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L’abandon comme contrainte à la créativité

A propos du livre d’entretiens "Art et abandon, des artistes racontent", de Pascale Lemare


OSI Bouaké, le 15 octobre 2016, par Sandrine Dekens -

Le livre de Pascale Lemare est important et nécessaire, car il répond à plusieurs enjeux qui traversent actuellement le champ de l’adoption. Aujourd’hui, nombre d’adoptés sont devenus des adultes, ils ont surmonté l’abandon - pour partie en mobilisant leurs ressources créatives, certains sont devenus des artistes. Il apparait important de leur donner la parole, car ces artistes ayant été abandonnés et adoptés témoignent de processus passionnants sur la manière dont s’articulent leur expérience de vie singulière et leur itinéraire artistique.

Le propos de l’auteur n’est pas de penser à la place des personne concernées, les liens entre abandon, adoption et création, mais d’offrir un espace à des personnes créatives pour déployer leurs propres chaînes de sens, de leur permettre de partager leurs analyses, de revenir sur la manière dont ils comprennent leur parcours, en s’interrogeant sur leurs choix affectifs et artistiques, et de témoigner des inflexions de leur construction identitaire.

Depuis plusieurs décennies, la psychologie a produit des théories visant à éclairer le vécu des enfants ayant été précocement abandonnés, montrant les dégâts psychopathologiques irréversibles de cet événement. Dans les entretiens qui constituent le corps de cet ouvrage, ces théories psychologiques sont maniées avec beaucoup d’expertise par les adoptés adultes qui se les approprient, mais qui en révèlent aussi les impasses [1]. Et pour cause ! Les théorisations psychologiques qui les aident à se penser ont souvent été élaborées à partir d’une autre clinique, celle de l’abandon, et il est logique qu’elles occultent la spécificité du parcours des personnes abandonnées puis adoptées (expérience qui implique un passage brutal de liens affectifs et affiliatifs faibles à un hyper investissement parental). Rien d’étonnant à ce que les propositions ayant été élaborées en dehors de la clinique de l’adoption échouent à en saisir toute la réalité. Il y aurait donc une pertinence, voire une nécessité de repartir de l’expérience propre de ces abandonnés / adoptés pour produire des propositions théoriques nouvelles qui rendraient compte de la richesse du matériau clinique hors du commun présenté ici.

Si l’abandon laisse une empreinte irréversible, s’il endommage définitivement les capacités affectives de la personne, il peut certainement expliquer les difficultés que les abandonnés / adoptés rencontrent dans leur vie amoureuse, ce qui fait sens pour un grand nombre d’artistes de ce livre. Le bénéfice d’une telle théorisation est précieux car elle déculpabilise à juste titre les personnes qui traversent des difficultés. Toutefois, si ces artistes admettent l’idée d’avoir été définitivement blessés par l’abandon, ils disent aussi combien ils ne souhaitent pas être réduits et assignés à une identité blessée [2]. Ils se sentent en effet marquées par l’abandon mais pas uniquement sur un mode négatif. Beaucoup évoquent les bénéfices qu’ils tirent de leur parcours singulier et multiplient les récits résilients. Ils sont plusieurs à évoquer une hyperperceptivité, des capacités d’écoute, de compréhension et d’empathie liées à leur histoire, et qui équiperait la personne de quelque chose en plus. Ainsi, là où le psychologue peut évoquer les effets délétères de la perte de la figure d’attachement, la personne adoptée peut, à un certain moment de sa vie, ressentir l’absence de liens comme une liberté féconde. Au final, être adopté, c’est pouvoir énoncer deux manières de se représenter l’abandon, et considérer que les deux sont vraies : le vivre à la fois comme une blessure, une perte, une déliaison, et comme une liberté, une ressource, une opportunité de rencontre et de tissage de nouveaux liens [3] .

La question de la créativité est commune pour toutes les personnes qui traversent un abandon puis une adoption car ces événements de vie agissent comme des contraintes à se construire une identité singulière, sans modèle préalable. Si être abandonné, c’est devoir « se forger soi-même », recoudre les vides, les trous, et réparer les absences de traces, les ruptures, les discontinuités, c’est une contrainte à mobiliser toutes ses ressources créatives pour grandir, et les investir dans la construction de leur devenir [4]. Lorsque l’abandon est suivi d’une adoption, surgit la contrainte supplémentaire de penser la question de son sauvetage et par conséquent de la dette envers les parents, que beaucoup d’abandonnés / adoptés considère comme lourde et non remboursable. Les artistes adoptés préfèrent penser qu’ils doivent leur existence à eux-mêmes [5] et déplacent les enjeux de sauvetage dans leur œuvre [6].

