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Engendrement et filiation, état social

Points de vue du psychanalyste Serge Héfez, et de l’anthropologue Françoise Héritier


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L’engendrement est d’abord social

Libération - 6 novembre 2012 - Par SERGE HEFEZ Psychiatre, psychanalyste

Les psychanalystes sont divisés, c’est le moins que l’on puisse dire, sur l’opportunité d’ouvrir l’accès à l’adoption et à la PMA   aux couples de même sexe, et de leur accorder la légitimité d’établir une filiation. Si peu d’entre eux mettent en doute les capacités pédagogiques et l’amour que des homosexuels sont susceptibles d’accorder à un enfant, l’opposition de la plupart s’articule autour des souffrances supposées d’une descendance confrontée à ces situations inédites, et surtout aux modifications délétères des structures de la parenté et de la filiation qui fondent l’ordre symbolique de nos sociétés. Leur position est souvent empirique, ils connaissent mal les situations réelles de ces enfants et rejettent l’abondante bibliographie internationale composée de centaines d’articles, études, témoignages publiés à ce jour, littérature qui n’établit aucune différence en terme d’évolution, d’épanouissement, d’identité sexuée ou d’orientation sexuelle chez les enfants élevés dans ces contextes.

De mon côté, si je suis, avec de nombreux autres confrères, favorable à cette ouverture, c’est pour avoir reçu depuis une vingtaine d’années de très nombreux couples, enfants, adolescents vivant dans des contextes d’homoparentalité. Ces situations participent d’un ensemble de formes de parenté complexes qui vont de l’adoption aux filiations fondées sur la PMA  , en passant par la coparentalité et les recompositions familiales. Ces familles sont confrontées aux mêmes joies et peines, que l’ensemble de celles qui partagent ce type de parcours. Les enfants que j’ai rencontrés ne me sont jamais apparus en danger, et les difficultés le plus souvent retrouvées sont celles d’affronter le regard des autres et l’hostilité ou l’incompréhension de leur environnement social. L’accueil de ces familles, de ces enfants, est un véritable travail de création. Si l’on considère les techniques de plus en plus sophistiquées de fécondation in vitro, l’augmentation vertigineuse des recompositions familiales et l’accroissement des situations d’adoption internationale, on voit surgir une foule d’histoires, de romans, de mythes familiaux.

Bien des familles, homoparentales ou non, abordent les problèmes posés par le processus de néantisation du parent donneur de gamètes. Un donneur, même anonyme, est une personne animée par une histoire et une intention. Comment créer un espace triangulé composé du parent, de l’enfant et du donneur ? Il s’agit de pouvoir créer un parent entier qui puisse s’opposer à un parent partiel, le déconstruire dans la réalité psychique de la famille pour permettre à l’enfant de le reconstruire dans son monde imaginaire. La reconnaissance des nouvelles donnes de la reproduction exige pour de nombreux enfants une mise à l’épreuve de la réalité qui distingue la fécondation des fantasmes liés à la procréation et au désir d’un ou plusieurs parents d’engendrer un enfant. L’engendrement est un acte social et symbolique qui consiste, en instituant la différence des générations, à transmettre à un enfant une histoire et une culture. Il n’est pas l’accouplement, et l’enfant, dans ces contextes de diffraction de la parenté sociale et de la parenté biologique, comme dans tout autre contexte de pluriparentalité, sait se débrouiller pour élaborer un roman des origines qui inclut tous les personnages de son histoire.

La pulsion de transmission anime tous les humains et transcende l’orientation sexuelle des uns et des autres. Dès lors qu’il est réalisable, le désir d’enfant taraude la plupart des personnes homosexuelles, que ce soit pour l’affirmer ou pour l’infirmer. Des milliers d’enfants ont déjà été conçus dans des contextes homoparentaux, et ils seront de plus en plus nombreux dans les années à venir.

