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En Ouganda, rencontre avec une main-d’œuvre jetable

Mercenaires africains pour guerres américaines


Le Monde diplomatique - mai 2012 - Lorsqu’ils s’engagent dans la « guerre contre le terrorisme » et envoient un nombre croissant de leurs soldats à travers le monde, de l’Irak à l’Afghanistan, les Etats-Unis se heurtent à une difficulté : trouver des combattants. En effet, leurs citoyens ne s’enthousiasment guère à l’idée de mourir pour la patrie. L’armée a donc enrôlé des non-nationaux, en leur promettant un passeport américain. Elle a en outre fait appel à des sociétés de sécurité privées qui elles-mêmes recrutent en Afrique des supplétifs « bons à jeter » après emploi.

« J’ai tout de suite compris que je venais de commettre la plus grosse erreur de ma vie. Mais c’était trop tard. J’avais signé pour un an. Je devais me comporter comme un homme », soupire Bernard (1), engagé par une société de sécurité privée américaine en Irak. Ce jeune Ougandais appartient à l’« armée invisible (2) » recrutée par les Etats-Unis pour soutenir leur effort de guerre. De retour dans son pays à la fin de 2011, malade, il se voit depuis dénier tout droit à la protection sociale et à la santé, droits pourtant prévus par son contrat.

Alors que leurs collègues expatriés blancs — américains, israéliens, sud-africains, britanniques, français ou serbes, engagés par des entreprises sous contrat avec le Pentagone (quelque 120 milliards de dollars de transactions depuis 2003) — ont bénéficié de confortables émoluments dépassant souvent les 10 000 dollars mensuels, les ressortissants étrangers (« third country nationals », TCN) comme Bernard n’ont connu que l’arbitraire, le mépris du droit du travail et les mauvais traitements. Parfois blessés et renvoyés chez eux sans ménagement, ils ne reçoivent aujourd’hui ni aide ni soutien de leurs anciens employeurs.

En juin 2008, alors que Washington entame son désengagement d’Irak, ils sont 70 167 TCN pour 153 300 soldats réguliers. A la fin de 2010, ils sont 40 776, c’est-à-dire presque aussi nombreux que les Américains (47 305). C’est dans les pays du Sud qu’ont été recrutés ces hommes et ces femmes. Par milliers, ils ont été chargés des tâches les plus diverses sur les 25 bases de l’armée américaine en Irak, dont le fameux Camp Liberty, une « petite ville des Etats-Unis » construite près de Bagdad, qui a compté à son apogée plus de 100 000 résidents. Les TCN — qui composent 59 % des effectifs du secteur dit « besoins de base » — s’occupent de la cuisine, du nettoyage, de l’entretien des bâtiments, de la restauration rapide, de l’électricité et même des soins esthétiques des femmes soldats.

Certains peuvent également être affectés à la sécurité des installations, parfois en binôme avec des soldats réguliers. C’est le cas des recrues africaines, qui contrôlent les accès et les enceintes des bases. Ces Subsahariens ont fourni plus de 15 %des gardes statiques recrutés par les sociétés militaires privées pour le compte du Pentagone.

Parmi ces gardes à bas prix, les Ougandais sont majoritaires : sans doute près de 20 000. Cruel paradoxe, ils sont parfois employés à mater leurs semblables, comme au mois de mai 2010, lorsqu’ils ont été appelés pour réprimer l’émeute d’environ 1 000 TCN originaires du sous-continent indien, à Camp Liberty.

La surreprésentation des Ougandais en Irak s’explique par le contexte politique du début des années 2000 en Afrique centrale. A l’époque, à l’est de l’Ouganda, la guerre des Grands Lacs est officiellement terminée. Au nord du pays, les rebelles de l’Armée de résistance du Seigneur ont été matés. Au Soudan voisin, la guerre civile a pris fin, ouvrant la voie à l’indépendance du sud du pays (3). Plus de 60 000 hommes de troupe ougandais se retrouvent démobilisés. L’Irak apparaît alors comme un débouché pour eux. En outre, Kampala, allié majeur des Etats-Unis dans la région, est l’une des rares capitales africaines à soutenir l’administration Bush lors du déclenchement de la guerre, en 2003. Depuis le milieu des années 1980, les militaires des deux pays collaborent. « En 2005, la demande américaine de personnel pour le secteur paramilitaire et la sécurité explose, raconte le journaliste et blogueur ougandais Angelo Izama. Comme le Pentagone cherche de la main-d’œuvre anglophone, efficace et ayant l’expérience de la guerre, c’est tout naturellement qu’il se tourne vers l’Ouganda (4). »

