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L’appel des appels : "Nous professionnels du soin, du travail social, de l’éducation,de la justice, de l’information et de la culture..."

Un appel signé par 20 000 personnes. Dossier complet sur la mobilisation.


Un dossier complet publié par Libération, dans son édition du 23 janvier 2009.

« L’Appel des appels »

« Nous, professionnels du soin, du travail social, de l’éducation, de la justice, de l’information et de la culture, attirons l’attention des pouvoirs publics et de l’opinion sur les conséquences sociales désastreuses des réformes hâtivement mises en place ces derniers temps. A l’Université, à l’école, dans les services de soins et de travail social, dans les milieux de la justice, de l’information et de la culture, la souffrance sociale ne cesse de s’accroître. Elle compromet nos métiers et nos missions. Au nom d’une idéologie de "l’homme économique", le pouvoir défait et recompose nos métiers et nos missions en exposant toujours plus les professionnels et les usagers aux lois "naturelles" du marché. Cette idéologie s’est révélée catastrophique dans le milieu même des affaires dont elle est issue. Nous, professionnels du soin, du travail social, de l’éducation, de la justice, de l’information et de la culture, refusons qu’une telle idéologie mette maintenant en "faillite" le soin, le travail social, l’éducation, la justice, l’information et la culture. Nous appelons à une Coordination nationale de tous ceux qui refusent cette fatalité à se retrouver le 31 janvier 2009 à Paris. »

Le site de "l’appel des appels" : http://www.appeldesappels.org/

Le front des refus s’organise

Par Laurent Joffrin

Nicolas Sarkozy le sait : même s’il est froid ou humide, l’air sent la poudre. En principe, les temps de crise ne sont guère propices aux mouvements sociaux. La peur, l’angoisse de l’avenir, la menace qui pèse sur les conditions matérielles de vie incitent au repli et à la prudence. Mais nous sommes en France. L’individualisme du tempérament national se double d’un goût pour l’action collective soudaine qui prolonge, même sur le mode symbolique, la longue chaîne des émotions populaires commencée en 1789. Les manuels d’histoire ont plus d’influence qu’on ne le pense…

Révolte. Ainsi « l’Appel des appels » que nous publions aujourd’hui est-il un événement qui dépasse de loin le jeu du mécontentement catégoriel. Depuis de longs mois, nombre de professions, souvent vouées au service public, manifestent leur opposition. Elles usent de protestations classiques, mais aussi d’un langage et de méthodes dont la radicalité doit être méditée, alors même que leurs porte-parole ne sont pas forcément des militants organisés. Les psychiatres, les professeurs, les magistrats, les créateurs on tous un motif d’exprimer leur refus et leur revendication, quand ce n’est pas leur révolte. Il y a là un phénomène politique qui n’émane pas du monde des élus, des responsables de partis ou de syndicats. Il vient de la société.

Que veulent-ils, non pas pour leur compte, mais pour la collectivité ? D’abord un respect des libertés publiques que le gouvernement, à leurs yeux, tend à écorner dans beaucoup de domaines. Les psychiatres s’inquiètent d’une vision par trop naturaliste et carcérale du trouble mental, qui va à rebours d’une très longue tradition progressiste en ce domaine. Les magistrats s’émeuvent des tentations de contrôle qui percent dans certains gestes et surtout dans un projet de réforme de l’instruction qui mettait les enquêtes judiciaires à la merci de l’exécutif. Les professeurs ont été heurtés par l’extension à l’école du champ de recherche des familles de sans-papiers, déjà source d’indignation et de résistance dans l’ensemble du corps social.

Droit et solidarité. Ils veulent ensuite que les principes d’équité sociale et d’engagement de puissance publique ne soient pas constamment détournés ou amoindris. Ils notent que les fonds débloqués à juste titre pour lutter contre l’aggravation brutale de la situation économique vont plus aux uns qu’aux autres. Ils sont outrés de voir que souvent la classe dirigeante financière ou économique, après avoir conduit, en France et ailleurs, la planète à l’effondrement financier et à la récession subséquente, refuse au fond de changer réellement les règles. Qui dira la rébellion morale suscitée par le maintien imperturbable de nombre de gratifications exorbitantes décidées hors de tout souci collectif par les plus hauts dirigeants ? Le président de la République lui-même a dû taper du poing sur la table pour obtenir un geste. C’est dire…

Voilà pourquoi « l’Appel des appels » doit retenir l’attention. On peut discuter tel ou tel aspect des demandes ou des réquisitoires. Le sens général de l’initiative n’est pas douteux. Il s’agit de mettre en cause l’orientation générale d’une politique. Il s’agit surtout de porter haut les valeurs de droit et de solidarité qui font l’honneur de la culture politique française, dans ses meilleurs jours. Ces valeurs sont aussi celles de Libération. Voilà pourquoi nous publions cet appel.