Le plus important est que l’on puisse leur raconter une histoire « juste » de ce qui a présidé à leur venue au monde, histoire qu’ils pourront se raconter à eux-mêmes, transformer à leur guise en interpellant quand ils le peuvent tous les protagonistes du récit. L’origine ne fait sens que par les questions qu’elle pose et par la parole qu’elle fait circuler autour de son mystère. Elle est toujours à créer, elle se trame dans un conte à jamais inachevé que la famille se raconte inlassablement. Le seul « intérêt supérieur » de l’enfant réside dans une définition stable de sa filiation, définition reconnue par la société dans laquelle il vit.

En se référant à des lois symboliques transcendantes qui institueraient tout à la fois le social et les psychismes des membres de la société, bien des psychanalystes font comme si les éléments de leur théorisation n’avaient pas vu le jour dans une société donnée et dans un moment historique qui les conditionne et qu’à leur tour ils influencent. Le symbolique englobe des cadres rituels, juridiques, signifiants qui sont appelés en permanence à être retravaillés, à se modifier ou à mourir. A partir d’agencements instables, de bricolages, (« odds and ends », disait Lévi-Strauss) se composent dans toutes les sociétés des mythes, une culture, un « ordre » qu’on voudrait immuable et éternellement universel. Mais nous ne retrouvons dans cet agencement symbolique que ce que nous y mettons. Que voulons-nous y mettre ? Voulons-nous continuer à considérer les personnes homosexuelles comme des citoyens de seconde zone, les cantonner encore et encore à un destin d’« être pour la mort » auquel ils finissent par s’identifier ? Pouvons-nous raisonnablement considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant consiste à lui refuser la reconnaissance juridique des parents qui l’ont désiré et qui l’entourent de leur protection et de leur amour ? Ce sont les questions qui se posent aujourd’hui au cœur du débat sur l’homoparentalité.

Dernier ouvrage paru : « Le Nouvel Ordre sexuel », éd. Kéro, octobre 2012.


La filiation, état social, par Françoise Héritier

Le Monde - 18 avril 2009 - Point de vue de Françoise Héritier -

Je lisais dans Le Monde une interview de Dominique Versini, défenseure des enfants, sur l’intérêt pour eux de la reconnaissance de tiers pour les actes de la vie quotidienne dans un cadre familial recomposé, lorsqu’une phrase a attiré mon attention. Elle faisait état d’une idée répandue selon laquelle "on va de plus en plus vers une sorte de filiation sociale qui se substituerait à la filiation biologique" (Le Monde, 21 mars 2009). Or c’est exactement l’inverse qui se passe.

Je constate dans la presse, dans les débats, même dans des travaux académiques, des confusions terminologiques entre filiation, engendrement, procréation, parenté, parentalité, etc. Une confusion très grande existe entre ce qui relève du biologique et ce qui relève du social. Compte tenu des percées scientifiques et techniques, dans le domaine de la procréation, il est normal que des brouillages se constituent. Au moins peut-on essayer d’y voir plus clair à l’occasion des débats sur la révision des lois de bioéthique.

Rappelons deux faits. C’est aux confins des XVIIIe et XIXe siècles qu’ont été identifiés les gamètes - ovule et spermatozoïde -, et plus tardivement qu’a été reconnu leur rôle égal dans la procréation. Auparavant, le biologique était confiné au coït et à l’accouchement. Deuxièmement, dans toutes les sociétés, le rôle institutionnel du mariage qui engage les époux pour la reproduction dans la fidélité requise pour l’épouse fait qu’une zone de recouvrement associe engendrement, enfantement et filiation. Mais, et c’est là le point essentiel, la filiation partout et toujours ne peut être qu’un acte social : la reconnaissance volontaire et dûment enregistrée qu’un enfant est rattaché à une ou à des lignées nettement désignées, ce qui lui confère son identité, des droits et des devoirs.

