Ivan Jablonka, fils d’orphelin

L’historien vient de recevoir le Prix du Sénat pour son ouvrage "Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus"

Publié le 12 juin 2012 sur OSIBouaké.org

Ivan Jablonka reçoit le Prix du Sénat

L’Histoire - 08/06/2012 -

A 38 ans, cet historien de l’enfance reçoit le Prix du Sénat pour son livre Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Seuil). L’Histoire publie son discours et son portrait.

Le jury du Prix du Sénat du livre d’histoire, présidé par Jean-Noël Jeanneney, professeur émérite des universités, ancien ministre, a décerné le 10e prix du Sénat du Livre d’Histoire à Ivan Jablonka pour Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus aux éditions du Seuil.

Les deux finalistes sont Jean-Pierre Filiu pour La révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique (Fayard) et Jacques Krynen pour L’état de justice en France, XIIIème-XXème siècle, (Volume II) L’emprise contemporaine des juges (Gallimard).

- Voir plus bas le discours d’Ivan Jablonka devant le jury du prix du Sénat.


Ivan Jablonka, fils d’orphelin

23/02/2012 - Séverine Nikel - L’Histoire n°373 [1]

A 38 ans, cet historien de l’enfance vient de publier Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Le récit d’une enquête autant qu’une biographie.

Il a grandi à Paris, rive gauche. Enfance de bon élève, dans un milieu « Éducation nationale ». Il a suivi le parcours de l’excellence républicaine : du lycée Henri-IV à l’École normale supérieure et à la Sorbonne. Mère professeur de « français, latin, grec ». Père ingénieur physicien. Une singularité : fils d’orphelin. Le père et la tante doivent leur survie à un abandon : arrêtés en février 1943, leurs parents ont décidé de laisser derrière eux leurs deux enfants âgés de 2 ans et demi et 4 ans. Confiés à un voisin polonais qui les a conduits à l’abri, cachés en Bretagne, ils ont grandi après la guerre dans les foyers de la Commission centrale de l’enfance, une organisation juive communiste issue de la Résistance.

Le choix de l’histoire ? Ivan Jablonka cite Pierre Chaunu et Carlo Ginzburg. Le premier, orphelin à 9 mois, écrivait dans son essai d’ego-histoire : « Au commencement était la mort, au commencement était l’oubli. Contre cet oubli, tout mon être se révolte. » Le second, fils du résistant antifasciste italien Leone Ginzburg : « Notre conception de l’histoire a une origine sanglante. »

« L’histoire nous a brisés, roulés comme des galets. Les sciences humaines permettent de répondre aux questions que je me posais sur moi-même, ma famille. » Quand il évoque le destin tragique de sa famille pendant la Seconde Guerre mondiale, Ivan Jablonka, né en 1973, dit « nous ». Il est des histoires dont on hérite en naissant. « Pourquoi mon père vit-il ? Pourquoi mes grands-parents n’ont-ils pas vécu ? Peut-on être attaché au pays qui a envoyé votre famille à la mort ? Que s’est-il passé entre l’incarcération de mon grand-père à la Santé en 1939 pour défaut de papiers et ma carrière d’universitaire français ? Mes livres sont la réponse publique, socialement utile à ces questions. »

« Être un enfant d’orphelin a été plus déterminant qu’être un petit-fils de déportés. » Après le DEA avec Alain Corbin, Jean-Noël Luc a dirigé sa thèse, soutenue à l’université Paris-IV en 2004 sur les pupilles de l’Assistance publique, publiée au Seuil deux ans plus tard sous le titre Ni père ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance publique, 1874-1939. « J’ai de l’amitié pour les enfants ballottés, blessés, rejetés, déracinés, parce qu’ils ressemblent à mon père et qu’ils me renvoient, ironiquement, la double image du petit garçon dévoré d’angoisse que je fus et du gosse de riches qui n’a jamais manqué de rien. » Avec quatre livres en moins de dix ans le premier, en 2004, est une biographie de Jean Genet, Ivan Jablonka s’est imposé en historien de l’enfance : enfance populaire, en difficulté ou en danger, enfance déplacée, prise en charge par les institutions.

