France : A l’abri des parents terribles

Publié le 28 juin 2012 sur OSIBouaké.org

Le Monde | 27.06.2012 - Par Gaëlle Dupont -

C’est un petit garçon aux cheveux et aux yeux sombres, tout sourire. Il est l’heure du petit-déjeuner à la pouponnière du Village Saint-Exupéry (VSE), le foyer départemental de l’enfance d’Angers (Maine-et-Loire). Deux auxiliaires de puériculture dirigent les opérations, chacune un bébé dans les bras. Noé (tous les prénoms ont été modifiés) grimpe sur les genoux du visiteur et engage la conversation, comme n’importe quel enfant curieux de son âge.

Mais il aura bientôt 5 ans et parle comme s’il en avait 2. Une profondeur vertigineuse dans son regard laisse soupçonner qu’il revient de loin. Dans le jargon des spécialistes, Noé est un "enfant du placard". Jusqu’à l’âge de 2 ans et demi, il a vécu la plupart du temps enfermé dans sa chambre, seul dans son lit. Ses parents se préoccupaient davantage de la nourriture du chien que de la sienne.

"UN COMPORTEMENT D’ENFANT SAUVAGE"

"Quand il est arrivé, il avait un comportement d’enfant sauvage", raconte Anita Crochet, chef du service petite enfance du VSE. Il criait, mordait, déchirait le papier peint, marchait sur les plus petits. Ici, Noé a été placé en "réanimation affective", résume joliment Mme Crochet. En deux ans, il a découvert l’autre. Mais il ne tient pas en place et demande une surveillance constante.

On croise d’autres petits visages à la pouponnière, d’autres histoires impensables. Sandrine a débarqué voilà une semaine, les cheveux cassés, la peau abîmée, couverte de poux. Sa mère a une dizaine d’enfants dont la moitié est placée. Elle ne connaît pas leur date de naissance. Deux soeurs, Manon et Emma, ont elles aussi été laissées sans soins par des parents toxicomanes. La plus jeune ne sait que crier. Morgane, 2 ans, est arrivée six jours après sa naissance. Son père est en prison, sa mère n’est pas venue la voir depuis des mois. Elle a eu un autre enfant, placé lui aussi.

"Bienvenue dans un autre monde", lance Daniel Rousseau, pédopsychiatre libéral à Angers et intervenant au VSE. Il vient d’écrire un livre, Les grandes personnes sont vraiment stupides (Max Milo, 256 p., 18 euros), consacré à l’enfance en danger. "Les violences faites aux femmes sont devenues un sujet politique, observe le médecin. Pas les enfants maltraités. Ils sont oubliés." Est-ce parce que le sujet est si difficile à regarder en face ? Il ne surgit dans le débat public que lors de faits divers, suivis avec un mélange d’horreur et de fascination, avant de retourner aux oubliettes.

Au Village Saint-Exupéry, le foyer de l’enfance de Maine-et-Loire, à Angers. L’établissement s’efforce de permettre à chacun de s’approprier un espace.

Ils sont pourtant de plus en plus nombreux. On parle toujours à leur propos d’enfants de la Ddass. A tort, car elle n’existe plus. Ce sont les départements qui, depuis 1986, gèrent l’aide sociale à l’enfance (ASE  ). Le nombre de mineurs pris en charge est passé de 244 000 fin 2003 à 271 000 fin 2009 (dernière statistique disponible). Parmi ceux-ci, 130 000 sont placés, les autres étant suivis à domicile. Près de 2 % des jeunes Français de moins de 18 ans sont pris en charge.

Dans le Maine-et-Loire, la hausse s’accélère depuis deux ans, comme ailleurs en France. Est-ce l’effet d’un meilleur repérage ? Pour une part, mais pas seulement. "L’écart social se creuse, de plus en plus de gens sont en difficulté, sans ressources, isolés", analyse Christine Languereau, l’une des auxiliaires de puériculture du VSE. Une perte d’emploi ou une séparation peuvent faire exploser la violence.

On n’entre pas facilement dans un foyer de l’enfance. Le docteur Rousseau a intercédé. Le directeur Vladia Charcellay a accepté parce que "le sujet en vaut la peine", à la condition de protéger l’anonymat des enfants. Ils sont une centaine à être placés au VSE. Soixante résident dans les locaux d’Angers, les autres vivent dans des familles d’accueil qui dépendent de la structure.

LIVRÉS À EUX-MÊMES, SANS SOINS, SANS REPÈRES

Agés de quelques jours à 14 ans, ils ont été amenés en urgence après une décision de justice. Rester dans leur famille mettait leur vie en danger. Certains ont été victimes de coups et de viols, même des bébés. Ces cas restent minoritaires. D’autres sont placés à la demande de leurs parents à la dérive. Un tout-petit a même été déposé à la porte du VSE, comme dans les tours d’abandon d’autrefois. Beaucoup ont été livrés à eux-mêmes, laissés sans affection, sans soins, sans repères.