Mais ce recouvrement de fait ne signifie pas pour autant le recouvrement cognitif des notions de filiation, acte juridico-social, et d’engendrement par l’homme, voire d’enfantement par la femme, actes qui relèvent du biologique. L’esprit social de la filiation se lit de façon exemplaire dans l’adoption plénière où les liens de filiation ne peuvent absolument pas être rompus et où la prohibition de l’inceste joue à plein, malgré l’absence de consanguinité, entre frères et soeurs ou entre cousins.

La confusion dans les mots et surtout dans les esprits entrelace, conjoint ou oppose, selon les besoins du moment, le biologique au social. Elle est apparue avec la révision de chapitres du code civil dans les années 1980. Compte tenu des percées scientifiques et surtout techniques et d’une "demande sociale" supposée, le législateur a ajouté un quatrième critère à ceux qui prévalaient pour établir la filiation : la naissance légitime (dans le cadre du mariage) ou naturelle, la volonté (la "reconnaissance en paternité") et la possession d’état, soit la réputation d’être l’enfant d’un couple ou d’une personne. A ces trois critères, le législateur a ajouté celui de vérité biologique - c’est-à-dire de l’engendrement certifié par des méthodes ad hoc - et a rendu, c’est là le point capital, ce critère opposable aux trois autres, y compris à la naissance dans le cadre du mariage. Il se peut qu’il ait été impossible de faire autrement. Comment utiliser en effet ce critère, en totale rupture avec l’idée même de filiation, sinon par opposition à ceux qui dictaient la filiation ?

Ce caractère opposable permettait de régler des situations insolubles, comme le cas de filiation dans le cadre du mariage alors que le mari est absent ou indisponible. Le plus souvent, malheureusement, le critère de vérité biologique est utilisé non pour construire mais pour détruire, dans des conflits d’intérêts majoritairement financiers et successoraux, ou en fonction de volte-face des sentiments éprouvés, c’est-à-dire en fonction de l’intérêt privé des adultes.

Le grand oublié du législateur, c’est l’enfant. Le déni de paternité est un tort majeur porté à un enfant, qui voit changer non seulement sa relation familiale, mais aussi au sens propre son identité, et dont les actes d’état civil porteront la mention de ce reniement. A la suite de plusieurs procès où des maris, qui avaient accepté l’insémination artificielle avec donneur, ont par la suite demandé le divorce et la récusation de la filiation de l’enfant, et ont obtenu cette récusation en justice, le législateur a mis des limites temporelles à l’exercice de ce droit d’opposition.

Qu’en est-il du droit des enfants à connaître leur origine ? Cette curiosité-là est légitime, même si elle remet en question la confidentialité sur le don de gamètes ou le secret de l’accouchement sous X... (avec les ménagements nécessaires pour ne pas briser la vie d’autrui). Mais il me semble qu’en dehors de cas d’espèces, où la vie familiale se passe vraiment mal, cette curiosité ne met en cause ni les sentiments ressentis dans la famille d’accueil, ni la filiation. La curiosité satisfaite, des liens peuvent se créer ou non, mais il y a peu d’exemples de substitution d’une famille, d’une parenté, d’une filiation à d’autres, selon les psychologues. Penser que cette substitution se produirait de par le poids du biologique, c’est nier l’importance du symbolique, des sentiments, des apprentissages.

La revendication de la vérité génétique vise à satisfaire des intérêts individuels et variables, qu’il s’agisse du désir d’enfant, sur lequel il y aurait une analyse très profonde à conduire ou d’autres motivations, dans une totale indifférence à la contradiction et en référence à la modernité technique. Regardons le cas de la gestation pour autrui, prêt ou location d’utérus dont la légalisation est à l’étude. Elle peut être faite avec les gamètes des deux parents d’intention, ou avec ceux d’un seul, ou avec des gamètes autres que celles des parents d’intention, qui seront les parents par la filiation et le coeur. Elle peut être faite aussi avec un ovocyte de la gestatrice. La vérité génétique n’a que peu à voir avec cette fabrication d’un enfant, et la technique, par Fivete, n’est pas nouvelle.

