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Faire mémoire au temps du sida

l’expérience des boîtes de la mémoire dans la province du KwaZulu-Natal en Afrique du Sud


Philippe Denis (1)

Deux adolescents et une grand mère

Depuis la disparition de sa fille, c’est Vanessa qui élève David et Kelvin, les deux fils de la défunte, âgés de seize et treize ans respectivement (2). Dulcie est morte du sida   un an avant notre première visite. Du père on est sans nouvelle depuis plusieurs années. Vanessa et les deux garçons habitent au troisième étage d’un immeuble en béton passablement délabré des environs de Durban. A chacune de nos visites, nous sommes dérangés par des enfants qui viennent acheter des sucreries. C’est le maigre profit de la vente de ces bonbons qui fait vivre la famille. Vanessa est fatiguée. A un âge où l’on souhaite se reposer, elle doit élever deux adolescents. L’aîné est tout le temps parti. Elle se demande s’il ne consomme pas de la drogue. Ses résultats scolaires sont médiocres. Vanessa a peur que le plus jeune suive les traces de son aîné.

Nous nous présentons comme assistants de mémoire (memory facilitators). Nous visitons la famille en compagnie de Margie, une volontaire de Sinosizo Home-Based Care, un service de soins à domicile pour malades du sida   avec lequel le Memory Box Project a conclu un accord de collaboration. Vanessa apprécie les visites de Margie. Les deux femmes ont fait connaissance dans le centre de soins palliatifs où Dulcie était en train de mourir.

Notre première visite se passe difficilement. La grand mère se plaint du manque d’argent, de son mal de dos, de l’indiscipline des enfants. A quoi bon revenir sur la mort de sa fille ? Les deux enfants se taisent. L’aîné évite nos regards. Peu à peu, cependant, nous établissons une relation. A la deuxième visite, sentant une grande résistance de la part des deux enfants, nous leur proposons d’écrire un texte sur leur mère. Cela s’avère être une bonne idée. La semaine suivante, David a rédigé une poésie et Kelvin un récit où il décrit les bons moments passés avec sa maman. Nous apprendrons plus tard qu’il a décoré une boîte où il conserve tous les objets qui lui rappellent sa mère. Mais il ne la montre pas ce jour-là.

Le terrain est maintenant prêt pour l’interview, le moment décisif de notre intervention. Elle a lieu lors de la quatrième visite. C’est Margie, la volontaire de Sinosizo, qui parle la première. La grand mère se tient volontairement à l’écart. De la cuisine, elle observe la scène sans rien dire. Bientôt, cependant, elle se rapproche du cercle. C’est elle, finalement, qui parlera le plus longtemps. Elle raconte l’enfance de Dulcie, ses études, son premier travail, l’arrivée des enfants, le progrès de sa maladie et sa mort. La dernière partie de son témoignage est très émouvante. Avec la permission des participants, la conversation est enregistrée. Les deux enfants donnent aussi leur témoignage, quoique de façon plus succincte.

L’étape suivante consiste à transcrire l’interview, à l’éditer et à la faire relire par les membres de la famille pour corriger certains détails et apporter des compléments. Vanessa nous prête une photo de sa fille que nous insérons, après l’avoir scannée, dans la brochure qui contient l’interview.

Vient alors la visite de clôture. Nous remettons solennellement aux deux enfants la brochure. Pour la première fois depuis que nous rendons visite à la famille, Vanessa nous offre le thé. Contrairement à son habitude, elle ne se plaint pas de ses malheurs. L’atmosphère est très chaleureuse. Nous demandons aux enfants ce qu’ils pensent de notre intervention. Ils répondent qu’ils se sentent plus libres. Ils savent maintenant comment parler de la mort de leur maman. La grand mère exprime aussi son contentement. Elle appelle une amie pour lui montrer la brochure qu’elle décrit comme un trésor.

