"Les Faiseuses d’histoire. Que font les femmes à la pensée ?"

Critique du livre de Vinciane Despret et Isabelle Stengers paru en avril 2011

Publié le 17 juin 2011 sur OSIBouaké.org

OSI Bouaké - SD - 17 juin 2011 -

En ces temps où il est d’actualité de penser le féminisme et la place des femmes dans la société, en ces temps où l’université est plus que jamais mise à mal... Je m’étonnais que le livre d’Isabelle Stengers et Vinciane Despret ne trouve pas davantage d’écho dans la presse. Je viens de le terminer, c’est un joli livre enlevé, qui donne à penser et à questionner.


"Les Faiseuses d’histoire. Que font les femmes à la pensée ?" et "La Plus Belle Histoire des femmes" : la longue marche des femmes

Le Monde des livres | 16.06.11 | Critique |

Elles disent être entrées à l’université sur un mode "amnésique". Sans penser qu’être une femme avait une signification particulière, sans songer aux bataillons de jeunes filles qui en avaient si longtemps été exclues, sans se pencher sur les études de genre, qui tentent jour après jour de déconstruire la fabrication du masculin et du féminin. "On oublie vite lorsqu’un droit est acquis et que l’on est dans les conditions générales permettant d’en bénéficier", constatent les philosophes Vinciane Despret et Isabelle Stengers.

Nicole Bacharan avait, elle aussi, "oublié". Historienne et polititologue, elle raconte être tombée, à 20 ans, dans le "premier piège tendu aux ignorantes" : croire que la liberté des femmes était acquise. Elle pensait que l’égalité des sexes était une question réglée par la génération de sa mère : les femmes avaient investi le marché du travail, la contraception et l’avortement étaient légalisés, la mixité était devenue la règle. "Je connaissais les règles écrites et officielles. J’ignorais les plafonds de verre, les filets de la bien-pensance ou les sables mouvants d’une libération parfois trompeuse."

Pour mettre fin à cet "oubli", Vinciane Despret, Isabelle Stengers et Nicole Bacharan ont emprunté des sentiers différents. Nicole Bacharan a choisi de raconter l’histoire de la condition féminine "de Cro-Magnon à nos jours" à travers trois grandes voix : celles de l’anthropologue Françoise Héritier, de l’historienne Michelle Perrot et de la philosophe Sylviane Agacinski. Vinciane Despret et Isabelle Stengers, elles, se sont demandées de manière méditative et ludique ce "que font les femmes à la pensée" en partant d’un texte de Virginia Woolf (1882-1941).

Publié à la veille de la seconde guerre mondiale, en 1938, Trois Guinées racontent les humiliations subies par les "filles et les soeurs d’hommes cultivés" qui ne purent entrer à Cambridge. Après avoir célébré l’"année sacrée" - 1919 - où les premières Anglaises diplômées se virent reconnaître le droit d’exercer certaines professions libérales, Virginia Woolf demande aux femmes de réfléchir un instant avant de s’engouffrer dans les temples du savoir : Think we must, leur intime-t-elle. "Désirons-nous la rejoindre, cette procession ? Et surtout, quelles conditions accepterons-nous ? Où nous conduira-t-elle, cette procession d’hommes cultivés ?"

Cette interrogation, Vinciane Despret et Isabelle Stengers l’ont adressée, soixante-dix ans plus tard, à des femmes qui ont rejoint les rangs de ces "hommes cultivés". "Pouvons-nous rassembler quelques éléments de diagnostic à propos de ce que "les femmes font à la pensée" ?", leur demandent les deux philosophes. Non dans une perspective essentialiste - les femmes auraient par nature une manière à elles de penser - mais dans une logique de "genre" : "Parler de nos "faire autrement", de nos refus mais aussi de ces sentiments d’être déplacées, de ces malaises qui attendent toujours au tournant."

