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Politique VIH : changer de paradigme

par Gilles Raguin, Service d’infectiologie, Hôpital Saint-Antoine (Paris), ancien directeur des opérations internationales de Médecins du Monde


Mots-Clés / Politiques

Transcriptase n°125 - janvier 06

Réf. : Eyes wide open or eyes wide shut ? Antiretroviral therapy in resource-poor countries : Illusions and realities Desvarrieux M., Landman R., Liautaud B., Girard P.M. Am J Public Health, 2005, 95, 8-13 Applying Public Health Principles to the HIV Epidemic Frieden T.R., Das-Douglas M., Kellerman S.E., Henning K.J. N Engl J Med, 2005, 353, 2397-2402

L’épidémie de sida   a 25 ans. Elle progresse sans rémission, comme l’indiquent les derniers chiffres de l’Onusida   pour l’année 2005. Les modèles mathématiques de Roy Anderson prévoient encore 130 ans de progression continue. Les baisses de prévalence, ici ou là, sont difficiles à interpréter. Sans nier les efforts accomplis et les succès relatifs obtenus dans certains pays, force est de constater, globalement, que nous n’avons pas été capables de mettre en place un dispositif global capable de stopper ou simplement de ralentir cette pandémie. Ce constat nécessaire n’est pas franchement fait par les institutions internationales en charge de la question (OMS  , Onusida  , etc.). Nos politiques de santé publique, nos approches ne sont probablement pas ou plus adaptées à la situation. Un inventaire s’impose. Des révisions sont nécessaires.

Au Nord Le récent rapport du Conseil national du sida   (CNS) le dit, à propos de la politique française de prévention de l’infection à VIH1. Nous-même nous l’avons dit récemment, dans la presse grand public, à propos de la lutte contre le sida   en général, particulièrement dans les pays pauvres2. Enfin, Thomas R. Frieden et ses collègues, du département de santé et d’hygiène mentale de la ville de New York, le disent, à propos de la politique de lutte contre le sida   aux Etats-Unis, dans le numéro du premier décembre 2005 du New England Journal of Medicine3.

Quel est leur constat ? Après 25 ans d’épidémie, le nombre de décès stagne, le nombre de diagnostics augmente, la transmission du virus continue, voire augmente. Les pratiques à risque augmentent dans certains groupes, les diagnostics tardifs sont fréquents, la notification des partenaires est rare, les patients Noirs et Latino ont un moins bon accès aux soins, la prévention de la transmission est peu promue chez les patients traités. Ce constat, fait aux Etats-Unis, n’est pas bien différent de celui que font aujourd’hui en France l’Institut national de Veille Sanitaire (InVS)4 et le CNS1. Il s’applique aussi, bien que différemment, aux pays pauvres où il est même encore plus sévère.

Pourquoi ce résultat, ou plutôt cette insuffisance de résultats ? Parce que nous n’avons pas utilisé dans cette épidémie une approche de santé publique comparable à celle que nous avons utilisé, ou utilisons, devant d’autres épidémies, selon T. Frieden. L’exceptionnalisme appliqué à l’épidémie de sida  , et le refus de lui appliquer les méthodes standard de contrôle des maladies infectieuses, serait responsable de notre relatif échec. Les auteurs suggèrent de mettre fin à cet exceptionnalisme et de revenir aux bonnes pratiques, tout en reconnaissant que ce choix aurait un coût politique, tant vis-à-vis des conservateurs que des activistes. En effet, d’un côté, un tel choix conduirait à promouvoir ouvertement l’échange de seringues et la promotion du préservatif, dont les effets positifs sont prouvés en matière de prévention, au grand dam des conservateurs. De l’autre côté, le dépistage devrait être conduit de façon plus systématique ainsi que la notification, le traçage et la prise en charge des partenaires des personnes infectées par le VIH  , contre l’avis de la plupart des activistes. On conçoit bien qu’une telle approche questionne et déstabilise ceux que les auteurs appellent "l’establishment" de droite comme de gauche. Au plan économique, les coûts seraient substantiels - mais le coût humain et économique d’une épidémie insuffisamment contrôlée le serait encore plus à moyen terme.