Le Memory Box Project

Créé en 2000, le Memory Box Project est un des programmes du Sinomlando Project, un centre de recherche en histoire orale attaché à l’école de théologie de l’université du Natal (Afrique du Sud). Le Memory Box Project utilise en les adaptant au contexte du sida   les techniques de l’histoire orale. L’objectif du projet est de développer la résilience chez les enfants dont les mères (et les pères quand ils sont en relation avec leurs enfants) souffrent du sida   ou en sont morts. Le Memory Box Project adopte une perspective résolument interdisciplinaire. Il s’efforce d’intégrer les méthodes de l’histoire orale, de l’histoire de vie, de la thérapie narrative et de l’écoute des enfants (child counselling). Les intervenants principaux se présentent comme "assistants de mémoire" (memory facilitators), un terme créé pour la circonstance. Ils n’ont pas de formation psychologique mais se font régulièrement superviser par une psychologue professionnelle.

De septembre 2000 à janvier 2002, Philippe Denis et Nokhaya Makiwane ont rendu visite à vingt familles sélectionnées par Sinosizo Home-Based Care, un service de soins à domicile pour malades du sida   créé par l’archidiocèse catholique de Durban. La mission première de Sinosizo était de prendre soin des malades du sida   mais les responsables du service ne tardèrent pas à prendre conscience de la nécessité de prendre également soin des enfants des malades. De là l’idée d’expérimenter à Durban un modèle nouveau d’intervention appelée "boîtes de la mémoire" en référence à un projet semblable créé en 1997 en Ouganda par NACWOLA, une association de femmes vivant avec le VIH   et le sida  .

Le terme "boîte de la mémoire" doit être compris comme une métaphore : c’est une méthode permettant à l’enfant privé de ses parents ou qui le sera bientôt de conserver la mémoire de ceux-ci d’une manière qui lui permettra de "grandir malgré tout" (Carels et Manni, 1996). Mais c’est aussi un objet : une boîte en fer ou en carton où sont conservés des photos, des documents d’identité, des objets appartenant aux membres de la famille disparus et, bien sûr, la brochure contentant le texte de l’interview. L’accent mis sur le récit (raconté, enregistré, mis par écrit et enfin restitué à la famille) est caractéristique de la méthode suivie. L’étude pilote menée conjointement par le Memory Box Project et Sinosizo portait sur vingt familles de l’agglomération de Durban, mais pour différentes raisons huit d’entre elles se retirèrent du projet en cours de route ou exprimèrent le souhait de reporter à plus tard l’intervention. Au total douze familles se prêtèrent à une interview. Cette étude pilote a fait l’objet d’un rapport qui est disponible sur le site Internet du Sinomlando Project (3). Le propos de cet article est de présenter -très brièvement vu les contraintes d’espace- quelques-uns des présupposés théoriques qui sous-tendent le travail du Memory Box Project.

Encourager la résilience

Le concept de résilience a été popularisé dans les pays de langue française par les ouvrages de Boris Cyrulnik. D’abord utilisé par les spécialistes de la résistance des matériaux, le terme est désormais appliqué aux comportements humains. Il décrit "[l’] aptitude à tenir le coup et à reprendre un développement dans des circonstances adverses" (Cyrulnik, 2001 : 19). La résilience, selon l’International Resilience Project, un programme de recherche anglo-saxon sur les facteurs de résilience chez les enfants, est "la capacité universelle qui permet une personne, un groupe ou une communauté de prévenir, réduire ou surmonter les effets négatifs de l’adversité" (Grotberg, 1995 : 7).

L’adversité à laquelle se réfèrent ces deux définitions peut prendre différentes formes : agression physique ou morale, abus sexuel, décis d’un être proche, divorce, changement subit et non expliqué de domicile, situation de guerre... Dans le cas qui nous occupe, c’est la maladie ou la mort du parent pour cause de sida  . Dans la province du KwaZulu-Natal, un adulte sexuellement actif sur trois est séropositif et les orphelins se comptent par dizaines de milliers, mais il demeure très difficile de parler du sida  , même entre amis ou au sein d’une même famille (Gow et Desmond, 2002). Ajoutons que les enfants avec lesquels nous travaillons sont fréquemment victimes de multiples traumatismes. A la maladie ou à la mort de la mère s’ajoute l’absence du père qui, le plus souvent, n’est pas expliquée. L’enfant est confronté à des "secrets de famille" jalousement gardés (Lani-Bayle, 1999 : 47-49). Quelquefois, il est la victime d’abus sexuels, une autre blessure dont il est interdit de parler, en particulier quand le violeur est un membre de la famille.

