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Le racisme est un mutant


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Doudou Diène, UNESCO - Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (ONU  ) , le 20-12-2008 (Publié sur internet le 11-03-2009)

La xénophobie et le racisme sont des constructions intellectuelles qui se sont enracinées dans les esprits au fil des siècles. Les tactiques juridiques s’avèrent insuffisantes pour les combattre, car elles ne touchent que la partie visible de l’iceberg. Une stratégie intellectuelle est nécessaire.

Le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde, écrivait le dramaturge allemand Berthold Brecht au beau milieu de la Seconde guerre mondiale. Cette phrase résonne encore aujourd’hui avec gravité.

Certes, la victoire toute récente de Barack Obama aux élections présidentielles des États-Unis porte au racisme un coup qui pourrait avoir d’importantes répercussions à l’avenir. Comment ne pas se réjouir de voir le rêve de Martin Luther King commencer enfin à se réaliser ? Mais comment ne pas songer, en même temps, aux violences interethniques qui ont déchiré au début de cette année le Kenya, pays d’origine du père du nouveau président américain ?

Le racisme est un mutant. Nous n’avons pas fini de combattre ses manifestations traditionnelles – comme l’antisémitisme, le racisme anti-Noir, anti-Arabe… – que nous voyons déjà la haine prendre de l’ampleur sous d’autres formes. L’idée alarmante qui se répand, notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001, sur l’existence de communautés potentiellement terroristes, terroristogènes, montre à quel point l’amalgame entre certains actes et des facteurs de race, de culture ou de religion peut être dangereux.

Le racisme ne tombe pas du ciel

Cet amalgame brouille l’analyse et la compréhension du racisme. Il fut un temps où le discours raciste était le fond de commerce de partis clairement identifiés comme étant d’extrême droite. Mais, lentement, sous prétexte de défendre l’identité nationale, de lutter contre l’immigration illégale ou de combattre le terrorisme, ce discours ou les raisonnements qui lui sont inhérents s’insinuent dans des programmes électoraux de partis démocratiques. Des alliances au sein de certains gouvernements permettent à des partis nationalistes et d’extrême droite de mettre en application leurs idéaux fondés sur la xénophobie et le racisme, en leur conférant une légitimité démocratique.

À cette instrumentalisation du racisme à des fins électorales et politiques s’ajoute la légitimation intellectuelle ou scientifique du racisme et de la xénophobie, que l’on discerne dans des déclarations publiques de personnalités de renom, des travaux universitaires et des ouvrages qui s’adressent au grand public.

Pour prendre un exemple parmi d’autres, souvenons-nous de la théorie du choc des civilisations selon laquelle, pour résumer, l’Occident serait menacé par la Chine et l’islam. Après l’avoir développée vers le milieu des années 1990, l’universitaire américain Samuel Huntington s’est penché sur le danger que représentent pour l’identité américaine les populations latino-américaines vivant aux États-Unis, dans son livre Who are we ? (Qui sommes-nous ?) publié au début des années 2000.

Les idées racistes ou xénophobes émises par des personnalités qui jouissent d’une notoriété à un moment donné de l’histoire font leur chemin à travers la politique, la religion, la littérature, l’éducation ou les médias et finissent par s’enraciner dans les esprits. L’image déformée de l’Arabe ne date pas du 11 septembre 2001. Elle est le résultat d’une longue construction intellectuelle qui débute avec les premiers contacts entre islam et chrétienté. L’image déformée du Noir est le fruit d’un travail intellectuel de légitimation de la traite transatlantique qui consistait à justifier la vente d’êtres humains en prouvant leur infériorité, quitte à passer par leur chosification, voire leur diabolisation, ouvrages théoriques et textes de loi à l’appui. C’est dire la profondeur historique et culturelle du racisme. C’est dire que le racisme ne tombe pas du ciel.

Un silence explosif

Si le choc des civilisations est une chimère, le multiculturalisme est une réalité. Prenons l’exemple de la nouvelle Europe. Les identités nationales légitimement héritées des États nations côtoient au quotidien les identités d’autres communautés ethniques, culturelles et religieuses. Les premières se sentent menacées, les secondes, frustrées.

Cette frustration ne provient pas seulement de la marginalisation politique, économique et sociale de ces personnes à qui l’on demande de se déshabiller, de fourrer leur mémoire dans une vieille malle, pour revêtir, comme en France, le costume républicain, symbole de leur nouvelle identité. Les racines de cette frustration plongent dans l’histoire. Or, le débat public sur les causes profondes de la présence de ces communautés sur le territoire européen est quasi inexistant. La colonisation et la traite négrière sont des chapitres occultés ou minimisés. N’oublions pas qu’il a fallu attendre la conférence internationale sur le racisme de 2001 à Durban, en Afrique du Sud, pour que le commerce transatlantique d’esclaves soit enfin reconnu comme crime contre l’humanité. Déformer ou passer sous silence certaines réalités historiques, les empêcher de pénétrer les mémoires nationales, ne peut que mener à des crises comme celles des banlieues françaises, il y a deux ans.

On peut se demander si, dans son processus d’unification, l’Europe n’a pas négligé un problème fondamental : celui de sa reconstruction identitaire, autrement dit, du multiculturalisme qui la définit aujourd’hui. Quand on observe certaines politiques de l’immigration, on peut se demander si l’Europe a conscience que les immigrés sont aussi porteurs d’humanité, que le multiculturalisme constitue un enrichissement mutuel. Les étrangers venant travailler et vivre en Europe doivent s’adapter aux règles sociales du pays d’accueil. Cela ne fait pas de doute. Mais ils doivent pouvoir aussi planter quelques belles fleurs dans le jardin européen.

Le multiculturalisme au cœur du combat

En somme, le multiculturalisme est au cœur des manifestations contemporaines du racisme et de la xénophobie, et c’est autour du multiculturalisme que doit s’articuler le combat contre le racisme aujourd’hui.

Les violences interethniques et interreligieuses qui, comme un feu de brousse, se développent à travers le monde, montrent que la stratégie juridique n’est pas suffisante. L’adoption de lois, règlements et autres textes nationaux et internationaux condamnant le racisme, la discrimination et la xénophobie est essentielle, certes, mais ne s’attaque qu’à la partie visible de l’iceberg. Si le ventre d’où est sortie la bête immonde – selon le mot de Brecht – est encore fécond, c’est que les sources profondes du racisme ne peuvent pas êtres touchées uniquement par voie juridique.

Une stratégie intellectuelle et éthique est indispensable. Sans elle nous ne pourrons pas ébranler la mentalité raciste. Elle consiste à toucher le fond historique et culturel du racisme ; à organiser une mobilisation contre la prégnance du discours raciste, son instrumentalisation par les hommes politiques et sa banalisation par les médias ; à reconnaître la réalité de la diversité culturelle, ethnique et religieuse en tant que base du dialogue des civilisations, aussi bien sur le plan national qu’international ; bref, à enseigner et apprendre à vivre ensemble.

Pour évincer l’idéologie raciste, une archéologie des causes profondes du racisme est nécessaire. L’idéologie antiraciste doit emprunter les chemins sur lesquels le racisme s’est insinué – politique, religion, littérature, éducation, médias… – pour finir par s’enraciner dans les esprits.

* Doudou Diène, , ancien directeur de la Division du dialogue interculturel à l’UNESCO et rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines du racisme de 2002 à 2008.


Publié sur OSI Bouaké le jeudi 12 mars 2009

 

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