L’endroit ne ressemble pas aux images gravées dans l’imaginaire collectif, grands dortoirs déshumanisés et enfants numérotés. C’est un ensemble de maisons d’un étage reliées par de longs couloirs, dans le style passe-partout des années 1980. Les couleurs vives et les pelouses égaient autant que possible l’ensemble. Les enfants vivent en petits groupes. Certains chanceux ont leur propre chambre, la plupart la partagent à deux ou trois. Chacun a son nom au-dessus de son lit, sur son portemanteau, et même sur sa brosse à dents. Tout est fait pour tenter d’individualiser l’espace de chacun.

Grégoire, 12 ans, vit là depuis un an et demi. Ce début d’après-midi est le meilleur moment de sa semaine. Il passe une heure au "pôle pédagogique", en compagnie de Sharon et Thomas. Ce petit bâtiment à l’écart est l’endroit préféré des enfants. "Ils vivent tout le temps en groupe, explique l’éducateur du pôle, Erwan Lintanf. Ici, ils bénéficient d’un temps plus individualisé." Sur fond musical, chacun fait ce qu’il veut. Sharon fabrique un coeur en plastique multicolore pour sa mère.

Grégoire bricole, puis s’attelle lui aussi à la fabrication du mot "maman" en lettres de plastique rouges. Sa mère est hospitalisée. Son père est mort. Il s’est retrouvé chez son beau-père et "ça ne s’est pas bien passé", résume-t-il pudiquement. Sharon est ici "parce qu’il y avait de la violence" entre ses parents. "Pourquoi il y a des juges ?, demande spontanément la petite fille de 9 ans. Ils interviennent dans la famille, c’est pas bien." Grégoire n’est pas d’accord : "C’est bien qu’ils soient là, ça met les choses au clair."

Le Village Saint-Exupéry, à Angers, essaie de donner aux enfants "des bases assez solides pour qu’ils traversent la vie avec le moins de casse possible".

Comment va la vie au foyer ? "Ça dépend." Ils aiment le pôle, "les activités", comme cette récente visite au Refuge de l’Arche, en Mayenne, dont ils ne cessent de parler, un endroit où sont recueillis des animaux abandonnés ou blessés. Mais la collectivité n’est pas une partie de plaisir. "Il y a certaines personnes avec qui c’est difficile de vivre. Des fois, ils pètent les plombs, raconte Grégoire. C’est normal, on ne peut pas vivre en foyer et être tout le temps content." Certains soirs, les plus incontrôlables montent sur les toits et passent leur colère contre le monde en cassant les vitres à coups de cailloux. Ils fuguent, aussi. Les portes des unités des grands sont toujours fermées à clé. La nuit, une alarme se déclenche pour alerter le veilleur si un enfant quitte sa chambre.

Le soir à l’internat, il y a de la tension dans l’air. Pour dix enfants de 7 à 14 ans, l’unité n’est pas grande. En bas, trois pièces communes : la grande entrée, la salle à manger, une salle de jeux et de télé. Les chambres sont en haut. Les portes doivent toujours rester ouvertes, sous la surveillance constante des "éducs", deux pour le groupe. Un garçon tape dans des coussins déjà bien fatigués en jurant. Il est à la table des punis, qui monteront se coucher les premiers.

Sous les tables dressées pour le dîner, les pieds volent. Le grand jeu consiste à chahuter sans être vu. Pierre, l’un des plus grands, se plaint de recevoir la même portion que les "petits". Compter les cordons bleus et les fraises, se coucher avec les poules, être surveillé tout le temps, il n’en peut plus. "C’est la prison ici", dit-il. Il aimerait retourner chez ses parents, mais ceux-ci "ne sont pas prêts". Sophie, une autre pensionnaire, est plus nuancée. "Au début, j’étais contente d’être là, pour ma sécurité, explique-t-elle après le repas. Mais ça fait trop longtemps que ça dure." Le soir, sur un cahier, les éducateurs détaillent le comportement de chacun.

Les enfants devraient rester six mois au VSE avant d’être réorientés vers d’autres structures ou dans des familles d’accueil de long terme. Mais le système est complètement saturé. Partout les places manquent. Les enfants restent en moyenne un an, certains jusqu’à trois ans. "Le manque de débouchés est une de nos principales difficultés, explique le directeur Vladia Charcellay. Nous sommes constamment sous tension." L’embouteillage a des répercussions en amont. La petite Sonia est arrivée début mai, alors que son ordonnance de placement datait de janvier. Elle était délaissée, sans être en danger immédiat. "Ce genre de situation n’est pas tolérable", commente Erwan Lintanf.

REDONNER FOI EN L’ADULTE

Que peut faire l’institution pour ces enfants ? Elle ne peut pas être une nouvelle famille. C’est matériellement impossible et ce n’est pas l’objectif. Mais essayer de ne pas ajouter une violence à une autre. Redonner foi en l’adulte. "Leur restituer leur place d’enfant", dit Jérôme Grousset, responsable des "grands" (6-14 ans). "Créer un lien", résume aussi M. Lintanf.