« L’insupportable déni de la maladie psychique »

Elie Winter Psychiatre à l’hôpital Paul-Guiraudà Villejuif (Val-de-Marne) et psychanalyste

« Notre "Appel des 39" est en réaction immédiate avec le discours de Nicolas Sarkozy, le 2 décembre à l’hôpital psychiatrique d’Antony, où il a fait l’amalgame du malade mental et du fou dangereux. Le fait que ce soit le président de la République qui parle change la donne. Cela ne concerne plus seulement la psychiatrie, cela touche à tous les contre-pouvoirs. Ce qui nous est paru insupportable, c’est la négation, le déni de la maladie psychique, le déni de la psychose. Nier la folie, c’est nier la vie. Le discours de Sarkozy ne tient aucunement en cause qu’il y a quelqu’un de souffrant. Un schizophrène a besoin d’être aidé. A ce jour, plus de 20 000 personnes ont signé notre appel. Evidemment, entre les différents appels, les mots sont différents, mais on doit discuter ensemble pour préparer ensemble l’avenir. »

"La nuit sécuritaire" en ligne : http://www.collectifpsychiatrie.fr/

« La mise en cause des valeurs de l’Université »

Isabelle This Saint-Jean Professeure à l’Université Paris-XIII présidente de Sauvons la recherche

« Les éléments communs de ces réformes tournent autour de l’autonomie des individus, des libertés publiques. Pour les universitaires, il s’agit de la mise en cause des valeurs de l’Université dans ses missions de création et de diffusion de connaissances nouvelles. Nous étions protégés par des instances collégiales, en partie élues. Les réformes visent à les écarter, à instaurer une concurrence généralisée entre individus et établissements alors que notre milieu a besoin de plus de coopérations. L’évaluation est dévoyée pour devenir un contrôle administratif au lieu d’être un moyen d’amélioration. Enfin apparaît la volonté d’un pilotage politique de la recherche, à des buts utilitaristes à court terme, au rebours des relations efficaces entre sciences et économie. »

(1) "Sauvons la recherche" en ligne : http://www.sauvonslarecherche.fr/

« Une vision sécuritaire des rapports sociaux »

Matthieu Bonduelle, juge d’instruction secrétaire général du Syndicat de la magistrature. Interview par Ondine Millot

« La justice est concernée à trois titres. En tant que service public soumis à des objectifs de rentabilité et menacé de démantèlement (suppression de juridictions, réduction des personnels). En tant qu’institution dont l’indépendance est menacée : annonce de la disparition du juge d’instruction, contrôle accru des procureurs par l’exécutif, intimidations réitérées de la chancellerie à l’égard des magistrats. En tant, enfin, qu’outil pénal mis au service d’une vision sécuritaire des rapports sociaux : peines planchers, rétention de sûreté, réforme de la justice des mineurs… De nombreuses organisations (CGT-pénitentiaire, CGT de la protection judiciaire de la jeunesse, CFDT, FSU, Usaj…), le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature appellent à une journée de grève le 29 janvier. »

« Contre un grand marché libéral de l’école »

Alain Refalo Professeur des écoles en Haute-Garonne, premier enseignant engagé dans la « désobéissance pédagogique »

« J’ai signé car je crois qu’il y a beaucoup de secteurs concernés par la même problématique : l’entreprise de libéralisation de la plupart des services publics. L’Education nationale est sur la bonne voie. Il suffit de voir ce qui se passe cette semaine avec les évaluations nationales en CM2. On fait ces tests pour produire des statistiques à l’échelon national destinées à mettre en concurrence les établissements. Cela concorde avec la suppression de la carte scolaire. Le ministre assure que l’on ne publiera pas les résultats de ces évaluations par école, mais seulement par département et par académie. Mais il avance masqué. A partir du moment où on accepte ces tests, une logique implacable se met en place. D’ici deux, trois ans, on va arriver à un grand marché libéral de l’école sur le modèle britannique. »

« On assiste à une mise à mal de tous les relais »

Robert Cantarella, Metteur en scène, directeur du Centquatre, centre de création artistique inauguré en octobre à Paris

« J’ai signé immédiatement. La création du Centquatre est une façon de répondre en tant que lieu de partage et de découverte où l’on rend visible le travail de création de toutes les pratiques artistiques et pas seulement la fin. J’observe une précarisation grandissante, de nombreux artistes au RMI qui se font à l’idée que le service public vit ses dernières heures. Quand il s’est exprimé à Nîmes, Sarkozy a dit ne pas faire de différence entre le théâtre public et le privé… On peut lui expliquer. Depuis des années, on assiste à une mise à mal de tous les relais, des aides, du temps accordé à la création et à la recherche. Ce qui me plaît dans cet appel, c’est sa transversalité. Que chacun puisse apporter le témoignage de sa douleur dans le champ où il travaille et répondre pied à pied. »

Réunir des îlots de résistance

Les protestations contre Sarkozy se sont accumulées. Aujourd’hui, elles s’agrègent.