Pour M. Norbert Mao, candidat malheureux du Parti démocratique à la présidentielle de 2011, l’envoi d’Ougandais en Irak répond également à une autre motivation : « Des anciens combattants qui se retrouvent sans emploi peuvent créer des problèmes. L’Irak a ainsi été considéré par le gouvernement comme une bonne manière de se débarrasser des démobilisés (5). » Pour alimenter cette nouvelle filière, précise-t-il, « des sociétés fondées par d’anciens militaires américains ont noué des relations avec d’autres créées par d’anciens hauts responsables de l’armée ougandaise ».

Belle-sœur de l’un des plus célèbres chefs d’entreprise du secteur de la sécurité en Ouganda — le général Salim Saleh, par ailleurs frère du président Yoweri Museveni —, Mme Kellen Kayonga a ainsi fondé la compagnie Askar. Dès la fin de 2005, celle-ci recrute pour la société Special Operations Consulting (SOC), fondée dans le Nevada par deux anciens officiers américains. Sa principale concurrente sur le marché local, la société pakistanaise Dreshak International, ouvre la même année sa filiale de Kampala et commence à travailler pour la société militaire privée américaine EODT opérant en Irak.

A partir de 2006, une dizaine de ce que M. Mao appelle les « entrepreneurs de conflits » se sont installés dans le pays. Dans les quartiers populaires de Kampala, l’Irak devient la nouvelle frontière des kyeyos (travailleurs candidats à l’émigration). Un ancien combattant qui rempile peut gagner jusqu’à 1 300 dollars (1 000 euros) par mois, soit largement plus que les salaires proposés à Kampala par le secteur florissant du gardiennage et de la protection civile.

En 2007, plus de 3 000 Ougandais sont déployés en Irak. En 2008, ils sont 10 000. Leurs principaux employeurs sont les entreprises américaines Torres, DynCorp, Triple Canopy, Sabre et SOC. « C’est alors que cela a commencé à dégénérer en guerre des prix », poursuit Izama. Sous prétexte de saturation du marché des kyeyos, « les salaires déclinent. Ils baissent d’autant plus facilement que l’emploi à l’étranger n’est pas régulé en Ouganda. D’autre part, à l’époque, on ne cherche plus seulement des anciens combattants. N’importe qui peut dorénavant partir pour l’Irak ». Ce dumping, qui joue sur la concurrence d’une nouvelle main-d’œuvre recrutée au Kenya et en Sierra Leone, se développe sans que le ministère du travail ougandais y trouve à redire. A la fin de 2009, les salaires passent au-dessous de la barre des 700 dollars. Pendant ce temps, pour chaque garde ougandais engagé, la société américaine Sabre empoche 1 700 dollars (1 300 euros) du gouvernement américain. Askar, de son côté, touche 420 000 dollars (320 000 euros) pour 264 gardes déployés en Irak auprès de l’américaine Beowulf.

Dévoilés par la presse ougandaise, les premiers cas d’exploitation de kyeyos commencent à filtrer en 2008. Mais Kampala continue à faire la sourde oreille, se contentant de conforter, par quelques opérations de nettoyage dans le milieu des opérateurs, la position des sociétés les plus puissantes... et les plus proches du président Museveni. Pour M. Mao, « aller en Irak, c’était comme s’accrocher à un crocodile en pensant qu’il va vous sauver de la noyade ». En décembre 2011, les salaires des kyeyos d’Irak sont tombés à 400 dollars par mois (300 euros), pour six jours de travail par semaine, à raison de douze heures quotidiennes. Tous les hommes et toutes les femmes que nous avons rencontrés, âgés de 21 à 32 ans, y avaient été envoyés à partir de décembre 2009. Avant l’Irak, la plupart, originaires de la campagne, avaient travaillé pour les compagnies de gardiennage de la capitale ougandaise. Deux d’entre eux avaient suivi des études à l’université Makerere. Ils éprouvent des difficultés à raconter ce qu’ils ont enduré, entrecoupant leurs confidences de longs silences gênés.

