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Une Françafrique en mutation



lecourrier.ch - 11 Janvier 2014 - Pionnier malgré lui du néocolonialisme à la française, le Cameroun symbolise la permanence d’une relation malsaine entre la France et l’Afrique. Qui loin de disparaître s’adapte à la mondialisation, selon les auteurs de « Kamerun ! »

Le paradoxe est criant. Depuis que les présidents français Nicolas Sarkozy puis François Hollande ont expressément condamné la « Françafrique   », jamais les militaires français n’ont autant opéré sur ce continent ! Après l’intervention au Tchad en 2008 pour sauver le dictateur Idriss Déby, la Côte d’Ivoire, la Libye, le Mali et maintenant la Centrafrique ont vu débarquer les Marsouins, mais cette fois en posture de libérateurs… Dès lors, peut-on croire à l’émergence, sur les décombres de la Françafrique  , à la naissance d’une relation de solidarité désintéressée entre l’Hexagone et ses ex-colonies ?

Pour Thomas Deltombe et Jacob Tatsitsa, qui ont longuement étudié les origines de la « Françafrique   », ce mélange d’affairisme mafieux et de Realpolitik, le conte de fée est difficile à avaler. Pour Le Courrier, les auteurs de Kamerun !1, consacré il y a deux ans, avec Manuel Domergue, à la très méconnue guerre d’indépendance du Cameroun, le journaliste indépendant français et l’histoire camerounais rappellent les origines du néocolonialisme à la française, ses permanences mais aussi son évolution.

Votre livre Kamerun ! retrace l’indépendance du Cameroun. Qu’est-ce qui vous a motivé ?

Thomas Deltombe : Avec mon ami journaliste Manuel Doumergue, nous pressentions depuis longtemps que cette histoire – très méconnue – était un moment charnière pour l’Afrique francophone. La rencontre avec Jacob, qui en faisait sa thèse de doctorat, a été décisive. Deux journalistes français férus d’histoire et un historien camerounais, c’était la composition idéale pour aller sur tous les terrains et traiter d’un thème encore brulant d’actualité.

L’histoire officielle est pourtant claire. La France avait mandat des Nations Unies de conduire la partie orientale du Cameroun vers l’indépendance. Chose réalisée pacifiquement en 1960 malgré quelques troubles ethniques. T. D. : Mais ça ne s’est pas déroulé ainsi. Il y a bien eu une guerre, voulue, initiée et conduite par la France contre un mouvement indépendantiste. Celui-ci, l’Union des populations du Cameroun (UPC), a été poussé vers la clandestinité et la rébellion armée.

Jacob Tatsitsa : La France a tenté de diviser l’UPC en suscitant des rivalités ethniques, c’est écrit noir sur blanc dans les instructions données à l’administration. Dans les faits, le mouvement nationaliste était bien implanté dans les diverses zones du pays.

L’autre menace agitée par la France, principalement sur la scène internationale, fut celle du communisme. Mais s’il y a bien eu une solidarité, notamment à la base, l’on observe que l’aide apportée par ce courant international est négligeable, il fut essentiellement moral. Certes, des militants communistes de l’UPC ont été formés dans le bloc de l’est, mais sans que cela influe sur le caractère pluriel du mouvement.

T. D. : En fait, les stratégies françaises contre-subversives ont été assez aisées à retracer, dans les archives comme grâce aux témoins. Contrairement aux ex-UPCistes qui au départ ne voulaient pas parler, les militaires français et camerounais se sont montrés très loquaces, souvent fiers des « belles opérations » menées contre la « subversion ». Certains anciens collaborateurs camerounais parlent sans gêne de la torture. Dans ce domaine, les preuves d’une politique systématique sont flagrantes : tous les témoins, victimes ou tortionnaires, nous ont fait les mêmes descriptions.

Cela dit, comme dans tout conflit, celui-ci n’était pas à sens unique. Des Blancs ont résisté et des Noirs ont collaboré aux exactions.

Selon vous, bien que le Cameroun devienne indépendant en 1960, c’est bien la France qui l’emporte.

T. D. : Oui, car elle su mettre en place une double stratégie : la répression implacable contre les indépendantistes de l’UPC et la mise en place d’un mouvement pseudo-nationaliste contrôlé par Paris.