Par quel hasard Ivan Jablonka vit-il aujourd’hui à deux pas du passage d’Eupatoria, à Ménilmontant, dans le XXe arrondissement ? Ce fut la dernière adresse de ses grands-parents. Jusqu’à sa récente recherche, entamée en 2007, ni lui ni son père n’en avaient la moindre idée.

Juifs nés à Parczew en Pologne, Matès et Idesa Jablonka furent des révolutionnaires professionnels et emprisonnés comme tels. Réfugiés en France en 1937, sans papiers, ils vivent sous la menace constante de l’expulsion. Matès est emprisonné une première fois en 1939, puis libéré. Tous les deux sont arrêtés à Paris par la police municipale le 25 février 1943, 17, passage d’Eupatoria. L’école maternelle des filles d’Ivan Jablonka est séparée du passage par un grillage. Ils sont déportés par le convoi 49, parti de Drancy le 2 mars. De leur fin, on sait peu de choses. Idesa a peut-être été gazée dès l’arrivée à Birkenau. Matès a été sélectionné pour travailler au Sonderkommando. Il n’est pas revenu.

Parti avec de maigres éléments une poignée de photos et de lettres, Ivan Jablonka s’entretient chaque semaine avec son père, commence à fouiller « avec frénésie » les dépôts d’archives de France et de Pologne. Les témoins directs ont presque tous disparu. Il écrit à une centaine de Jablonka et Yablonka dans le monde entier, parcourt les annuaires, Facebook ou les sites de généalogie juive. Il prend l’avion pour la Pologne, les États-Unis, l’Argentine et Israël, rencontre de lointains cousins auxquels leurs parents ont pu léguer des bribes de souvenirs. Son père l’accompagne parfois.

Archives judiciaires et policières, bien sûr, abondantes sur deux individus fichés et pourchassés un dossier polonais de 729 pages !, archives du recensement, annuaire des commerçants pour recréer le tissu du quartier parisien, archives du Secours populaire et de la Ligue des droits de l’homme pour retracer les démarches de deux réfugiés, Mémoires et témoignages de Juifs immigrés de Pologne... L’écriture tisse cette matière multiple pour reconstituer la trame de ces vies et sa toile de fond : le destin des Juifs dans la Pologne nationaliste, celui des réfugiés « indésirables » en France à la fin du Front populaire, l’Occupation, la destruction des Juifs européens. Écrire sur les siens n’a de sens que si cela éclaire et symbolise le destin d’une génération, celle qui a payé le plus lourd tribut à l’histoire du XXe siècle.

Le temps a passé. A Parczew, toute trace des Juifs a été effacée. On pourrait croire qu’ils n’ont jamais existé. Du passage d’Eupatoria, ne subsistent que quelques mètres - le fond de l’impasse a été rasé pour faire place à un ensemble d’immeubles modernes. De Matès et Idesa, que reste-t-il ? Chaque détail arraché à la disparition est une victoire sur le néant. « Je suis historien pour réparer le monde », écrit Ivan Jablonka.

Le livre est autant le récit d’une quête qu’une biographie. Identifier les sources par le raisonnement, formuler des hypothèses, tirer des fils, chercher inlassablement la vérité et parfois échouer, ressentir le choc de l’archive, l’émotion, la colère... Le travail de l’historien est à nu. Il y faut de « l’ingéniosité », disait Lucien Febvre. Ce que furent les vies de Matès et Idesa se construit sous les yeux du lecteur. De cette quête au long cours, Ivan Jablonka livre tout : « sculpture, burin et éclats ». Un feu intérieur anime les pages de ce livre écrit dans la proximité de Georges Perec, écrivain admiré, plusieurs fois lu et relu.