Un contrat signé à la va-vite

C’est chez Dreshak, dont la filiale ougandaise est installée au centre de Kampala, que tout a commencé pour eux. Pendant deux mois, les kyeyos ont suivi un entraînement militaire destiné à tester leurs aptitudes. Le stage n’était pas payé, la société se contentant de les nourrir. A l’issue de cette période, Dreshak leur a demandé de rentrer chez eux et d’attendre qu’on les rappelle. Pour certains, l’attente a duré trois mois. Le jour où ils ont enfin été convoqués constituait un point de non-retour. « Il n’y avait plus d’autre solution, se rappelle l’un. Pendant le temps passé à attendre, nous avions dépensé de l’argent sans en gagner. Certains d’entre nous avaient même tout vendu, à l’exception de leurs chaises. La seule chose qui restait à faire, c’était de signer. Et, dans ces conditions, ils pouvaient nous faire accepter n’importe quoi. » Le contrat qu’on leur présente alors comporte onze pages qui doivent être paraphées en quinze minutes.

Le groupe découvre ce jour-là le nom de son employeur final : l’américaine SOC. Bernard se souvient d’avoir hésité avant de signer. « Je travaillais dans le service Internet d’une entreprise, et quand j’ai vu le salaire qu’on nous proposait, je me suis vraiment demandé si cela en valait la peine. Il y avait juste 300 000 shillings [environ 90 euros] de différence par mois. » Sur l’insistance de ses amis, et les coups de fil pressants d’un « responsable américain », Bernard se décide à partir. Deux jours et sept heures d’avion plus tard, il pose le pied sur le tarmac de l’aéroport international de Bagdad.

A trois quarts d’heure d’hélicoptère de la capitale irakienne, la base aérienne d’Al-Assad constitue un autre petit bout d’Amérique en terre arabe. L’unité de SOC que rejoignent les kyeyos accueille environ huit cents de leurs compatriotes, commandés par une poignée d’expatriés ougandais prenant leurs ordres auprès de supérieurs américains. Après un mois d’entraînement, là encore sans paie, les nouveaux promus découvrent les oppressants haboobs (tempêtes de sable) et les glaciales nuits d’hiver.

Il leur faut attendre plusieurs mois avant d’obtenir l’équipement que SOC leur avait promis. Les gants destinés à les protéger du froid nocturne n’arrivent qu’à la fin de l’hiver. Certains doivent acheter leur cache-poussière au PX (magasin) d’Al-Assad, sacrifiant 25 dollars (19 euros) sur leur maigre paie. Même le matériel militaire qu’on leur donne n’est pas réglementaire : AK-47, cartouchière, casque et gilet pare-balles de seconde main — « chinois », ironisent les kyeyos. Harnachés plus lourdement que les soldats réguliers, et moins protégés « face à un franc-tireur qui peut t’ajuster à plusieurs centaines de mètres », ils doivent en particulier contrôler les quelque cinq cents véhicules qui pénètrent chaque jour dans l’enceinte d’Al-Assad.

Au fil des semaines, ils découvrent que la menace gît également au sein même de leur unité : leurs supérieurs les poussent à bout, bien au-delà de ce que permettent leur contrat et leurs limites physiques. Certains doivent travailler jusqu’à quinze heures par jour. Les vacances (sans solde) au pays, promises à l’issue d’un an de mission, sont sans cesse reportées. « Nous vivions sous pression, dans la terreur, même la nuit, confient plusieurs démobilisés. Tu ne pouvais rien leur dire. Ils pouvaient décider de ta vie, te déployer là où ils le souhaitaient, en particulier aux postes les plus dangereux, s’ils estimaient que tu étais une prise de tête. »

Pour mater les récalcitrants, SOC recourt à une solution imparable : la rupture de contrat sans indemnités. Sur les vingt et une clauses disciplinaires couvrant deux pages des contrats fournis par l’entreprise, que nous avons pu nous procurer, l’étape4, dite « Termination of services », ne s’applique en principe qu’à l’issue d’une longue série de blâmes. Sur le terrain, la réalité se révèle bien plus brutale, SOC se réservant le droit de « prendre d’autres mesures disciplinaires » en cas de manquements non prévus : « Tu recevais une lettre d’avertissement, par exemple parce que tu ne portais pas ton casque hors du service, et pendant deux semaines ils t’enlevaient ta paie. Et malgré cela, tu devais travailler ! » Sinistre ironie : dans son code de conduite, SOC demande à ses TCN de « dignement représenter les idéaux de la République d’Ouganda » et de s’abstenir de « ternir son image à l’étranger ».