A la différence des techniques d’aide traditionnelles, les approches fondées sur le concept de résilience insistent sur les ressources internes du sujet traumatisé -ici l’enfant affecté par le sida  . L’enfant traumatisé n’a pas besoin qu’on "s’occupe" de lui -entendons qu’une instance familiale ou sociale prenne "la meilleure décision" à son sujet sans le consulter. La solution au problème réside dans l’enfant. C’est lui, en dernière analyse, qui a la capacité de surmonter l’adversité. Mais pour y parvenir, il a besoin de "tuteurs de résilience", selon l’heureuse expression de Boris Cyrulnik (1991 : 20), c’est-à-dire "des lieux d’affection, d’activités et de paroles (...) qui lui permettront de reprendre un développement infléchi par la blessure". L’adulte aidant n’a pas à se substituer à l’enfant mais il n’en a pas moins un rôle essentiel à remplir auprès de lui.

Quand un enfant est en deuil -deuil d’un parent décédé ou deuil du bonheur ruiné par la maladie du parent et la détérioration des conditions de vie de la famille que celle-ci entraîne- une des manières pour lui de reprendre le contrôle de la situation est de se souvenir. Le rôle de la mémoire dans le deuil a souvent été relevé dans littérature sur l’accompagnement des enfants en deuil (Lewis, 1999 : 166 ; Johnson, 1999 : 15-16).

Le travail de la mémoire

Le travail des boîtes de la mémoire repose sur l’hypothèse qu’il est bon pour l’enfant de connaître l’histoire de sa famille, si douloureuse soit-elle, à condition bien sûr que cette histoire soit racontée dans un cadre chaleureux. Si l’enfant connaît l’histoire de ses parents, il sera mieux en mesure de surmonter la souffrance causée par leur maladie ou leur mort. Cette connaissance, il y accède par la mémoire, la sienne et celle de ses proches.

Dans leur ouvrage bio-médical et littéraire sur la mémoire (Tadié, 1999), Jean-Yves et Marc Tadié montrent que la mémoire opère d’une double manière : en favorisant l’acquisition des souvenirs et en permettant l’expression de la mémoire dans le souvenir. Une perception ne se transforme pas nécessairement en souvenir. Divers mécanismes volontaires, tels que la répétition, l’association d’idées, l’attention ou la concentration, ou involontaires permettent l’enregistrement -certains auteurs parlent d’encodage (Withfield, 1995 : 14)- de l’événement dans la mémoire. Un fait affectif, qu’il soit connoté positivement ou négativement, s’inscrit différemment dans la mémoire -c’est-à-dire dans une autre partie du cerveau- qu’un fait ordinaire. Il existe, selon les frères Tadié, deux modes de mise en mémoire. Le premier résulte de la répétition volontaire des perceptions ; le second est involontaire et dépend de l’intensité du stimulus. "Cette intensité peut être reliée à la manière dont le sujet perçoit une sensation : autrement dit, elle dépend de la charge affective que l’individu associe à cette sensation : angoisse, peur, joie, amour, récompense (Tadié, 1999, 86)."

Quand le parent est toujours vivant, le travail des assistants de mémoire consiste à faciliter, chez l’enfant, l’acquisition de la mémoire. Ils créent un contexte dans lequel le parent malade peut parler à l’enfant et l’enfant écouter le parent. De cette manière, l’enfant conservera mieux la mémoire de la voix, du visage et des paroles du parent quand celui-ci sera décédé. Il sera également mieux en mesure de contrôler les émotions provoquées par le souvenir du parent disparu.

Charles Whitfield (1995 : 11-30), qui a étudié les phénomènes de mémoire chez les enfants abusés sexuellement, note que plusieurs conditions doivent être réunies pour que l’enfant conserve l’événement traumatisant en mémoire et pour qu’il soit capable d’y réagir positivement. La première de ces conditions est la possibilité de parler du viol dans un environnement sûr et réconfortant. On se souvient mieux d’un événement si on l’a dit à d’autres. C’est ce que Whitfield appelle la répétition (rehearsal) de l’expérience. Il faut, deuxièmement, que ce récit soit validé (validated) par un tiers, de préférence un adulte. En confirmant et approuvant ce que dit l’enfant, l’adulte aide celui-ci à fixer son souvenir. C’est exactement l’inverse de ce que veut l’auteur des violences sexuelles : "Si tu parles jamais à quiconque de ce qui s’est passé entre nous, je te tuerai." L’absence de validation crée le doute et la confusion.