En somme, le Cameroun a pu accéder à une indépendance factice, afin d’empêcher son indépendance réelle. Etait-ce là une stratégie continentale ? T. D. : Oui et non. Le Cameroun est un cas particulier car, juridiquement, il n’était pas une colonie, mais un territoire sous tutelle internationale depuis la défaite allemande de 1918. La majeure partie est confiée à la France (l’autre étant aux Britanniques). Mais en 1946, Paris doit s’engager, devant l’ONU  , à mener ce territoire vers l’autonomie ou l’indépendance. La situation devient inconfortable. D’autant que le mouvement indépendantiste est bien organisé et composé de gens extrêmement intelligents comme Ruben Um Nyobé (assassiné par la France en 1958, ndlr), qui comprennent qu’ils ont le droit international avec eux. Contre ce droit qui lui est défavorable, la France va utiliser la force. Placée devant le choix entre résistance armée et soumission, une partie de l’UPC choisira la résistance et sera écrasée.

Après coup, ce modèle intermédiaire d’indépendance contrôlée, qui semble bien fonctionner au Cameroun sous la conduite du président Ahmadou Ahidjo, devient intéressant pour les autres colonies qui ont aussi commencé à s’agiter. On ira jusqu’à parler de « modèle camerounais » et d’une « école de guerre camerounaise ». Blaise Compaoré (le dictateur burkinabé, ndlr) et d’autres ont été formé au Cameroun.

Cette lecture de leur indépendance, purement factuelle, est-elle partagée par les Camerounais ?

J. T. : Dans l’ensemble, oui. Les Camerounais savent bien que leurs dirigeants sont formatés par la France. Rien n’a changé. Le pays continue d’être une colonie modèle. La France est son premier investisseur et contrôle les principales activités économiques.

T. D. : Pour les Camerounais, le lien entre les deux périodes est évident. Paul Biya, qui n’est que le second président depuis l’indépendance, a été formé à l’école coloniale (« Ecole d’Outre-Mer ») et à Science Po. Il passe d’ailleurs le plus clair de son temps à Genève, à La Baule ou dans une autre de ses propriétés françaises. Il y a un fameux dessin où l’on voit Biya arriver au Cameroun ; il est écrit : « Paul Biya en visite privée au Cameroun »…

Ce lien direct est frappant dans la géographie de Yaoundé, où vous avez, d’une part, la zone militaire et, d’autre part, la zone urbanisée. Entre les deux ? L’immense ambassade de France… alors que toutes les autres ambassades sont ailleurs.

Le maintien du régime camerounais dépend entièrement de la France. Paul Biya en joue constamment, faisant miroiter le chaos, la violence, qui mettrait en danger les intérêts français en cas de retrait de la France. Ou si Paris devait critiquer le régime, par exemple le trucage des élections. Je soupçonne d’ailleurs la diplomatie françaised’être favorable à un changement de régime, en faveur d’un pouvoir moins mafieux.

Mais pourquoi la France a-t-elle fait tant d’efforts pour contrôler ce petit pays bien pauvre ?

J. T. : C’est écrit noir sur blanc dans les archives françaises : le Cameroun est jugé très important du point de vue géostratégique en Afrique centrale. Il est sur la route qui mène aux colonies françaises de la région, jusqu’en République centrafricaine.

T. D. : Outre la peur d’un effet domino, il y avait aussi les intérêts de grosses entreprises, à l’époque Pechiney par exemple, aujourd’hui Bolloré. Les années 1955-56 sont aussi celles où l’on découvre la présence d’hydrocarbures. Finalement, ces gisements s’avèreront décevants par rapport à ceux du Congo ou du Gabon voisins, mais l’intérêt pour le pétrole camerounais ressurgira avec le développement de l’off-shore

Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique  , 1948-1971 Editions La Découverte, Paris, 2011.


« La mécanique de domination est intacte »

Vous dites que Paris serait prêt à lâcher Biya. Est-ce dire que la Françafrique   n’a plus la cote.

Thomas Deltombe : Non. On assiste plutôt à une nouvelle mutation de la Françafrique  . Sa mécanique de domination est intacte mais elle évolue sans cesse. La Françafrique  , impulsée sous la Quatrième République au Cameroun, n’est pas celle des émissaires gaullistes des années 1960 ni celle des réseaux franchement mafieux qui se développent dans les années 1970-80. Aujourd’hui, certains dirigeants français voudraient en finir avec les vieux modèles de la Françafrique   d’Etat pour développer une Françafrique   axée sur le business, plus efficace, moins coûteuse. Après avoir formé et contrôlé l’élite administrative, la France mise sur une nouvelle élite, économique, pour défendre ses intérêts dans la région. Aujourd’hui, les pays africains sont d’abord vus comme des opportunités d’affaires pour les entreprises françafricaines type Bolloré. D’où le discours sincère tenu actuellement par Paris contre la corruption… Cela dit, de gros « morceaux » de Françafrique   d’Etat, comme le franc CFA, la coopération, la francophonie, etc., ont été maintenus.

A part dans le discours, les interventions en Côte d’Ivoire, au Mali ou en Centrafrique sont relativement classiques.