C’est la nature du travail psychique qu’ils produisent sur eux-mêmes qui leur permet d’articuler les différentes facettes de leur identité personnelle, un peu comme la mosaïste [7] qui fait tenir ensemble des éléments composites pour produire une œuvre inédite et unique. La nécessité de créer s’impose pour s’inventer soi, se penser, s’imaginer, se composer une identité multiple, complexe, articuler, pour inventer des relations inédites et singulières, avec ses parents, sa fratrie, puis avec la personne qui vous a mis au monde, avec qui on a « une relation unique qu’il faut inventer un peu chaque jour [8] ». Elle se déploie au décours d’un processus de digestion des épreuves et de manière à produire une succession de récits intérieurs sur soi qui dégagent des possibilités d’existence (je suis le fruit de l’amour [9] ou issu d’une filiation glorieuse [10]). Le travail psychique de ces artistes mobilise donc de manière très importante leur imaginaire et leurs ressources narratives, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils se saisissent de toute une pluralité de dispositifs narratifs créatifs qui semblent ensuite les constituer et auxquels ils s’identifient [11]. Ceux-ci leur permettent d’abord de se raconter en faisant « tenir ensemble » des récits intérieurs hétérogènes, autorisant des passages fluides entre des mondes tout en restant soi. Leurs outils narratifs répondant à la nécessité d’innovation et de création, ils sont ensuite investis pour raconter le monde (caméra, littérature, etc.). Leur position d’adopté se situant à l’interface entre les mondes (venir de l’extérieur, pour se retrouver à l’intérieur mais avec un statut singulier) trace une voie de médiateur et de diplomate. Nous avons déjà évoqué les singularités de ces identités, proposant de voir l’adopté comme un passeur [12], une personne-porte, se situant simultanément à l’intérieur et à l’extérieur, appartenant à la fois à l’un et à l’autre, ce qui fait de lui un informateur et un témoin privilégié [13].

Écrire, filmer, peindre, sculpter… c’est d’abord faire une trace sur un support (pellicule, toile, glaise, papier etc.), c’est donc l’avènement d’une forme d’existence. L’œuvre est produite par l’artiste qu’elle engendre en retour, lui donnant un nom [14], elle le fait naitre pour ensuite permettre sa reconnaissance. Pour les artistes rencontrés par Pascale Lemare, la nécessité intérieure de créer est dans un premier temps orientée vers soi [15], dans une démarche d’auto-engendrement dont l’enjeu est construction de soi (d’où leur intérêt partagé pour tirer le fil qui mène à l’origine des choses, là où l’unicité régnait, fusse dans le domaine de l’histoire de l’art où «  il y a un fond commun complètement enfoui et c’est intéressant d’aller voir où l’on a perdu le fil [16] ». La création artistique permet d’apprendre un langage pour s’exprimer, pour articuler [17] le vécu intérieur. La question de l’identité peut alors parfois se déplacer de l’origine à l’œuvre elle-même, en tant fruit, production identifiante [18]. Comme pour les métis culturels, « la nécessité de création, le besoin de nouveauté sont une contrainte interne (… qui) peut faire souffrir. C’est l’acte de créer, de faire du neuf qui compte. Car s’il n’y a pas création, il y aura symptôme » [19] . Dans un second temps, l’œuvre est destinée à l’autre, avec un enjeu de reconnaissance qui, lorsqu’elle sera obtenue, apaisera en donnant une place sociale. La reconnaissance de l’existence peut être attendue en premier lieu de la part de la filiation d’origine (projet d’offrir son livre ou son spectacle à son parent de naissance) et s’élargir en direction du public en général.

Si l’œuvre permet d’exprimer, de relater et d’exister, elle représente un risque autant qu’une aubaine. L’activité artistique faisant trace, elle peut se révéler dangereuse car liée à la sortie du secret, et transgressive car elle installe une identité, un nom. Pour cela, les artistes de l’ouvrage témoignent du temps qu’il leur a fallu pour se sentir autorisés à créer et à montrer leurs œuvres… Certains mentionnent que la rencontre avec l’instrument de leur vie artistique s’est opérée grâce à une « autorisation externe » par exemple quand un parent offre l’instrument.

Ce livre donne accès à un matériau clinique hors du commun pour comprendre de l’intérieur les processus à l’œuvre dans les constructions d’identités mixtes, qui métissent une filiation d’origine avec une filiation adoptive, pour donner naissance à des personnes tout à fait singulières [20] . Au détour de ces entretiens, on est frappé par la manière dont la créativité constitue une ressource autant pour la vie des adoptés que pour créer une œuvre et advenir comme artiste. Ces personnes sont des « fondateurs », contraints de s’inventer comme premiers de leur lignée, dont l’identité personnelle n’est ni complètement identique à celle des personnes issues de leur filiation par adoption, ni celle de leur lignée d’origine.

Toutefois, être singulier ne signifie pas pour autant rester seul. En offrant une diversité de parcours et de destins, ce livre répond aussi à un enjeu majeur de la clinique de l’adoption : permettre à d’autres personnes ayant été abandonnées et adoptées de s’identifier à des parcours positifs et de partager des stratégies résilientes [21] . La diversité des parcours présentés dans cet ouvrage et les douze personnalités singulières que le lecteur y rencontrera constituent autant de supports d’identification possible, offrant une belle diversité de stratégies de construction de soi, et des pistes fécondes pour envisager l’art comme ressource de déploiement de son identité. Il s’inscrit dans la même perspective que les œuvres de plusieurs de ces artistes abandonnés/adoptés dont le projet artistique est en lien avec l’adoption.