Le travail des boîtes de la mémoire aide les membres de la famille à exprimer leur expérience au moment de la mort et de cette manière à s’en souvenir. Nous avons donné dans une autre publication (Denis et Makiwane, 2002) le récit de cette malade du sida   qui, sur son lit de mort, demande à ses enfants d’obéir à leur grand mère et de bien travailler à l’école. Le contexte de l’interview a permis à cette mère d’exprimer à ses enfants ses derniers souhaits et aux enfants d’entendre le dernier message de leur mère. Par leur présence, des tiers -les assistants de mémoire- ont validé cette expérience. Leur soutien a facilité la mise en mémoire de la scène, si éprouvante soit-elle.

Le deuxième mode d’exercice de la mémoire est la remémoration ou, pour citer les frères Tadié, l’expression du souvenir dans la mémoire. "L’actualisation de la mémoire , écrivent-ils, se réalise par différents mécanismes qui souvent empruntent le chemin inverse de leur acquisition." (Tadié, 1999 : 153). Les mêmes mécanismes, volontaires ou involontaires, sont en jeu. Comme pour l’acquisition du souvenir, le contexte affectif joue un rôle majeur. On se remémore mieux une expérience qui a causé une forte émotion. Quelquefois, on ne se souvient pas de l’événement qui a causé l’émotion mais on revit l’émotion qui, à l’époque, avait été associée à l’expérience ( ibid : 175).

L’interview dont je donne un aperçu au début de cet article a permis la remémoration d’un événement douloureux -la mort, dans un centre de soins palliatifs éloigné de la maison, de Dulcie. Les phénomènes de résistance observés lors des premières séances -le mal être de la grand mère et son relatif manque d’hospitalité, son retrait dans la cuisine au début de l’interview, l’attitude passive des enfants et leur refus initial de coopérer- indiquent que les différents membres de la famille se souvenaient difficilement de la personne disparue. Soit ils avaient "oublié" la défunte en écartant sa mort du champ de la conscience, soit ils s’en souvenaient mais refusaient d’en parler de peur d’être vaincus par l’émotion. En donnant au récit un cadre sécurisant et chaleureux, la méthode des boîtes de la mémoire a permis -on voudrait dire : autorisé- la grand mère et les enfants à se souvenir. Cet exercice de remémoration les libéra d’un grand poids. Il est permis de penser qu’il accroîtra à terme leur résilience.

L’histoire de vie

Jusqu’ici nous n’avons guère parlé de l’interview elle-même. Le moment le plus important de la méthode des boîtes de la mémoire est le récit de l’histoire du parent malade ou disparu, fait en présence des enfants sous la guidance des assistants de mémoire. Il existe, on l’a vu, deux types d’interviews, celles qui sont réalisées en présence du parent malade et celles qui le sont après sa mort. Dans notre travail, nous nous sommes inspirés des techniques de l’histoire orale (voir par exemple Thompson, 2000). Notons cependant qu’à la différence des projets les plus communs d’histoire orale, qui visent à améliorer la connaissance du passé en mettant en lumière des événements qui n’ont pas laissé de trace dans les sources écrites, l’objectif premier des interviews, dans le cas des familles affectées par le sida  , est de développer le souvenir chez les personnes qui participent à l’interview. Cette remémoration est censée encourager la résilience chez les enfants et favorisant le dialogue inter-générationnel au sein de la famille. Le contenu cognitif des interviews n’a qu’une valeur secondaire (Denis, 2003). Aussi bien, les bandes enregistrées, les transcriptions et les photos demeurent en possession des familles. Dans certains cas, le Memory Box Project dépose une copie des transcriptions dans un centre de documentation, (4) mais ce matériau est inaccessible aux chercheurs. Le seul but de ce dépôt est de donner aux familles la possibilité de consulter la copie au cas où l’original aurait disparu.