Le contrat type de SOC stipule également qu’un kyeyo sera licencié s’il est empêché de travailler, pour cause de maladie, blessure ou accident, pendant au moins trente jours au cours d’une période de quatre mois. Privilégié, car travaillant dans l’administration de SOC, Bernard a vu des dizaines de ses compatriotes limogés sans ménagement. « Durant les longues tempêtes de sable, se souvient-il, les hommes attrapaient des infections des oreilles, des sinusites. Ils avaient des problèmes oculaires et même pulmonaires. Quand ils venaient se faire soigner, on leur donnait juste de l’aspirine. Et lorsqu’ils revenaient parce qu’ils n’avaient pas été bien soignés, on les licenciait. SOC ne voulait pas avoir à payer les moindres frais médicaux. Comme ils nous le disaient, ils étaient là pour faire des affaires. »

Durant l’été 2011, Bernard commence à souffrir du genou. Un « médecin » de SOC lui administre un corticostéroïde : « C’était encore pire. » La peau de son visage commence alors à se desquamer : « J’ai donc rencontré un autre docteur, ou supposé tel, qui s’est mis à chercher des informations sur Google ! » Quelques semaines plus tard, il est licencié. Après vingt jours de transit où il est livré à lui-même dans un camp de Bagdad, il parvient à prendre un charter pour Kampala. C’était à l’automne 2011, une dizaine de jours avant que nous le rencontrions. Bernard n’est pas encore allé voir sa mère, de peur qu’elle ne s’effraie en voyant l’état, impressionnant, de son visage. En revanche, il s’est rendu chez son médecin de famille : « Je lui ai expliqué ce qu’on m’avait prescrit. Il m’a dit que c’était la pire des erreurs et que désormais, j’allais devoir me battre pour me rétablir. Il m’a fait une liste de médicaments. Je n’en avais jamais eu pour aussi cher de ma vie : plus de 300 000 shillings. Il faut absolument que je trouve de l’argent pour poursuivre mon traitement, mais chez Dreshak, ils ne veulent pas en entendre parler. Quant à SOC, je n’ai plus aucune nouvelle d’eux. »

Comme n’importe quel ressortissant étranger travaillant pour une société militaire privée américaine sous contrat avec le Pentagone, les kyeyos rentrés d’Irak malades ou blessés sont en principe couverts par le Defense Base Act. Cela leur garantit que la compagnie d’assurances de leur employeur rembourse leurs frais médicaux. Est également prévue une pension d’invalidité pour les plus malchanceux. « Pourtant, très souvent, les Ougandais n’en bénéficient pas », déplore l’avocate américaine Tara K. Coughlin.

A la fin des années 2000, Me Coughlin, engagée dans une association chrétienne d’aide aux soldats américains présents en Irak, découvre que des Ougandais travaillent aux côtés des boys. Prenant sur ses économies — ses clients n’ont pas les moyens de payer les examens médicaux requis pour le montage de leurs dossiers —, elle représente désormais auprès du ministère du travail américain trente kyeyos revenus brisés d’Irak (6). Parmi eux, plusieurs Ougandaises atteintes de troubles musculosquelettiques dus à leur équipement trop lourd. Dans la ligne de mire de l’avocate, quatre sociétés militaires privées — Soc, Triple Canopy, Sabre et Eodt —, mais également leurs compagnies d’assurances, et en premier lieu le géant American International Group (AIG). « Car, au bout du compte, souligne-t-elle, ce sont les assurances qui refusent de prendre en charge les médicaments ou de fournir une pension d’invalidité à mes clients revenus handicapés. » Dérobade des compagnies d’assurances

En Ouganda, Me Coughlin, assistée par un ancien kyeyo d’Irak, mène un travail délicat et discret. D’abord, il lui faut retrouver les victimes : « Beaucoup de blessés ougandais, ne pouvant se permettre de vivre en ville, retournent directement dans leur village, sans savoir qu’ils ont la possibilité de saisir la justice américaine. J’estime qu’ils sont des centaines. Et encore, c’est une estimation basse. »

Ensuite, il faut apaiser les soupçons, la méfiance et la honte de se confier à une étrangère muzungu (blanche). « Nombre de mes clients ont été menacés par leur employeur après avoir été blessés. On a même dit à certains qu’ils rentreraient au pays dans un body bag s’ils parlaient. Qui plus est, quand ils ont été soignés en Irak, leurs dossiers médicaux ont été confisqués avant qu’ils ne retournent chez eux. Il faut donc tout recommencer de zéro. » Il faut aussi faire vite : les kyeyos rentrés d’Irak ont tout juste un an pour agir.