Il est « follement heureux » que le monde universitaire ait apprécié cette recherche aux limites de l’exercice académique, présentée dans le cadre de l’habilitation à diriger des recherches. Christophe Charle, garant de l’habilitation, l’avait encouragé. Le jury l’a couvert d’éloges. Maître de conférences à l’université du Maine et chercheur associé au Collège de France, Ivan Jablonka n’est pas menacé par l’enfermement scolastique. La rencontre avec Pierre Rosanvallon, animateur de La République des idées, un groupe de réflexion proche de la Deuxième Gauche et de la CFDT, lui a offert un modèle : « Faire des sciences humaines de manière rigoureuse et arriver à tenir un discours critique sur la société et à faire bouger les lignes, quoi de plus beau ! » Éditeur, il codirige avec lui la collection « La République des idées » au Seuil, où sont publiés quelques-uns des principaux économistes et sociologues français. Il est aussi rédacteur en chef de la revue en ligne La Vie des idées. « Je crois à la démocratisation du savoir, voilà mon militantisme. »


Les disparus de la photo de famille

Libération - 5 janvier 2012 - Claire Devarrieux

Le jeune historien Ivan Jablonka a enquêté sur la vie de ses grands-parents, morts à Auschwitz

Matès Jablonka est un Juif polonais mort à Auschwitz en 1943 ou 1944. Plus exactement, né russe en 1909 à Parczew, « aux confins de la Pologne, de l’Ukraine et de la Biélorussie », il devient polonais en 1918, quand le pays retrouve son indépendance. Il est le troisième d’une fratrie de cinq, le deuxième fils de Tauba et de Shloymè Jablonka, qui est « gardien du bain ». Le bain rituel ou le bain public ? L’établissement est un jour menacé de fermeture, un tracas en apparence banal, que révèle un document exhumé du dossier judiciaire de Matès, constitué en 1933 et 1934 quand celui-ci est emprisonné pour activités subversives : « L’insalubrité sert de prétexte pour fermer les établissements juifs. Dans la Pologne née de la Première Guerre mondiale, les minorités nationales subissent toutes sortes de tracasseries », écrit l’historien Ivan Jablonka. Il est né en 1973, trente ans après la mort de son grand-père, Matès Jablonka, à Auschwitz.

Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus est une enquête qui se lit comme un texte littéraire, constamment vivant, humain, jusque dans la description finale des camps, à laquelle l’auteur s’astreint comme on saute dans les flammes. A plusieurs reprises, au cours de son livre, il s’arrête, prend le temps de réfléchir à cette « biographie familiale » qui est aussi « œuvre de justice » et ne perd jamais de vue la recherche de la vérité. « L’idée de prendre mes grands-parents comme objet d’étude remonte à 2007. Mon projet prend forme assez vite : je vais écrire un livre sur leur histoire, ou plutôt un livre d’histoire sur eux, fondé sur des archives, des entretiens, des lectures, une mise en contexte, des raisonnements sociologiques, grâce auxquels je vais faire leur connaissance. Récit de leur vie et compte rendu de mon enquête, ce livre fera comprendre, non revivre. »

Ceci n’est heureusement pas tout à fait exact. Comprendre dans quels combats sanglants et perdus d’avance Matès s’est trouvé pris au piège en 1940, engagé qu’il était dans la Légion étrangère, c’est décrire, c’est faire revivre. Reconstituer le réseau de solidarités qui a permis à Matès et à sa jeune femme Idesa (née à Parczew en 1914), d’échapper aux rafles de 1941 et 1942, c’est fréquenter un anarchiste parigot, ou bien un couple de concierges peu engageants et pourtant très efficaces comme anges gardiens. Quand Ivan Jablonka met ses pas dans ceux de sa grand-mère qui s’enfuit, avec ses deux enfants, Suzanne et Marcel, à travers les rues mêmes où il vit aujourd’hui, l’exigence intellectuelle s’associe à l’émotion, à l’empathie, de manière à ce que le lecteur saisisse qu’il s’agit là de personnages, de tourments, d’une histoire qui le concernent : « Pourquoi vous ? Je ne sais pas, mais c’est vous. »

Bourrelier. Cette enquête résonne singulièrement aujourd’hui, surtout pour la période qui commence en 1937, en France, avec les arrêtés d’expulsion, les visas demandés aux consulats étrangers qui permettent, une fois refusés, de prouver qu’on est « dans l’impossibilité de quitter le territoire français ». La mise au point du fichier de la Sûreté nationale montre comment « il y a un "Vichy avant Vichy", et il fermente dans la République ». La mise en place des associations qu’on ne dit pas encore humanitaires permet de mettre un peu la tête hors de l’eau, de survivre. Sans, bien sûr, exercer son métier de bourrelier, Matès travaille ici et là, quand il peut, reçoit de l’aide. Il n’est plus le garçon courageux, séduisant, plein d’autorité, le fils le plus prometteur du vieux Shloymè. « Le révolutionnaire sans peur et sans reproche se rétracte en Juif de diaspora. »