Beaucoup d’artistes du livre y témoignent d’une multiplicité identitaire pacifiée, non vécue comme conflictuelle ou morcelante, où la diversité n’empêche pas l’unité intérieure. Les œuvres créées par ces artistes accompagnent les étapes du processus de construction de leur identité, elles en témoignent et le nourrissent, et permettent de coudre ensemble les parts d’un soi multiple, à la fois délié et relié. Ces artistes affirment s’être construits sans modèles : pour autant, il est fort à parier que les jeunes lecteurs abandonnés/adoptés, sans forcément avoir le statut d’artiste, trouveront dans cet ouvrage des échos à leurs propres expériences.


"ART ET ABANDON. Des artistes racontent" de Pascale Lemare. Préface de Sandrine Dekens. Editions L’Harmattan, novembre 2015, 280 pages, Prix éditeur : 28 € En ligne

Présentation détaillée, sommaire, extraits à découvrir ci-dessous (télécharger le pdf)


Photo (c) Exposition Céramix 2016 à la Maison rouge à Paris


[1] Par exemple, Pierre-Emmanuel Eckermann déplore ne pouvoir « couper le cordon » avec sa mère adoptive, étant donné son absence dans une filiation par adoption.

[2] Hélène Jayet, photographe : « On ne nous demandait jamais notre avis et on donnait une image de l’adopté toujours un peu misérabiliste. (…) Souvent, on te dit : Oh ! Tu as été adoptée, ma pauvre ! Désolé… Cette attitude me dérangeait beaucoup. (…) Il y a des histoires difficiles et des histoires formidables »

[3] Sébastien Bertrand, musicien : « Même si je pense ce que j’ai écrit : « Nous, les abandonnés de naissance, on a de l’avance sur les autres on sait tout de suite qu’on est tout seul au monde », je pense aussi « J’avance, je vais me débrouiller, il y a toujours une solution, et sur mon chemin, il y a toujours eu quelqu’un »

[4] Hélène Jayet, photographe : « Mon histoire m’a donné une forme d’écoute, de curiosité, et puis un instinct de survie très fort. Et bien, puisque je suis là, il faut en faire quelque chose ! »

[5] Yedwart Ingey, comédien : « Il y a un moment où l’on décide que stop à la descente, je dois remonter ». Vincent Dragon, réalisateur : « J’ai fait le choix de la vie au final ». Pour lutter contre le fort sentiment de n’avoir pas choisi d’être en vie, se suicider à répétition ou se laisser mourir permet de se réapproprier son existence et de se libérer de la dette de vie.

[6] Yedwart Ingey : « Je crois que c’est ce texte que j’ai écrit qui m’a fait considérer que j’étais sauvé »

[7] Aline Devrue

[8] Pierre-Emmanuel Eckermann

[9] Hélène Jayet, Marie Brunet

[10] Vincent Dragon

[11] Au point d’être « comme une caméra » ou « comme des scanners » (Laure Mi Yyun), personne-outil qui capte le monde et équipe l’artiste.

[12] Dekens S. (2013), « L’enfant adopté comme passeur de mondes », in Mesmin C. & Wallon P. (dir.), Regards croisés sur les familles venues d’ailleurs, Paris : Fabert, coll. Penser le monde de l’enfant, pp 211-227

[13] Jean-Pierre Vedel, documentariste : « Moi qui suis chez vous, je vais vous dire ce qu’il s’y passe »

[14] Dans les identités métisses, la fluidité des noms atteste d’une forme de reconnaissance des divisions intérieures qui ne sont plus clivantes. Ainsi, Yedwart et Joël peuvent coexister.

[15] Pierre-Emmanuel Eckermann, musicien : « Je pourrais presque faire ça tout seul chez moi, cela ne me dérangerait pas. Que les autres l’entendent est presque superflu »

[16] Id.

[17] Pierre-Emmanuel Eckermann, musicien : « La musique est la forme d’expression qui articule tout, il faut que cela devienne un chant à la fin »

[18] Id. : « Être un arbre qui fait des pommes parce qu’il fait des pommes »

[19] Sironi F. (2013), « Les métis culturels et identitaires. Un nouveau paradigme contemporain », in Filiations, Affiliations, Revue L’Autre, 2013/1, Grenoble : La Pensée Sauvage, pp 30-42

[20] Pour Sébastien Bertrand, le « vrai moi » est celui qui a intégré en soi son altérité, qui peut se être saisi à la fois comme « le mec pas d’ici » et « celui qui porte la culture du coin ».

[21] Hélène Jayet, photographe : « Moi, j’avais besoin de savoir que c’était possible en tant qu’adopté de devenir quelqu’un, de devenir adulte, d’avoir un métier, de ne pas être un maillon faible ».


Publié sur OSI Bouaké le samedi 15 octobre 2016

 

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