Mais ce résultat est resté inaperçu des cliniciens. Par ailleurs, le suivi des effets secondaires après la mise sur le marché n’existait pas à cette époque. Tout cela explique sans doute qu’à la fin des années 1960 la prescription du Distilbène en France était au plus haut.

Que s’est-il passé après la contre-indication du DES aux États-Unis ? En 1972, invité à Paris lors d’une conférence, Arthur Herbst a mis en garde ses confrères français contre les dangers de ce produit, mais la plupart sont restés sourds à ses propos. D’une part, ils demeuraient convaincus que les fausses couches étaient provoquées par un déficit en oestrogènes. D’autre part, ils affirmaient utiliser le DES à meilleur escient que leurs confrères américains – ce même argument sera à nouveau utilisé, trente ans plus tard, à propos des thérapies hormonales de substitution.

Toutefois, une jeune gynécologue, Jeanine Henry-Suchet, a pris l’alerte au sérieux : dès 1972, elle a rappelé les patientes à qui elle avait prescrit ce médicament, afin de les informer des risques encourus. Elle a ensuite mis en évidence, parmi les filles de ces patientes, des anomalies cellulaires associées à un surrisque d’évolution cancérigène.

Forte de ces résultats, elle a alors proposé au Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) [5] d’informer systématiquement l’ensemble des mères traitées. Inutile, lui a-t-on rétorqué, d’affoler des centaines de milliers de femmes, alors que les cas de cancers étaient très rares. Il n’y eut pas d’alerte, donc encore moins de prévention. Et lorsque le premier cas de cancer à cellules claires d’une fille DES fut publié en France en 1975 [6], aucune mobilisation spécifique de la profession médicale, ni des autorités de santé ne semble avoir été engagée. La contreindication du Distilbène, en 1977, se fit en toute discrétion, uniquement via une mention dans le Vidal, dictionnaire médical qui répertorie les notices d’utilisation de chaque médicament.

Malformations génitales. Au début des années 1980, toutefois, une autre jeune gynécologue, Anne Cabau, lut les articles de chercheurs américains montrant que les malformations génitales étaient plus fréquentes chez les filles DES, et que cela pouvait entraîner des problèmes d’infertilité et des accidents obstétricaux graves. Observant ce type de malformations parmi ses patientes, Anne Cabau décida alors d’engager une enquête parmi les adhérentes de la Mutuelle générale de l’Éducation nationale. En 1983, Le Monde en rapporta les résultats dans un article intitulé « Une monumentale erreur médicale ». Une bonne dizaine d’années plus tard qu’aux États-Unis, l’affaire du Distilbène apparaissait sur la place publique.

Comment les institutions et la profession médicale réagirent-elles ? En critiquant la publicité faite aux travaux d’Anne Cabau et en tenant des propos rassurants concernant les dangers du DES. Il fut répété à l’envi que les femmes ne devaient pas s’affoler, argument qu’on a récemment à nouveau entendu lorsque a éclaté le scandale des pilules de 3e et 4e génération.

Face à la médiatisation, la direction générale de la santé demanda à des chercheurs de l’Inserm de procéder à l’estimation du nombre de femmes enceintes ayant été exposées. Faute de pouvoir tracer les prescriptions effectives, ce groupe, conduit par l’épidémiologiste Alfred Spira, se référa essentiellement aux ventes des laboratoires et aux pratiques théoriques de prescription. Il conclut que 200 000 femmes environ étaient concernées [7].

Ce même groupe émit des recommandations en faveur d’un suivi clinique. Mais celles-ci demeurèrent lettre morte, faute de soutien de la part des autorités de tutelle ou du CNGOF. Et lorsqu’en 1988, mobilisé par Info DES, première association française dédiée au Distilbène, un groupe de cliniciens et de chercheurs furent réunis par la direction générale de la santé pour élaborer une brochure d’information, la majorité des personnes présentes s’opposa à ce qu’elle soit diffusée directement aux patients. La première brochure à destination des patients ne fut élaborée qu’en 2008 – là encore par le biais d’une association, Réseau-DES.