« Départ unique ». Matès a précédé Idesa à Paris. Elle arrive en avril 1938. Son passeport, comme le « livre du souvenir », le Yizkèr-Bukh de Parczew, est désormais numérisé dans l’ordinateur de son petit-fils Ivan, fils de Marcel, né à Paris en 1940, un an après Suzanne. Le passeport est« valable pour un départ unique à l’étranger ».

Matès et Idesa sont deux jeunes gens parmi les 400 000 Juifs qui ont quitté la Pologne entre les deux guerres. L’historien constate que « la misère, l’antisémitisme et l’oppression » qui les ont conduits au marxisme dans les années 20, les contraignent à l’exil dix ans plus tard. Les pages consacrées aux années communistes de ses grands-parents par Ivan Jablonka ne sont pas les moins belles du livre.

Ainsi qu’il l’a prévu, l’auteur écume avec aisance les registres, les archives. Il travaille avec son père, Marcel, mais celui-ci a peu de souvenirs, et se sent coupable, car, quand il est jeune, « il n’éprouve pas le besoin d’interroger les cousins, les amis, les voisins », à présent presque tous morts. Mais il n’est jamais trop tard pour un historien. Jablonka interroge les membres de la famille, les descendants des frères et sœurs de Matès, communistes eux aussi, qui ont émigré en Argentine, en Union soviétique et en Israël. Il écrit à une centaine de Jablonka de par le monde. Il téléphone à tous ceux qui, d’après l’annuaire pour l’Ile-de-France, portent le même nom que les locataires du passage d’Eupatoria, à Ménilmontant, pendant la guerre. C’est là que ses grands-parents ont été arrêtés, le 25 février 1943, et emmenés à Drancy. L’ arrestation est peut-être en relation avec l’exécution de deux officiers allemands par la Résistance, quelques semaines plus tôt.

Marcel et Suzanne ont été « laissés volontairement dans l’immeuble » par leurs parents. Ceux-ci savaient-ils ce qui les attendait ? Ivan Jablonka pose la question en ces termes : « A partir de quel niveau de danger choisissez-vous de ne pas emmener vos enfants avec vous pour une destination inconnue ? »


Le discours du prix du Sénat 2012

L’Histoire - 11/06/2012 - par Ivan Jablonka -

Monsieur le président du Sénat, Monsieur le président du jury, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs les membres du jury, Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi d’exprimer l’émotion qui est la mienne au moment de recevoir le prix du Sénat du livre d’histoire 2012. Je voudrais vous témoigner ma profonde gratitude et vous remercier pour l’honneur que vous me faites. Je suis particulièrement ému à l’idée que, petit-fils de sans-papiers juifs polonais, je me tiens aujourd’hui dans l’un des hauts lieux de la République française. Mesdames et Messieurs les membres du jury, je ne vous connais pas personnellement, mais je vous connais par vos livres. Ils m’ont nourri, ils m’ont construit, ils ont fait l’historien que je suis devenu. Ma reconnaissance va aussi à mes éditeurs et à tous ceux qui, au Seuil, ont permis à mes livres d’exister.

Enfin, j’ai une grande dette à l’égard de ma famille. Ma famille est plutôt petite, mais, de cette tribune, quatre générations nous contemplent, puisque cet essai de biographie familiale est un livre de transmission qui relie mes grands-parents à mes filles. En guise de remerciement, je voudrais parler d’elle – ma famille – dans le langage des sciences sociales. Je voudrais en parler non en tant qu’elle aurait une destinée unique, remarquable, mais, comme dit Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse, en tant qu’elle est traversée, peut-être déterminée, par des forces sociales.