L’histoire orale ainsi pratiquée n’est pas sans ressembler aux techniques d’histoire de vie pratiquées dans des pays tels que la France ou Angleterre. Dans les pays développés, l’histoire de vie vise essentiellement les enfants placés en institution ou en famille d’accueil. Ces enfants s’interrogent sur leur origine. Ils ont été placés -ou, pour parler comme Christine Abels-Eber (2000), déplacés- une ou plusieurs fois dans leur vie sans toujours bien comprendre pourquoi. "L’enfant placé est, dans la majorité des situations, un enfant qui souffre : il est ballotté d’un lieu à l’autre et on organise sa vie comme s’il n’avait pas de famille, alors qu’il est imprégné d’un héritage familial auquel il s’accroche" (Abels Eber, 2000 : 23).

Tony Ryan et Rodger Walker, deux praticiens britanniques, définissent le travail d’histoire de vie (life stodsry work) comme "une méthode visant à rendre aux enfants séparés de leur famille d’origine des éléments de [leur] passé" (Ryan et Walker, 1999 : 5). Selon Christine Abels-Eber, l’auteur d’une thèse en science de l’éducation sur Enfants placés et construction d’historicité, "le récit de vie est l’histoire singulière d’un sujet unique ; c’est le retour en arrière, une reconstruction du passé qui se fait par le langage, moyen par lequel l’individu se fait comprendre" (Ebels-Eber, 2000 : 63). "Construire son histoire de vie, écrit Martine Lani-Bayle, une psychologue française qui pratique l’histoire de vie, aide à se repérer dans son existence en se situant dans un plan d’ensemble et en l’insérant dans son environnement". L’histoire de vie aide l’enfant à ne pas être une victime passive de son histoire familiale mais au contraire à en devenir l’auteur (Lani, 1999 : 167).

Comparé aux orphelins du sida   des pays d’Afrique, les enfants auxquels ces auteurs font référence bénéficient de conditions de vie relativement favorables. Leurs besoins élémentaires sont couverts, leur scolarité est prise en charge par la collectivité et un vaste réseau d’intervenants sociaux est à leur disposition. Mais sur un point, les deux catégories d’enfants se ressemblent : ils ont, les uns et les autres, un passé en morceaux. L’adversité -pour reprendre le terme utilisé plus haut- les a séparés de leurs parents naturels. Incertains sur leur généalogie, ils vivent mal. Pour grandir, ils ont besoin d’une parole sur leurs origines. Les enfants au passé perturbé qui savent d’où ils viennent "s’y retrouvent mieux [...]. Ils n’ignorent plus officiellement ce qui les concerne, les savoirs ne leurs sont plus bouchés, ils leur sont donnés, voir ressassés, et ils en (ap)prennent ce qui passe à leur portée. Ou du moins le peuvent-ils : ils en ont les moyens à leur disposition. Et certains le font (Lani, 1999 : 21)."

Les histoires de vie que nous invitons les familles affectées par le sida   à raconter aident les enfants à développer ce que Christine Abels-Eber appelle l’historicité. L’historicité, c’est ce qui "permet à l’individu de donner un sens à son histoire, de se distancier de cette histoire, de prendre suffisamment de recul pour vivre mieux le présent, et avancer plus librement vers l’avenir" (Abels-Eber, 2000 : 64). L’intervenant extérieur -dans notre cas les assistants de mémoire- joue un rôle important dans ce travail de réappropriation. En posant les bonnes questions, il aide les membres de la famille -adultes et enfants- à comprendre autrement des aspects de l’histoire familiale qui faisaient problème, à questionner les opinions reçues et à mettre en lumière des événements oubliés ou tus du passé commun.

Les parents d’une personne décédée à cause du sida   ont tendance à ne parler que de la maladie et de la mort de celle-ci. En les invitant à parler aussi de l’enfance, de la jeunesse et de la vie active du défunt, les assistants de la mémoire les aident à voir l’histoire familiale sous un jour plus positif. Ils les aident à se "re-souvenir" (re-remember) (Madigan, 1997 : 143) selon l’expression d’un praticien de la thérapie narrative qui eut l’idée d’inviter les parents et amis de personnes en difficulté à envoyer à celles-ci des lettres où ils racontent des aspects oubliés de leur histoire (letter-writing campaigns). "Il ne suffit pas de raconter sa vie pour faire son histoire de vie, écrit Christine Abels-Eber, mais il faut aussi que cette vie soit questionnée, interrogée, analysée ; et, à partir du moment où la vie de l’individu devient une histoire, où il la structure, où elle passe d’un ordre chronologique à un ordre et une structure logiques, on peut dire qu’elle est passé de la vie à l’histoire" (Abels-Eber, 2000 : 64).