Enfin, l’avocate doit se battre contre l’énorme machine déployée jusqu’en Ouganda par les compagnies d’assurances. AIG n’hésite pas à recruter des enquêteurs, tels ceux de la société maltaise Tangiers International, pour mettre en pièces toute contestation. « C’est l’une des parties les plus difficiles de mon travail, reconnaît la jeune femme. Ces enquêteurs violent sans vergogne le code de déontologie professionnelle. Par exemple, ils contactent mes clients et les emmènent chez leur propre médecin afin de réaliser une contre-expertise, alors qu’ils n’en ont absolument pas le droit. A un autre qui est dans l’impossibilité physique de travailler depuis son retour d’Irak, on a promis un boulot... juste pour voir s’il allait accepter ! Comme il y a peu de spécialistes médicaux en Ouganda, je me demande parfois si je ne vais pas tomber sur une personne qui a été achetée. »

Selon une estimation du ministère ougandais du travail, les vagues d’hommes et de femmes envoyés en Irak depuis 2005 auraient dû transférer plus de 90 millions de dollars (68 millions d’euros) à leurs familles au pays. Cela représente des revenus supérieurs à ce que rapporte le café, principale ressource d’exportation de l’Ouganda. Après avoir souvent passé plus d’un an au Proche-Orient, les hommes que nous avons rencontrés ont pourtant tout juste épargné quelques millions de shillings — moins de 1 000 euros — au terme de leur mission. Bloqués jusqu’à leur retour sur un compte de la Crane Bank, à Kampala, leurs maigres salaires n’ont en effet cessé de se déprécier en raison du taux de change et de l’inflation — plus de 40 %en 2011 — qui a frappé de plein fouet l’Ouganda durant leur absence. « Dreshak nous a recrutés puis vendus à SOC en empochant le pactole. Mais nous, au bout du compte, on a touché des cacahuètes. Ce que nous avons vécu, ça s’appelle tout simplement de l’esclavage moderne. »

Dans son édifiant rapport transmis au Congrès américain en août 2011, la commission indépendante sur les contrats passés pendant la guerre estime que « les crimes et délits commis par les sociétés employant des contractants minent la réputation des Etats-Unis à l’étranger ». Et de préciser que « si le nombre de soldats américains décline en Irak et en Afghanistan, celui des sociétés militaires privées devrait augmenter, au moins à court terme, sinon durant plusieurs années, avant que les opérations ne prennent définitivement fin (7) ». Le « marché de la violence (8) » n’est en effet pas près de se tarir. Pour la protection des 16 000 employés de son ambassade irakienne, le département d’Etat a ainsi fait appel, pour 10 milliards de dollars, à huit sociétés militaires privées américaines. Une armée de 5 500 contractants devrait être enrôlée. Aux côtés de Triple Canopy, chargée de protéger les diplomates, SOC fournira la sécurité statique durant cinq ans pour 973 millions de dollars. « Des kyeyos seront sans doute recrutés », indique Mme Kayonga, patronne de la compagnie Askar, désormais également présente sur le marché afghan. De Bagdad à Kaboul, et sans doute demain à Mogadiscio, il se trouvera toujours des Ougandais pour nourrir cette « force noire », estiment nos anciens d’Irak. Pourquoi ? « A cause de l’inflation, des frais de scolarité qui augmentent, des prix de l’alimentation qui flambent… Ce n’est pas que l’on aime ça, mais il faut bien vivre ! »

Alain Vicky Journaliste.

Notes :

(1) Pour des raisons de sécurité, tous les noms ont été changés.

(2) Sarah Stillman, « The invisible army », The New Yorker, 6 juin 2011.

(3) Après la mort de Joseph Mobutu, en 1997, le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) est le théâtre d’une guerre qui va engager tous les pays voisins, y compris l’Ouganda. A la même époque, Kampala est confronté à la rébellion de l’Armée de résistance du Seigneur, une secte dirigée par le gourou Joseph Koni.

(4) Le blog d’Angelo Izama.

(5) Le site de campagne de Norbert Mao.

(6) Voir son site, Helping Ugandans Injured in Iraq & Afghanistan.

(7) « Transforming Wartime Contracting » (PDF), Commission on wartime contracting in Iraq and Afghanistan.

(8) Cf. Deborah D. Avant, The Market for Force : The Consequences of Privatizing Security, George Washington University Press, Washington, DC, 2005.


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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 22 février 2013

 

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