Je parlerai d’elle d’abord d’un point de vue sociologique. Mes grands-parents étaient, du côté maternel, tapissiers dans le faubourg Saint-Antoine et, du côté paternel, bourrelier et couturière dans une bourgade de Pologne. Je suis un enseignant-chercheur, et me voilà aujourd’hui honoré par un prix qui me comble de joie. Entre eux et moi, il y a donc eu, comme disent les sociologues, promotion sociale. Toutefois, le saut le plus déterminant, le plus difficile, ce n’est pas moi qui l’ai réussi : ce sont mes parents. Ma mère, fille de petits artisans, est devenue professeur agrégée de lettres classiques ; mon père, ingénieur, après une enfance dans les foyers juifs communistes. Sa réussite professionnelle peut se lire comme une forme de « résilience », pour employer un terme aujourd’hui un peu galvaudé. Dans ce mouvement, je suis un héritier, héritier de parents qui, eux, ne l’étaient certes pas.

Je voudrais aussi parler de ma famille en termes plus historiques, sous l’angle du processus d’intégration. Les parents de mon père sont nés en Pologne au début du XXe siècle. Responsables locaux du Parti communiste, illégal à l’époque, ils ont été condamnés à cinq ans de prison. À leur libération, ils ont émigré en France, sans visa, et se sont installés à Paris à la fin des années 1930. Quelques années plus tard, ils ont été arrêtés et déportés à Auschwitz, où ils ont été assassinés. Pour résumer, on peut dire qu’ils ont passé toute leur vie dans la clandestinité : en Pologne, en tant que communistes ; en France, en tant qu’étrangers illégaux ; sous le régime de Vichy, en tant que Juifs. Trois clandestinités, trois absences au monde, jusqu’à la dernière : l’anéantissement dans le cadre d’un génocide.

Bien sûr, les parents de mon père étaient intégrés dans leur environnement immédiat : le Parti communiste polonais, le Yiddishland de Belleville. Mais l’intégration dans l’État-nation, la grande intégration, avec des papiers, un métier, un statut social, celle-là, non, ils ne l’ont pas réussie. La voulaient-ils au demeurant ? Ils rêvaient plutôt de la révolution prolétarienne, qui abolirait les frontières et transformerait tous les hommes en frères. Mais, l’eussent-ils voulue, il n’y avait pas de place pour eux en Europe. Si leur existence a été courte et tragique, c’est parce qu’ils ont été instrumentalisés par un totalitarisme et détruits par un autre, sous l’œil indifférent des démocraties. Après la guerre, mes grands-parents maternels ont décousu leur étoile, mon père a été naturalisé. Ma famille a été aspirée, comme des millions d’autres familles juives, par le grand mouvement assimilationniste qui s’est exercé en Europe de l’Ouest au nom de la raison et de la modernité. Si l’on embrasse tout le siècle, on peut décrire la trajectoire de ma famille comme une marche « du ghetto à l’Occident ». À notre petite échelle, l’intégration est un processus historique qui mène, depuis les geôles de Pilsudski, jusqu’à ces magnifiques salons de Boffrand où nous nous trouvons maintenant.

Mon ouvrage est une réflexion à la fois privée et publique sur le destin de ma famille, mais il constitue aussi un essai sur l’écriture de l’histoire. Trois problèmes de méthode me tiennent à cœur : l’emploi du « je » ; l’exigence de distance et de réflexivité ; les rapports entre histoire et mémoire.