Dans les réponses recueillies par les deux philosophes, il est beaucoup question de place. Se sentir à sa place, se faire remettre à sa place, se faire une place... La mathématicienne et philosophe Laurence Bouquiaux constate ainsi que les femmes adoptent souvent l’attitude docile et soumise de ceux qui ne sont pas vraiment "à leur place". "Comme si elles ne se sentaient pas autorisées à contester, à discuter, à mettre en cause, ou alors seulement de manière très soft, sous forme de question ou de suggestion dont elles laissent déjà entendre en les formulant qu’elles pourraient être prêtes à y renoncer."

Invitée, elle aussi, à méditer l’héritage de Virginia Woolf, la sociologue Benedikt Zitouni évoque, elle, une figure honnie de son enfance, "l’homme-qui-se-permet-d’expliquer". "Tant d’hommes nous ont expliqué des choses, à ma mère et à moi, mère célibataire et fille unique, que j’en ai la chair de poule quand on m’explique des choses. (...) Tant de fois, nous, de notre côté, on a poliment hoché de la tête, fait des oh et ah d’intérêt quand on aurait tout simplement dû leur dire que si c’était pour nous expliquer des choses, eh bien cela ne nous intéressait pas, merci beaucoup et au revoir !"

Au terme de leur voyage, Vinciane Despret et Isabelle Stengers n’ont pas découvert une "pensée féminine" mais des femmes qui n’acceptent pas vraiment la place qui leur a été faite. "Elles ont obtenu le "droit" de penser de 9 à 18 heures, comme les hommes - quitte, selon la quasi-norme de la double journée de travail, à s’occuper de leurs enfants et de leurs casseroles ensuite -, mais elles manquent de gratitude envers ceux qui les ont admises dans leurs rangs. Elles ne se laissent pas, pas tout à fait, assigner au rôle auquel elles ont accédé. Et c’est peut-être ce refus de l’assignation qui constitue l’un des fils conducteurs les plus remarquables de notre enquête."

Ce refus n’est sans doute pas étranger au long combat qui vit les femmes s’émanciper peu à peu d’une domination millénaire. Dans son dialogue avec Nicole Bacharan, l’anthropologue Françoise Héritier explique que la fameuse "place" qui fut longtemps réservée aux femmes était celle d’un être inférieur : toujours et partout, le masculin a été considéré comme supérieur au féminin. "Ce qui fonde la domination masculine, c’est, dans tous les cas, la volonté de s’attribuer la fécondité des femmes."

Cantonner les femmes à la sphère privée, les préparer sans relâche à leur rôle d’épouses et de mères, leur interdire l’art et le savoir, les exclure du champ politique et surtout, maîtriser leur corps : l’historienne Michelle Perrot raconte les mille et un visages de cette domination qui visait à maintenir les femmes "à leur place". Une vision du monde bousculée au XXe siècle par la conquête du droit de vote, la reconnaissance de l’autonomie civile et la découverte de la pilule. "Le contrôle du corps des femmes a toujours été, depuis les origines, un enjeu central de la vie de la Cité. La contraception fut donc un des événements majeurs du XXe siècle, aussi important qu’autrefois la découverte de la rotation de la Terre."

Comment s’étonner, après un tel bouleversement, que les femmes ne se sentent pas toujours "à leur place" lorsqu’elles investissent des terres jadis réservées aux hommes ? La différence des sexes organise encore le monde, affirme la philosophe Sylviane Agacinski, mais son contenu doit désormais rester flou afin que chacun puisse - enfin ! - donner libre cours à ses goûts et ses aptitudes. "Ni identité fixe, ni modèle clos, que ce soit pour les hommes ou pour les femmes. Derrière les cultures, on ne trouvera jamais une vérité ultime, naturelle, qui nous permettra de dire : voilà la différence des sexes !"

  • LES FAISEUSES D’HISTOIRE. QUE FONT LES FEMMES À LA PENSÉE ? de Vinciane Despret et Isabelle Stengers. Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 206 p., 14 €.

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  • LA PLUS BELLE HISTOIRE DES FEMMES de Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan. Seuil, 308 p., 19,50 €.

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