"On n’est pas Zorro, on est des substituts avec nos limites, analyse Serge Clénet, 54 ans, salarié par le VSE pour accueillir des enfants chez lui, à quelques dizaines de kilomètres d’Angers. Notre rôle est de leur donner des bases assez solides pour qu’ils traversent la vie avec le moins de casse possible. Il faut qu’ils comprennent que ce qu’ils ont vécu n’était pas ajusté à leur vie d’enfant, que les adultes ne sont pas forcément violents ou ambivalents."

A première vue, c’est un paradoxe, mais, au VSE, les parents sont partout. En photo au-dessus des lits, dans les conversations, dans les têtes. Même s’il reste rare, le retour des enfants dans leur famille est pour le personnel une sorte de Graal. Comment ne pas leur en vouloir, à ces parents incompétents, déviants, à éclipse ?

"La maltraitance a lieu dans tous les milieux, mais nous avons beaucoup affaire à des gens très démunis à tous points de vue, explique Mme Languereau. Ils sont davantage suivis par les services sociaux, donc mieux repérés. Certains ne peuvent être parents qu’un quart d’heure par semaine. A nous de tout faire pour que ce quart d’heure ait lieu, et dans de bonnes conditions. C’est primordial pour que les enfants puissent grandir." Tout vaut mieux que de se sentir abandonné par ceux qui vous ont donné la vie.

Beaucoup de parents ont eux-mêmes été maltraités. "Il m’arrive de voir au centre les enfants d’anciens jeunes placés que j’ai suivis", raconte Mme Languereau. Mais la reproduction de la violence n’est pas automatique. "Heureusement, certains s’en sortent et reviennent nous voir ! C’est cela qui nous réconforte", sourit-elle.

Auxiliaire de puériculture, Danièle Cotenceau ne s’est jamais habituée aux "situations", au point de s’en rendre malade. Elle parle encore avec des tremblements dans la voix d’une rencontre parent-enfant écourtée, de penchants incestueux refaisant surface, de l’enfant bouleversé après la visite. "Mais, une fois qu’on a travaillé auprès d’eux, c’est difficile de les quitter", ajoute-t-elle. "Il faut trouver la bonne distance tous les jours", témoigne M. Lintanf. Etre dans l’affectif, sans s’y perdre. Essayer de ne pas s’user. Le travail en équipe est une planche de salut. Les réunions sont longues et nombreuses. "On n’est jamais seul avec ce qu’on vit", dit Mme Crochet.

Souvent, ils regrettent de voir arriver les enfants si tard. Les lois précisent que tout doit être tenté au niveau de la famille, que le placement doit être le dernier recours. Beaucoup de membres du VSE se demandent parfois "à quel prix". Les petits arrivent de plus en plus cassés, de plus en plus difficiles à "réparer". "Ils sont entièrement remplis par les événements, ils n’ont pas de mots pour les contenir, décrit M. Clénet. Si ce qui leur arrive est violent, ils sont entièrement détruits." La maltraitance génère des troubles du comportement. Tous les enfants ne peuvent pas être scolarisés. Certains ne seront jamais autonomes, et devront vivre dans des institutions pour handicapés.

D’importantes sommes sont consacrées à la protection de l’enfance par les départements : 6 milliards d’euros en 2009. Elles viennent en troisième position, derrière l’insertion et les personnes âgées. Dans le département du Maine-et-Loire, c’est 95 millions d’euros, soit la première dépense sociale du département. Le VSE doit bientôt déménager dans des locaux neufs. Mais les besoins augmentent. Un enfant placé coûte 180 euros par jour en collectivité, 90 euros en famille d’accueil. Si l’enfant reste dans sa famille, les mesures de suivi par des travailleurs sociaux à domicile coûtent moitié moins.

Que deviendront ces jeunes ? Personne ne le sait. Les travaux de recherche sur le destin des enfants placés font défaut. "On ne sait pas qui rentre, qui sort, combien de temps ils restent, ce qu’il advient d’eux, résume le docteur Rousseau. C’est pourtant en fonction de cela que les politiques publiques devraient être orientées." Il y a 101 départements, et autant de façons différentes de prendre en charge les enfants, sans évaluation des résultats.

On ignore également combien d’enfants sont maltraités en France, et combien ne sont pas repérés, le "chiffre noir" dans le jargon des spécialistes. Anne Tursz, épidémiologiste à l’Inserm, l’a évalué à 10 %. Avec cette dernière et Céline Raphaël, jeune médecin maltraitée dans son enfance, le docteur Rousseau en appelle au nouveau président de la République, François Hollande, qui a fait de la jeunesse sa priorité. Ce n’est pas seulement une question de moyens, mais surtout de culture commune, de prise de conscience. "Les accidents de la route baissent, les suicides des jeunes baissent, la mortalité infantile baisse, pas le nombre d’enfants maltraités, plaide le médecin. Cela devrait pourtant être une grande cause nationale."

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