Le premier enjeu, c’est l’emploi du « je » dans un livre d’histoire. La tradition herméneutique, de Dilthey à Ricœur, souligne l’importance de la subjectivité à toutes les étapes de l’opération historiographique : choix du sujet, croisement des archives, découpage chronologique, tempo du récit, etc. L’historien peut aussi pratiquer le « je » d’une manière plus consciente. De nombreux travaux prennent leur source dans un tropisme personnel : tel historien des campagnes, du PCF, de l’immigration, de la Shoah, est personnellement concerné, touché par son sujet d’étude. Depuis quelques décennies, l’exercice de l’« ego-histoire » invite l’historien à réfléchir sur son propre parcours ou son origine sociale. Mais parler de sa famille en tant que chercheur, c’est franchir, je crois, un palier d’intimité supplémentaire. Dans mon travail, le « je » a au moins deux fonctions : ma famille est au centre de l’étude ; mon enquête fait pleinement partie du récit, c’est-à-dire que je rends visible, public, ce que les sociologues et les anthropologues appellent leur « carnet d’enquête ». J’ai donc conçu ma narration comme une structure à double hélice : un historien raconte la vie de ses grands-parents et, en même temps, l’enquête grâce à laquelle il a pu reconstituer leur vie. Mettre en œuvre ce double « je » : oui, j’ai cru bon de « tenter l’expérience ». J’ai refusé le « comme si » de la narration impersonnelle, du passé qui parle tout seul, qui sort tout armé de la cuisse de l’historien. Je rêve d’une histoire où le « je » serait la caution de la recherche la plus objective, et non son principe corrupteur. Mais à quelles conditions ? Car il est bien évident qu’un trop-plein de subjectivité tuerait la recherche en sciences sociales. J’en viens tout naturellement au deuxième enjeu : l’exigence de réflexivité. N’importe quelle recherche, en histoire comme ailleurs, exige de la distance. En l’occurrence, je n’ai pas eu besoin de faire de grands efforts : la distance, c’est la mort qui me l’a imposée. Ma grand-mère est morte à l’âge de vingt-huit ans ; mon grand-père est mort à l’âge de trente-quatre ou trente-cinq ans. Puisque leur vie s’achève longtemps avant que la mienne ne commence, puisque mon père a été séparés d’eux à l’âge de trois ans à peine, Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers.

Mais il y a davantage : c’est un véritable fossé qui me sépare de mes grands-parents. Ils étaient petits artisans dans un shtetl ; je suis un historien français. Ils aspiraient de tout leur être à la révolution prolétarienne ; le mur de Berlin est tombé quand j’avais quinze ans. Ces admirateurs yiddishophones de la grande Union des soviets comprendraient-ils que j’aille parfois parler, en anglais, dans une université américaine ? Cette distance sociale, politique, linguistique, j’ai dû la surmonter. Cette déchirure, cette béance ouverte par la mort et le temps, j’ai dû la recoudre.

Au moment même où j’assume cette distance, je dois expliquer comment j’ai tenté de la réduire. J’ai obéi à ce que j’appellerais un impératif de transparence : l’« honnêteté scientifique », écrit Marrou, exige que l’historien nous fasse « assister à la genèse de son œuvre : pourquoi et comment il a choisi son sujet, ce qu’il y cherchait, ce qu’il y a trouvé », quel a été « son itinéraire intérieur ». En un mot, conclut Marrou, il est bon que l’historien se livre à « une introspection scrupuleuse ». De mon travail d’historien, de mon enquête, de mes intuitions, de mes certitudes, hésitations, doutes, réussites, échecs, j’ai pris le parti de tout montrer. Cette transparence s’imposait, ne serait-ce que pour montrer que les archives auxquelles j’ai eu recours ne sont pas un acquis, une trouvaille dans le grenier d’une maison de campagne, mais le fruit d’un raisonnement. En tant qu’il est un combat contre le néant et l’oubli, le récit de la vie de mes grands-parents est inséparable des efforts par lesquels j’ai retrouvé leur trace dans une vingtaine de dépôts d’archives, en Pologne et en France, et auprès de nombreux témoins, qui ont accepté de me parler de leurs parents, de l’immigration ou de la guerre. Inviter le lecteur dans les coulisses, dans l’« atelier de l’histoire », est une façon de montrer que l’intelligence du passé n’est pas un résultat, mais plutôt un processus, une quête, voire un combat.