Errance diagnostique. Enfin, les structures de prise en charge clinique, créées de façon informelle dans le courant des années 1990 grâce à Réseau-DES et à quelques cliniciens, sont demeurées confidentielles, faute d’avoir été identifiées et répertoriées par les autorités publiques. Le résultat de ce déficit global d’information est que, aujourd’hui encore, certaines filles DES subissent une longue errance diagnostique et une prise en charge inadaptée, et que, symétriquement, des gynécologues obstétriciens déclarent « n’avoir jamais vu de filles DES ».

Ce déroulé montre que c’est à l’initiative de quelques acteurs mobilisés à titre individuel que l’information a commencé à circuler au-delà de cercles spécialisés. Les professionnels de santé et les pouvoirs publics ont fait preuve d’une inaction massive. Non seulement les femmes potentiellement concernées n’ont guère été informées, mais les recherches sur ce sujet n’ont pas été engagées, privant ainsi les parties prenantes de savoirs comme de moyens d’actions.

C’est particulièrement flagrant en ce qui concerne la recherche épidémiologique. Alors qu’en 1974 l’Institut national du cancer américain lançait le projet Desad (le suivi de 4 830 « filles DES » en parallèle avec un groupe témoin), en France, aucune surveillance des femmes exposées et de leur descendance n’a été mise en oeuvre avant 2013 (lire « Une enquête française lancée avec quarante ans de retard », p. 52). Dans la continuité des refus d’une information systématique des patientes, la mise en place d’une surveillance était régulièrement considérée comme trop tardive, trop complexe à réaliser ou inutile. Il n’y a pas même eu de constitution d’un registre des cancers du vagin « à cellules claires » !

C’est aussi vrai, dans une moindre mesure, de la recherche scientifique sur le DES en tant que perturbateur endocrinien. Aux États-Unis, le rapprochement entre les deux thématiques remonte à 1991, lors de la conférence de Wingspread, dans le Wisconsin, qui réunissait des scientifiques travaillant sur le lien entre santé et exposition environnementale. À cette occasion, le DES fut décrit comme le « premier perturbateur endocrinien connu ». En France, il a fallu attendre 2010 (avec l’interdiction du bisphénol A dans les biberons), pour qu’il soit considéré sous cet angle, et pas seulement comme un médicament ayant posé problème.

Problème de santé publique. Pourquoi cette déconnexion ? Parce que le Distilbène a longtemps été considéré comme une bizarrerie, y compris par des acteurs conscients du problème de santé publique. Ainsi, lorsque Jeanine Henry-Suchet a mis en évidence des modifications de structures cellulaires vaginales chez les filles de mères ayant pris du Distilbène, elle a également constaté que les filles de mères ayant pris un autre oestrogène, l’éthinlestradiol, ne présentaient pas ces modifications. Aussi ne s’est-elle inquiétée que du Distilbène.

Les premières associations, quant à elles, avaient pour principal objectif d’informer les « filles DES » de l’existence de savoirs cliniques adaptés à leur cas. Les débats plus généraux, telles les controverses sur les éventuels effets secondaires des traitements hormonaux de substitution, n’ont longtemps eu aucun écho dans ce petit monde – et symétriquement, la problématique du DES n’a, pendant longtemps, reçu aucune publicité à l’occasion de ces débats.

C’est du fait d’une autre association, Hhorages-France (Halte aux hormones artificielles pour les grossesses), créée au début des années 2000, que l’alerte a été plus largement lancée. Hhorages a rapidement mis en cause l’ensemble des traitements hormonaux, et a entrepris de recueillir des données chez ses adhérents. Elle a alors noué des alliances avec des scientifiques souvent considérés comme des francs-tireurs au sein de leur discipline : des toxicologues, comme André Cicolella, spécialiste des questions de santé environnementale, et des endocrinologues, comme Charles Sultan, spécialiste des pubertés précoces et des troubles de la reproduction. L’un des résultats les plus visibles de cette collaboration est une publication récente cosignée par la présidente d’Hhorages et l’équipe de Charles Sultan. Elle décrit l’augmentation, chez les petits-fils Distilbène, d’une affection typiquement recherchée comme effet des perturbateurs endocriniens : les hypospadias, malformation de l’urètre caractérisée par la présence de l’orifice urinaire sous la verge [8].