La méthode des boîtes de la mémoire n’en est qu’à ses débuts en Afrique du Sud. Le défi est de donner à un maximum de familles l’occasion de faire un travail de mémoire car les orphelins du sida   se comptent désormais par dizaines de milliers. Le Memory Box Project a élaboré un programme de formation qui est proposé, depuis 2001, aux divers groupes de base et associations qui prennent en charge les enfants affectés par le sida   dans la province du KwaZulu-Natal et ailleurs. Dans les premières années de l’épidémie, les organismes d’aide concentraient leurs efforts sur les besoins matériels des enfants. Mais leurs besoins psycho-affectifs ne sont pas moins importants. En créant un espace où les adultes peuvent raconter aux enfants leur histoire familiale, le Memory Box Project espère rendre ceux-ci plus résilients. Ils seront mieux à même de surmonter le traumatisme provoqué par la maladie et la mort de leurs parents.

Notes :

1. Memory Box Project, University of Natal, Pietermaritzburg, South Africa, E-mail : denis@nu.ac.za.

2. Tous les noms ont été modifiés pour respecter la confidentialité de l’interview.

3. Sinomlando Project, University of Natal, PB X01, Scottsville 3209. Adresse du site : www.hs.unp.ac.za/theology/si....

4. Alan Paton Centre, University of Natal, Pietermaritzburg.

Bibliographie :

  • ABELS-EBER C., Enfants placés et construction d’historicité, Paris : L’Harmattan, Coll. Histoire de vie et formation, 2000.
  • CARELS M.-L. et MANNI G. (éds), Grandir malgré tout. L’éducation en institution des jeunes enfants séparés de leur famille, un défi à relever, Bruxelles : Fond Houtman, 1996.
  • CYRULNIK B., Les vilains petits canards, Paris : Odile Jacob, 2001.
  • DENIS P., Sharing family stories in times of Aids, Missonalia, 29/2 (août 2001), p.258-281.
  • DENIS P., "Oral History in a Wounded Country", in J. Draper (éd.), Orality, Literacy and Colonialism, Pietermaritzburg : Natal University Press, à paraître.
  • DENIS P. & MAKIWANE N., "Stories of Love, Pain and Courage. The Memory Box Project of the School of Theology, University of Natal", in P. Denis & J. Worthington (éds), The Power of Oral History. Memory, Healing and Development. XIIth International Oral History Conference, 24-27 June 2002, Pietermaritzburg : Sinomlando Project, 2002, p.1376-1390.
  • GOW J. & DESMOND C. (éds), Impacts and Interventions. The HIV/AIDS Epidemic and the Children of South Africa, Pietermaritzburg : University of Natal Press, 2002.
  • GROTBERG E., A guide to promoting resilience in children : strengthening the human spirit, La Haye : Bernard van Leer Foundation, Coll. Early Childhood Development : Practice and Reflections, 1995.
  • JOHNSON J., Keys to helping children deal with grief, New York : Barrons Educational Series, 1999.
  • LANI-BAYLE M., L’enfant et son histoire. Vers une clinique narrative, Ramonville Saint-Agne, 1999.
  • LEWIS S., An Adult’s Guide to Childhood Trauma. Understanding traumatised children in South Africa, Cape Town : David Philip, 1999.
  • MADIGAN S., "Re-considering memory. Re-remembering lost identities back toward re-remembered selves", in Smith C. et D. Nylund, Narratives Therapies with Children and Adolescent, London-New York : Guildford Press, 1997, p.338-355.
  • RYAN T. et WALKER R., Life Story Work, London : British Agencies for Adoption and Fostering, 1999.
  • TADIE J.-Y.& M., Le sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999.
  • THOMPSON P., The Voice of the Past. Oral History, 3rd ed., Oxford : University Press, 2000.
  • WHITFIELD C., Memory and Abuse : Remembering and Healing the Effects of Trauma, Deerfield Beach, Florida : Health Communications, 1995.

Publié sur OSI Bouaké le mercredi 15 février 2006

 

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