Le troisième enjeu, ce sont les rapports entre histoire et mémoire. Mon travail consiste en une biographie, même si elle est familiale, même si elle se situe aux limites du genre. Or la biographie est l’un des seuls exercices qui donne lieu à une histoire totale, pleinement sociologique, à la fois individuelle et collective, microhistorique et globale, transversale et transnationale. C’est là que la biographie se révèle passionnante pour l’historien du social que je suis. Est-il possible de suivre pas à pas, année après année, jusqu’à la mort, ces enfants, femmes et hommes anonymes qui composent l’essentiel de l’humanité ? En ce sens, faire la biographie d’un inconnu est à la fois une tentation et un suprême défi. Alain Corbin l’a relevé avec le sabotier Pinagot. Dans un autre contexte, Götz Aly a tenté l’exercice avec la petite Marion Samuel, assassinée dans une chambre à gaz à l’âge de douze ans. Mais se pencher sur la cendre des disparus est indissociablement un travail d’histoire et une œuvre de mémoire. J’ai voulu écrire une microhistoire de la Shoah dans laquelle les protagonistes seraient des vivants, avec leurs révoltes et leurs échecs, avec leurs occupations et leur normalité, et non des êtres-pour-la-mort. En retraçant le parcours de mes grands-parents, j’ai tenté de les rendre au foisonnement de leur vie, à la profusion de leur liberté. Michelet croyait à la « résurrection de la vie intégrale » et Isaac Bashevis Singer affirmait qu’« un jour des millions de cadavres parlant yiddish se lèveront de leurs tombes ». Ce portrait de l’historien en nécromant ne me satisfait guère. Comme chacun sait, les morts ne se relèvent pas. Livre de mémoire et de transmission, biographie de deux jeunes gens, mon livre est un hymne à la vie, mais il est aussi évidemment un tombeau, une stèle de papier, le cénotaphe que l’historien bâtit pour les « absents de la maison », comme dit Michel de Certeau.

J’ai recherché la manière la plus vraie de parler du génocide, entre histoire et littérature, en adoptant une éthique qui puiserait à la fois à un impératif d’exactitude, à une revendication d’« écrire juste » et à un sentiment d’être en dette. C’est ainsi que j’ai tenté de dépasser ce que je crois être de fausses oppositions : la science altérée par le récit, la grande histoire dominant la petite, la mémoire contre l’histoire. Vous le comprenez, Mesdames et Messieurs, je ne suis pas venu à l’histoire par une révélation soudaine, par un goût peu à peu construit. Elle est venue à moi, elle est venue à nous, elle nous a roulés dans son ressac comme des galets. Peut-on être attaché au pays qui a envoyé sa famille à la mort ? Que s’est-il passé entre l’incarcération de mon grand-père à la Santé, en 1939, pour défaut de papiers, et ma carrière d’historien français ? De quelle alchimie sociale suis-je le produit ? Mes livres sont la réponse publique, socialement utilisable, que je donne à ces questions – tant il est vrai que l’étude de l’histoire est, selon les mots de Paul Ricœur, une « riposte » à notre condition historique. Les liens qui m’attachent au passé – petits-fils de déportés, fils d’orphelin, chercheur français – composent une tresse qui court à travers toute ma recherche. Elle relie mes travaux sur l’enfance et l’abandon, sur la délinquance et l’intégration des jeunes, sur l’État et le modèle républicain. J’ai de l’amitié pour les enfants ballottés, déracinés, rejetés, blessés, parce qu’ils ressemblent à mon père et qu’ils me renvoient, ironiquement, la double image du petit garçon dévoré d’angoisse que je fus et de l’enfant chéri qui n’a jamais manqué de rien. « Au commencement était la mort, au commencement était l’oubli. Contre cet oubli, tout mon être se révolte », écrit Chaunu. Moi-même, je suis le petit-fils de deux « indésirables » qui parcourt la forêt de bouleaux de Birkenau en se promettant de ne pas oublier. Cet héritage, cette situation quelque peu instable, ont influencé ma manière de faire de l’histoire. De même qu’on peut être à la fois français et juif, de même qu’on peut regarder le passé en historien, en petit-fils, en citoyen, de même on peut à la fois dépouiller des kilomètres d’archives, travailler obsessionnellement à établir des faits et s’autoriser à infléchir les règles de la méthode.

Je vous remercie pour votre attention.


Pour aller plus loin : Rencontre entre Annette Wievioka et Ivan Jablonka sur France Inter


  • Ivan Jablonka (2012), Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Seuil, La librairie du XXIème siècle.

— - Photo : Portrait d’Ivan Jablonka par © Emmanuelle Marchadour

imprimer

retour au site


[1] Ivan Jablonka, fils d’orphelin, portrait réalisé par Séverine Nikel, L’Histoire n°373, mars 2012.