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« Enfants de la Creuse » : un rapport pointe la responsabilité de l’Etat français

Au total, 2 015 mineurs, orphelins ou non, ont été déplacés de La Réunion entre 1962 et 1984 et envoyés dans des campagnes de métropole frappées par l’exode rural.


Le Monde - 10 avril 2018 - Par Patrick Roger

Photo (c) Nicola Lo Calzo

Photo (c) Nicola Lo Calzo // Marie-Thérèse Gasp, née en 1963, a été placée à 6 semaines en pouponnière puis exilée dans la Creuse à 3 ans (ci-contre, une photographe prise par la DDASS).

C’est une affaire qui est longtemps restée ignorée. Entre 1962 et 1984, 2 015 mineurs réunionnais relevant de l’aide sociale à l’enfance (ASE  ) ont été « transplantés » en métropole par une société d’Etat, le Bureau des migrations des départements d’outre-mer (Bumidom). Si ces quelque deux mille jeunes ont été répartis dans 83 départements, c’est sous l’appellation des « enfants de la Creuse » que l’affaire a été portée à la connaissance du grand public, ce département en ayant accueilli à lui seul 215.

Mise en place le 9 février 2016 par George Pau-Langevin, alors ministre des outre-mer, la commission d’information et de recherche historique présidée par le sociologue Philippe Vitale, coauteur en 2004 du premier livre sur le sujet, Tristes tropiques de la Creuse (éditions K’A), a rendu, mardi 10 avril, à l’actuelle titulaire du poste, Annick Girardin, un épais rapport de 690 pages sur cet exil contraint. Celui-ci, même s’il n’exonère pas l’Etat de sa « responsabilité morale », comme l’avait voté l’Assemblée nationale dans une résolution du 18 février 2014, s’applique à resituer cet épisode douloureux dans le contexte historique de l’époque.

Pour les auteurs de l’étude, les « enfants de la Creuse », avec leur cortège de souffrances individuelles, sont un révélateur, à la fois, des pratiques et des dysfonctionnements qui caractérisaient alors l’ASE   et des migrations ultramarines organisées par l’Etat post-colonial. Près d’un tiers de ces enfants relevant des services sociaux sont arrivés en métropole avant l’âge de 5 ans et près de la moitié entre 5 et 15 ans.

Pourquoi la Creuse s’est-elle hissée au premier rang des départements d’accueil ? D’abord pour des raisons démographiques. Au milieu des années 1900, ce département rural s’est dépeuplé, le taux de natalité y est faible et la population vieillit. Et pour des raisons circonstancielles. Constatant l’insuffisance de structures adaptées pour accueillir tous les orphelins, enfants abandonnés devenus pupilles, enfants en danger ou placés sur décision du juge des enfants, un directeur du service de la population, Jean Barthe, organise le transfert de mineurs dans un foyer de la Creuse avec l’assentiment de son homologue dans le département. Affecté dans la Creuse en 1966, il y crée un centre d’accueil et de placement des pupilles réunionnais, avec l’autorisation du préfet.

« Victimes de mauvais traitements »

Une partie de ces mineurs ont un emploi, comme apprentis, employés « à gages » (payés à la tâche) ou en placement agricole. « Certains fermiers ont eu tendance à demander beaucoup, sans doute trop, à des mineurs venus d’ailleurs, qui sont ainsi victimes d’abus et/ou de mauvais traitements », note pudiquement le rapport, qui ajoute que « ces jeunes sont mal armés pour faire face aux souffrances causées par leur immersion dans la société de la France hexagonale ».

Alors qu’ils sont issus pour la plupart de milieux défavorisés, ayant déjà subi de profonds traumatismes, leurs difficultés d’insertion dans cette contrée lointaine sont démultipliées. « Le directeur du service de la population et le préfet de La Réunion peuvent être satisfaits de la réponse jacobine dont ils ont accouché sur le papier pour parer au plus pressé, mais ce qu’ils ont imaginé ne tient aucun compte du fait qu’il s’agit de Réunionnais, avec leur identité propre, qui portent le poids d’une histoire et d’une culture particulières et qui souffrent du mal-être du déracinement », soulignent les auteurs de l’étude. L’« expérience », pourtant, se poursuivra jusqu’en 1984.

Une « utopie dangereuse »

Simple dysfonctionnement des services sociaux de l’époque, phénomène aggravé par l’initiative de fonctionnaires zélés ? Ou, plus certainement, résultat d’une idéologie largement répandue, comme le suggère le rapport. Ces enfants « sont victimes de la peur de la démographie galopante, de la peur du risque de surpopulation entretenue par les démographes et les chefs des services administratifs », relèvent les auteurs, qui parlent d’une « utopie dangereuse ».

« Il semble aujourd’hui évident de dénoncer comme une hérésie l’implantation d’enfants de La Réunion à plus de 9 000 kilomètres de chez eux, dans des campagnes de l’Hexagone frappées par l’exode rural, ajoutent-ils. A l’époque, le contexte fait que la très grande majorité des esprits n’est choquée ni à La Réunion ni dans l’Hexagone. La dénonciation de la transplantation n’a finalement pris corps qu’avec la prise en compte des apports de la pédopsychiatrie. »

Il aura fallu le recours engagé en 2002 par un de ces « enfants de la Creuse », Jean-Jacques Martial, pour que cette affaire soit exhumée. « Nous avons tous été des cobayes. Si certains ont pu s’intégrer, beaucoup ont fini dans des centres psychiatriques, quelques-uns se sont suicidés. Tous ont été atteints par cet enlèvement », déclarait alors cet homme qui avait redécouvert son passé à 42 ans (Le Monde du 9 février 2002).

Sur les 2 015 enfants réunionnais identifiés, seuls 150 se sont fait connaître. « Nous allons ouvrir sur le site du ministère une page spécifique, où chaque personne qui pense être concernée pourra faire une demande et obtenir une réponse », précise la ministre des outre-mer, Annick Girardin. Celles qui souhaitent pouvoir se réapproprier leur histoire pourront bénéficier d’un accompagnement. Certaines associations, elles, réclament un dédommagement des préjudices causés.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 10 avril 2018

 

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