Aujourd’hui, dans la suite des alertes et scandales sanitaires des années 2010, les clivages entre les différents acteurs se résorbent pour partie. Les frontières sont de moins en moins nettes entre les tenants d’une vision singulière et limitée du Distilbène et les défenseurs du DES comme premier perturbateur endocrinien. Contrairement à ce qu’ont répété pendant des décennies l’essentiel de la profession médicale et les pouvoirs publics, le DES apparaît de moins en moins comme un accident isolé et passé, mais bien comme un précédent appelant de nouvelles conduites de précaution et d’investigations scientifiques sur les perturbateurs endocriniens en général.

Encadré A : L’essentiel

Le Diéthylstilbestrol ou DES , première hormone artificielle mise sur le marché, est commercialisé sous le nom de Distilbène, en France et prescrit aux femmes des années 1950 aux années 1980. Dans les années 1970, les premiers cas de cancer liés à la prise de DES sont mis en évidence aux États-Unis. Il faut attendre les années 1990 et la mobilisation d’associations pour que cela devienne un problème de santé publique.

Encadré B : Une enquête française lancée avec quarante ans de retard

Le dossier des filles DES rebondit actuellement, car le suivi des cohortes américaines indique chez elles une augmentation du risque de cancer du sein après la ménopause. Dans ce contexte, Réseau DES organise, en France, une enquête épidémiologique, financièrement soutenue par les pouvoirs publics et la Mutualité française.

Plus de trente-cinq ans après la fin des prescriptions, c’est la première fois que les personnes exposées au DES obtiennent qu’une étude nationale soit engagée pour identifier les effets sur trois générations en comparant des individus touchés par le DES à un groupe témoin. Le recrutement est en cours.

Pour en savoir plus

Livres

  • Anne Levadou, Michel Tournaire et Réseau DES France, DES (Distilbène-Stilboestrol). Trois Générations : réalités-perspectives, Vigot-Maloine, 2010.
  • Bernard Blanc, Florence Bretelle et Aubert Agostini, Le Distilbène®, trente ans après, Springer-Verlag, 2007.
  • Nancy Langston, Toxic Bodies : Hormone Disruptors and the Legacy of DES, Yale University Press, 2010.
  • Sheldon Krimsky, Hormonal Chaos : The Scientific and Social Origins of the Environnemental Endocrine Hypothesis, Johns Hopkins University Press, 2000.

La Recherche a publié

  • Yves Sciama, « Le casse-tête des perturbateurs hormonaux », février 2004, p. 56.
  • Ursula Lenseele, Bac to Basics « Les hormones », octobre 2002, p. 44.

Sur le web


Télécharger ci-dessous l’article original publié par La Recherche dans son numéro 476, que nous remercions, ainsi que les auteurs, pour leur aimable autorisation de publication.

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[1] sociologue de la santé, maître de conférences à la Maison des sciences sociales du handicap (CNSA/EHESP).

[2] sociologue, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique

[3] A. Herbst et al., NEJM, 284, 878, 1971.

[4] W.J. Dieckman et al., Am. J. Obstet. Gynecol., 66, 1062, 1953.

[5] Le Collège national des gynécologues et obstétriciens français est une association créée en 1970 ; il a pour objet le développement et le progrès de la gynécologie et de l’obstétrique en France.

[6] J. Barrat et al., J. Gynecol. Obstet. Biol. Reprod., 4 :1093, 1975.

[7] A. Spira et al., Revue d’épidémiologie et de santé publique, 31, 249, 1983.

[8] N. Kalfa et al., Fertility and Sterility, 95, 2574, 2011.