Photographier la folie douce d’Addis-Abeba

Les ’sweet crazy’ photographiés par Jan Hoek

Publié le 12 novembre 2011 sur OSIBouaké.org

Vice - 11 novembre 2011 - Jan Hoek

Pas mal de gens souffrent de maladies mentales dans le monde et on dirait que la plupart d’entre-eux vivent dans la capitale éthiopienne, Addis-Abeba. J’ai découvert ça en faisant un voyage scolaire.

Le premier fou que j’ai vu là-bas était en grande conversation avec le ciel, au milieu d’un rond point. Il s’était foutu une clope dans chaque narine, portait des lunettes de pilote des années 1970 et sa tenue était un joyeux bordel de fringues effilochées complètement miteuses mais admirablement assorties. On aurait dit un personnage mythologique. Quand je me suis approché, il m’a jeté un cailloux dans la gueule. Pendant le reste de mon séjour, j’en ai vu des centaines comme ça. Et tous avaient plus de style que n’importe quel mannequin de n’importe quel podium. Ils portaient des bouteilles, des chapeaux faits maison, ou des ensembles en similicuir recomposé. Le phénomène est tellement énorme en Ethiopie qu’on a attribué un nom à ce groupe de personnes : les Sweet Crazies. Ce n’est pas très politiquement correct, certes, mais c’est un terme très affectueux.

Quand je suis rentré chez moi, je n’arrivais pas à me sortir les Sweet Crazies de la tête, donc j’ai décidé de retourner en Ethiopie pour faire un projet photo centré sur eux et leur style. Selon les statistiques, 15% des adultes du pays (soit environ 12 millions de personnes) souffrent de troubles psychologiques. Pourtant, il n’y a qu’une clinique psychiatrique dans le pays.

J’y ai fait un tour, mais le responsable n’a accepté de me faire faire le tour du proprio qu’après lui avoir assuré que je ne mentionnerai ni son nom, ni celui de la clinique. L’endroit faisait peine à voir. Les Sweet Crazies se baladaient l’air penaud dans les couloirs, avec leur crâne rasé et leurs yeux malades. Aussi, leurs tenues festives avaient laissé place à de tristes pyjamas.

« Lorsque quelqu’un souffre d’un problème mental, les gens pensent souvent qu’il est possédé par des esprits maléfiques », m’a expliqué le porte parole anonyme. « Prises de panique, les familles finissent par mettre leurs propres enfants à la porte. Les personnes qui se rendent compte qu’elles ont un problème ne savent pas comment gérer la situation. Du coup, beaucoup croient qu’un traitement à base d’eau bénite est la seule solution. » Ce traitement est fait dans une église par un prêtre en robe noire qui asperge les malades à l’aide d’un tuyau d’arrosage. Selon le porte parole, on devrait traiter plus de patients scientifiquement. Il déteste le terme Sweet Crazies et m’a avoué que ces personnes étaient « des patients souffrant d’une maladie. En leur donnant un nom pareil, on les stigmatise systématiquement. Cela implique que leur état ne peut pas changer. »

J’avais bien compris qu’être un Sweet Crazy n’était pas si « sweet » que ça et que la plupart d’entre eux avait véritablement besoin d’une thérapie ou d’un traitement médical. Mais à mes yeux, ils étaient plus que des victimes. Je suis probablement naïf, mais la fierté et la dignité avec laquelle ils continuaient de vivre était tout simplement fascinante. Je me demande combien d’entre-eux sont considérés comme des malades uniquement à cause de leur accoutrement ?

Par respect pour les Sweet Crazies, j’ai décidé de ne pas les photographier dans les ruelles de la ville, mais plutôt, de faire les séances dans un studio photo typiquement éthiopien, avec des piliers romains et des trônes dorés. Le genre d’endroit où les jeunes mariés se rendent pour jouer aux riches dans leurs costards ivoire.

Avec mon pote éthiopien, Solomon, on a passé un mois à faire ami ami avec les Sweet Crazies pour les convaincre de participer à notre projet.

Beaucoup étaient flattés à l’idée de poser pour moi et finissaient par me câliner à la fin de la séance. En revanche, d’autres étaient assez tendus. Un type a complètement pété un câble quand un autre client a fait une sale blague. Il s’est levé, a foutu le bordel et on a été chassé du studio par une bande de mecs de la sécurité armés de battons. Le jour suivant, je suis tombée sur le type en question dans la rue. Je crois qu’il avait oublié toute l’affaire parce qu’il m’a salué chaleureusement, comme si de rien n’était.



Jan Hoek expose ses portraits des Sweet Crazies à la Galerie Artpocalypse Collective d’Amsterdam jusqu’au 12 novembre 2011.

  • "Opening Jan Hoek - Sweet Crazies"

Artpocalypse Collective // Tweede Laurierdwarsstraat 64 // 1016 RC Amsterdam // info@artpocalypsecollective.com // 0031-6294787668 // Open : Wed-Sat 1-6 PM //

imprimer

retour au site