Eric Favereau

Roland Gori parle tout bas. Toujours courtois, ce professeur de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille, psychothérapeute et militant, est, à 60 ans, la cheville ouvrière de l’Appel des appels. « Cela fait des années que je signe des pétitions, ou que j’en initie. Aujourd’hui, il s’agit de trouver d’autres formes, où les gens partagent ensemble leurs expériences. » Puis, avec un ton unpeu plus professoral : « Nous sommes face à une maladie de civilisation. Le temps des pétitions est dépassé, le temps des réactions est révolu, il convient d’établir un cahier de charges et de décharges pour définir ce que pourrait être une nouvelle politique de civilisation. »

D’où cet Appel des appels, qui rencontre un succès impressionnant, avec déjà plus de 20 000 signatures. Ce texte se veut la convergence des dizaines d’autres « appels pétitions » circulant depuis plusieurs semaines autour de ce sentiment de « malaise » qui envahit un peu partout la société.

Sidérée. Petit retour en arrière. Tout a commencé le 2 décembre. Ce jour-là, Nicolas Sarkozy, présentant son plan de sécurisation des hôpitaux, tient un discours d’une grande brutalité à l’hôpital psychiatrique d’Antony (Hauts-de-Seine). Le président n’a pas un mot pour la souffrance des patients. L’assemblée qui l’écoute est sidérée. Passé cette stupeur, un trop-plein de réactions jaillit. Ce discours est « la » goutte d’eau. Mais il y en a eu d’autres, beaucoup d’autres, auparavant. Pour Roland Gori, la vraie naissance de cet appel s’ancre dans l’énorme succès de la pétition « Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans », lancée au début de l’année 2006. Plus de 200 000 signatures. A l’époque, déjà, figure en ligne de mire Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et son projet de loi de prévention de la délinquance incluant des politiques de dépistage « dès l’âge de 3 ans », pour identifier les enfants à risque. « Nous professionnels, ne voulons pas devenir des auxiliaires de justice », nous disait alors, le pédopsychiatre Pierre Delion.

« Le groupe Non au zéro de conduite existe toujours, raconte Roland Gori. On a rencontré beaucoup de chercheurs, on a discuté. » Car au même moment, le collectif Sauvons la recherche se met en action. Il réunit de nombreuses figures du monde de la recherche et de l’Université, regroupées autour des questions d’évaluation et inquiets de la nouvelle Agence de la recherche, alors en gestation. En matière de psychothérapie, aussi, des îlots de résistance voient le jour. Les uns pour dénoncer le poids démesuré pris par les neurosciences, les autres s’alarmant de ces évaluations conçues à partir de modèles statistiques incapables de prendre en compte la complexité des mystères de la vie.

Désobéissance. Depuis l’automne 2008, est-ce l’effet de la crise ou de l’accumulation de projets de loi contestés ? En tout cas, tout s’accélère. Pas une semaine ne passe sans qu’il n’y ait une pétition ou un texte de révolte. Dans les colonnes de Libération , des psys travaillant dans le milieu pénitentiaire appellent ouvertement à la désobéissance devant la rétention de sûreté, qui prévoit le maintien en prison de détenus très dangereux, même à l’issue de leur peine. « Nous refuserons d’appliquer cette loi liberticide », explique ainsi le psychanalyste Franck Chaumont.

« Quelques jours après le discours de Sarkozy à Antony, j’étais là pour la rédaction de l’"Appel des 39" contre la nuit sécuritaire, poursuit Roland Gori. Mais je me suis dit qu’il fallait transformer tous ces appels en une forme d’opposition sociale et culturelle. C’est d’autant plus urgent qu’on assiste à un délitement du politique, les partis et les syndicats ressemblant un peu trop à une société dépassée. » Avec Laurent Le Vaguerése, psychanalyste, et quelques autres, ils réfléchissent, s’interrogent : comment dépasser « le nationalisme pétitionnaire » ? Les réseaux d’amitié tournent à plein.

Roland Gori connaît bien la présidente de Sauvons la recherche. D’autres s’allient avec des magistrats, mais aussi avec la Ligue des droits de l’homme. Ils veulent être 100. Ils seront beaucoup plus. « Nous avons quelque chose en commun. C’est le concept même du vivre ensemble qui est attaqué, remis en cause. Et la crise du capitalisme financier est venue nous le signifier, en nous révélant que la logique actuelle nous conduit droit dans le mur. » Quelle logique ? « Les valeurs du capitalisme financier - la mobilité, la flexibilité, la précarité, l’immédiateté - sont en action . Elles viennent décomposer nos métiers du soin, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de la culture, etc. » Ou encore : « Nous souffrons, tous, de cette logique. Une logique selon laquelle la société n’est qu’une entreprise… »

Ils se veulent comme un courant d’air. Une grande rencontre est prévue le 31 janvier, dans le tout nouveau lieu culturel de Paris, le 104, rue d’Aubervilliers. Avec un mot d’ordre : ne plus se résoudre à être les employés de… cette « société-entreprise ».


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 14 février 2009

 

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