Pour aller plus dans le détail, les auteurs considèrent que le dépistage du VIH  , singularisé, doit rejoindre la loi commune et être mieux intégré, au même titre que pour les autres maladies, infectieuses ou non, dans la pratique médicale courante. Cela permettrait de le rendre plus largement et plus systématiquement disponible (voir l’article "Dépistage du VIH   : en finir avec l’exceptionnalisme ?"). Cela éviterait aussi de perpétuer la relative stigmatisation associée au dépistage lorsqu’il est ciblé vers certaines populations. Il est vrai que le retard au diagnostic est délétère, tant du point de vue de la personne infectée que du point de vue de la transmission du VIH  , le CDC considérant que plus de la moitié des nouvelles infections sont issues de personnes infectées qui ne se savaient pas porteuses du virus. Plus le diagnostic est précoce, plus le traitement est précoce, plus la transmission diminue. L’argument est scientifiquement juste. On voit néanmoins bien où sont les limites de leur proposition : le conseil et son bénéfice, indéniable, risquent de disparaître au profit d’un dépistage de masse, peu accompagné, peu pédagogique. Peut-être existe-t-il des dispositifs moins singuliers, moins spécifiques, qui concilieraient un dépistage de qualité suffisante et un plus large accès au dépistage. Des travaux existent, qui ont essayé de trouver des réponses aux interrogations de Frieden, mais dans des situations particulières et auprès de populations particulières. Une remise à plat est nécessaire.

La question de la notification des partenaires est plus difficile. Il est vrai, comme le disent les auteurs, que, aux Etats-Unis, plus des deux tiers des partenaires de personnes nouvellement diagnostiquées ne sont pas contactés de façon "efficace". Dans un travail conduit à New York, moins de 10% des partenaires avaient fait un test de dépistage. Les auteurs proposent donc une notification systématique des partenaires par un acteur de santé, et l’utilisation de nouveaux outils diagnostiques, afin de faire plus rapidement le diagnostic de primo-infection, et de stopper ainsi précocement les clusters de transmission. On retrouve là une conception de la santé publique bien connue et souvent combattue par les avocats des libertés individuelles. Là aussi, si le rationnel de santé publique est juste, l’application de cette mesure est délicate. Mais là encore, peut-être est-il possible, avec les acteurs de terrain et les associations de patients, de faire évoluer un système qui montre des limites préoccupantes. Il serait de toute façon sain, à tous points de vue, de regarder nos résultats, de réviser éventuellement nos objectifs et d’adapter nos modalités d’intervention. Rien ne serait pire que de ne pas nous remettre en question si les résultats ne sont pas satisfaisants, pour les individus comme pour la société.

Pour ce qui concerne la prévention de la transmission, nous ne reviendrons pas sur la question de l’échange de seringues, sur la promotion des condoms et leur gratuité, sur les programmes scolaires. La situation, à tous points de vue, est bien meilleure en France qu’aux Etats-Unis, aux prises avec une administration conservatrice rétrograde. Cependant, globalement, partout dans le monde, et en France aussi, comme le rappelle franchement le récent rapport du CNS, la situation n’est pas satisfaisante. Sur tous ces sujets, l’effort est insuffisant, volontiers délégué aux associations, dont le rôle ne peut être que symbolique. La grande majorité des gouvernements est très loin de mettre dans ces interventions la volonté politique et les moyens nécessaires.

La question de la prise en charge et des traitements est plus facile à traiter. Il est de la responsabilité du système de santé d’offrir à tous ceux qui en ont besoin une prise en charge et un traitement, aux Etats-Unis comme en France. L’exclusion des plus pauvres, des migrants, des plus précaires, n’est pas acceptable, ni du point de vue moral, ni du point de vue de la santé publique. A chaque pays ses solutions. Dans tous les cas, un système de santé passif, qui attend les patients, n’est pas satisfaisant. La mise en place d’interventions hors des centres, auprès des populations vulnérables, pour y promouvoir l’information et l’accès au dépistage et aux soins est indispensable. Elles doivent être promues et financées par l’Etat.

Enfin, T.R. Frieden rappelle en fin d’article qu’il n’y a pas de bonne santé publique sans évaluation. L’évolution de l’incidence, de la prévalence, de la mortalité, mais aussi des résistances chez les patients naïfs doit être mesurée. La pratique du dépistage, la notification des partenaires, l’accès aux soins de ceux qui sont dépistés et le succès de la prise en charge doivent être également monitorés. Tout cela se fait un peu, mais pas pour tous les indicateurs. Là aussi, on craint "big brother", même si l’objectif de mieux contrôler l’épidémie est parfaitement entendable. On peut sûrement améliorer l’existant sans enserrer pour autant les personnes infectées dans un système de surveillance incompatible avec nos valeurs de liberté individuelle.