Si loi il devait y avoir, l’encadrement devrait être extrêmement strict, ne serait-ce que pour éviter l’accumulation de problèmes impossibles à résoudre. La filiation devrait revenir au (x) parent (s) de volonté, non à la donneuse d’ovocytes ni à la prêteuse d’utérus, même si un droit de réflexion devrait être laissé à celle-ci. Il ne devrait pas être possible aux parents d’intention de récuser un enfant qui ne leur conviendrait pas.

En dehors de la filiation, cet usage dont on parle tant suscite bien des interrogations. Il semble en effet malvenu, en des temps d’efforts pour parvenir à l’égalité des sexes dans les faits et dans les esprits, de faire de certaines femmes, plus souvent nécessiteuses qu’altruistes, des individus dont la fonction et l’intérêt sont situés dans la reproduction. Cette façon de voir rejaillit sur le sexe féminin en son entier. Autre chose : il ne faudrait pas que soient autorisées par ce biais des pratiques interdites par la loi. Par exemple, la commercialisation clandestine des cellules et des utérus, même si la gratuité ou la simple indemnisation des frais est requise par la loi.

Il ne faudrait pas non plus que, contrairement à ce que proposait Nadine Morano, secrétaire d’Etat à la famille, la gestation pour autrui se fasse en famille, une mère portant par exemple l’enfant de sa fille et de son gendre. Rappelons qu’en droit civil, l’union est interdite entre alliés dans la ligne directe : une femme ne saurait épouser le mari de sa fille. Aurait-elle alors la possibilité légale de porter son fruit ? Indépendamment de l’inceste du deuxième type, que constituerait à mes yeux le rapprochement intime de sa substance corporelle avec celle de sa fille.

Que penser enfin de la volonté d’égalité exprimée dans cette demande ? Si l’on s’en tient à la notion d’égalité, et pas seulement à l’égalité entre femmes stériles et fécondes ou entre femmes différemment stériles, il faut reconnaître que les hommes ont aussi le droit à la gestation pour autrui (ou à l’utérus artificiel s’il voit le jour) : le droit de tout homme à faire des enfants "tout seul".

Un Américain riche et misogyne s’est ainsi fait une famille de cinq enfants. L’histoire ne dit pas s’il a eu recours au diagnostic préimplantatoire pour n’avoir que des fils ! Ce qui se profile là est un danger contre lequel l’espèce humaine s’est toujours prémunie : une société sans recours à l’altérité pour créer du lien social. Car il n’y a pas d’altérité dans l’exploitation de "ressources", ni d’égalité.

Il nous faut réfléchir aux mots et aux situations que nous croyons nouvelles pour vérifier s’ils portent ou non en germe des inégalités accrues ou des conséquences contraires à la règle. Non pas que les règles soient intangibles. Inventer des formes nouvelles de vie en société est une des prérogatives saisissantes de l’espèce humaine, à condition que la liberté des uns ne soit pas contraire à celle des autres ni à leur dignité.

Le primat du biologique est un leurre qui recouvre des contradictions et des intérêts multiformes ; et il convient de sauvegarder le caractère social de la filiation. Posons-nous la question à partir de la gestation pour autrui : si la mère n’est pas reconnue tout entière dans l’ovocyte ni même dans la parturition, pourquoi le père le serait-il dans le spermatozoïde ? Pourrait-on supprimer le caractère opposable du critère de vérité biologique pour ne garder que son aspect constructif qui permet de donner une filiation à des enfants dont le géniteur s’est esquivé ?


Françoise Héritier est Professeur honoraire au Collège de France.

Née en 1933, a succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de France où elle a développé ses recherches sur la parenté au sein du laboratoire d’anthropologie sociale. Elle a notamment publié "L’exercice de la parenté" (Seuil, 1982), "Deux sœurs et leur mère" (Odile Jacob, 1995), et une autobiographie intellectuelle sous forme d’entretiens, "Une pensée en mouvement", (O. Jacob, 450 p., 27,90 €).

Article paru dans l’édition du 19.04.09


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 9 décembre 2012

 

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