A vrai dire, la proposition de Frieden - mettre fin à l’exceptionnalisme du VIH   - n’est pas nouvelle. Elle avait déjà été proposée en 2001 et elle l’est assez régulièrement, par différents auteurs et dans différents contextes. Ce qui est nouveau, c’est le caractère de plus en plus évident de notre échec et, même, y compris dans les pays riches, de l’aggravation de la situation tant en termes de progression de l’épidémie que d’accès à la prévention et au dépistage, aux soins et, finalement, aux antirétroviraux. On a beaucoup vécu dans l’illusion, ces dernières années, dans le champ du sida   : illusion d’une prévention qui marche, illusion d’une recherche vaccinale qui progresse, illusion d’un accès universel aux antirétroviraux à l’horizon 2015. Sans nier les résultats, içi ou là, ni les efforts de ceux qui s’investissent ou investissent dans ce combat, il est licite de s’interroger de nouveau sur notre approche, à la lumière crue de la réalité des chiffres et des faits, dans une logique de santé publique globale, comme le proposent Frieden et al.

Au Sud Et comme le proposent aussi M. Desvarrieux et ses collègues de l’Intrepide initiative in Global Health, à propos de l’accès aux antirétroviraux dans les pays pauvres. Leur constat est le même. Nous échouons. Notre approche actuelle est fausse, en termes de santé publique. Elle est centrée sur les individus alors qu’elle devrait s’adresser aux populations. Le but de santé publique ne peut pas être de réduire la morbidité et la mortalité de petits groupes de patients traités, le but doit être de réduire la morbidité et la mortalité de populations entières. Dès lors, le problème opérationnel majeur devient le nombre de patients, c’est à dire la seroprévalence, ce qui, dans la plupart des pays pauvres, justifie de travailler non pas sur la juxtaposition de petits programmes de traitement à audience nécessairement limitée, mais sur la notion de traitements de masse avec des buts globaux.

Les auteurs proposent donc de changer de stratégie : l’unité d’analyse n’est plus l’individu mais la population ; les programmes d’accès aux antirétroviraux doivent être de grande ampleur, basés uniquement sur l’existence de signes cliniques ; l’environnement biologique doit être réduit à son minimum ; l’évaluation repose sur la mortalité, l’incidence des principales infections opportunistes, notamment la tuberculose ; la surveillance des CD4, de la charge virale, de l’évolution des résistances n’est plus réalisée que sur un échantillon de la population traitée.

Les antirétroviraux doivent sortir des centres de traitement "spécialisés" et être disponibles au niveau des centres de santé communautaire, dans un contexte de soins de santé primaire, malgré les énormes difficultés et adaptations que cela suppose. Il faut également mettre fin au système actuel qui mesure l’accès aux antirétroviraux dans un pays aux sommes officiellement disponibles à cet effet, ou aux stocks effectivement disponibles dans les centres de stockage, plutôt qu’aux quantités de médicaments effectivement délivrés de façon pérenne et équitable aux personnes infectées. La responsabilité des donateurs et des bailleurs est, dans ce domaine, considérable. Un plan national, une politique nationale et de l’argent international ne suffisent pas à faire un programme d’accès aux antirétroviraux efficace, pérenne et équitable. L’épidémie de sida   doit être traitée comme une crise sanitaire majeure et une urgence de santé publique, beaucoup plus qu’elle ne l’est aujourd’hui. Cela ne peut être qu’en changeant d’approche, tant pour ce qui concerne la prévention que la thérapeutique. Les situations sont diverses, les buts atteignables aussi, les enjeux éthiques réels mais, une fois de plus, notre réponse n’est pas satisfaisante.

Nos stratégies doivent être revues. Le mérite des auteurs cités dans ces article est de le dire, de le démontrer, et de proposer à la réflexion de tous de nouvelles approches, peut-être plus difficiles mais plus adaptées à l’ampleur du problème majeur de santé publique que constitue l’épidémie de sida  . Cette démarche est nécessaire parce que l’épidémie est toujours hors de contrôle 25 ans après son début, et parce que nous sommes probablement prisonniers de conceptions et de stratégies qui ont atteint leurs limites.

1 - Conseil National du Sida   Rapport sur la Politique Publique de Prévention de l’infection à VIH   en France Métropolitaine Novembre 2005 2 - Raguin G et Girard PM "Sida   : Un rendez-vous manqué ?" Le Monde, 1/12/2005. 3 - Frieden TR, Das-Douglas M, Kellerman SE, and Henning KJ "Applying Public Health Principles to the HIV Epidemic" NEJM, 2005, 353, 2397-2402 4 - INVS "Surveillance de l’infection à VIH  -sida   en France, 2003-2004" BEH, 2005, 46-47, 230-232


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Publié sur OSI Bouaké le jeudi 6 juillet 2006

 

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