T. D. : En effet. On fait davantage attention à l’image, mais les vieilles traditions d’intervention directe d’encadrement, de coopération technique perdurent. Les bases militaires ont été maintenues, mais modernisées, adaptées à des besoins moins importants, puisque l’on dispose de corps d’armée capables de se projeter rapidement sur le terrain.


Le déni de la France officielle

Jacob Tatsitsa, vous travaillez depuis des années sur la guerre d’indépendance à l’Université de Yaoundé. Comment est-ce vu ?

Jacob Tatsitsa : Eh bien, j’ai eu beaucoup de peine à trouver un directeur qui accepte de diriger ma thèse ! J’ai finalement trouvé un professeur mais il a laissé trainer mes travaux… J’ai débuté ma recherche en 2001 et je ne suis pas encore docteur !

Comment le livre a-t-il été reçu par les Camerounais ?

J. T. : Plutôt bien ! Même des gens du régime et des militaires l’on acheté mais ils ne s’en vantent pas trop ! Il y a une télévision privée qui en a parlé. En province, nous avons pu organiser une réunion dans un domicile privé. Beaucoup de témoins directs ont manifesté leur fierté de voir leur histoire réhabilitée. C’était très émouvant. Il y a une grande soif de comprendre ce qui s’est passé. Beaucoup de familles, comme la mienne, ont été divisées par le conflit. Pour se réapproprier ce passé, il est indispensable de le connaître de façon plus objective.

Le grand obstacle est la difficulté à diffuser le livre. L’éditeur camerounais qui en a les droits ne parvient pas à le faire imprimer au pays. Et l’importation est hors de prix. Sans compter que cela reviendrait à enrichir Bolloré, qui en a le monopole !

Thomas Deltombe : Le Centre culturel français a lui aussi refusé de nous aider à faire connaitre le livre. La France officielle s’arque-boute dans le déni. Nous avons finalement présenté dans une librairie de Yaoundé tolérée par le régime. Là aussi, il y avait beaucoup de monde, des témoins mais aussi des jeunes.

Cette semi-tolérance définit bien le régime de Biya, dictature visqueuse, où l’apparence de la démocratie cache mal un pouvoir totalement confisqué. La liberté de parole est assez importante mais au final, ça ne change jamais rien ! Car dès que la critique commence à se structurer socialement, l’apparente liberté laisse place à la répression la plus féroce.

Et en France, votre livre a-t-il eu un impact ?

T. D. : Il y a eu un fort intérêt public et médiatique. Dans toute la France, nos conférences ont fait le plein. Le livre s’est très bien vendu, au point qu’on a dû le réimprimer après trois semaines. Plus de 10 000 exemplaires diffusés, pour un livre de cette taille sur l’Afrique, c’est extrêmement rare.

En revanche, l’impact politique a été quasiment nul. Deux députés ont posé une question à l’Assemblée, l’une sous Sarkozy, l’autre sous Hollande et à chaque fois, la réponse a été : cela ne regarde pas la France mais les historiens… Il y a une gêne, car on est face à une histoire encore vivante. D’où l’importance de revisiter le passé pour transformer le présent.

Le cas camerounais demeure particulièrement obscur alors que la France a longuement débattu du cas algérien.

T. D : L’histoire de la guerre d’Algérie a bénéficié d’une pluralité de versions, notamment celle des vainqueurs algériens ! Au Cameroun, es victimes de la répression ont été marginalisées. En France, l’histoire du Cameroun est passée inaperçue, le pays ayant les yeux rivés sur l’Algérie, où vivaient un million de Français contre quelque 20 000 au Cameroun. Dès le départ, Paris a organisé le black-out. Les journalistes n’ont pas été autorisés à se rendre sur le terrain au Cameroun.

Enfin, les militaires français envoyés au Cameroun se comptent en milliers. Ils étaient principalement là pour diriger la manœuvre exécutée par des milices locales ou des Africains des colonies. Rien à voir avec le contingent expédié en Algérie.

Est-ce important pour les Camerounais que la France demande pardon ?

J. T. : Il faudrait déjà qu’elle reconnaisse... Il est urgent d’écrire cette histoire avant que les archives et les témoins disparaissent. La France devrait au moins faciliter le travail des historiens camerounais.

Connait-on le bilan humain de cette guerre occultée ?

J. T. : La fourchette la plus sérieuse, estimée par l’ambassade britannique, se situe entre 60 000 et 75 000 victimes de la répression.

T. D. : Sur une population de 3,5 millions d’habitants, ça fait une proportion immense ! Or, contrairement aux Britanniques, qui ont reconnus les massacres comparables des Mau-Mau au Kenya et commencent à indemniser les victimes, la France ferme les yeux sur ses crimes au Cameroun.

Propos recueillis par Benito Perez


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 4 février 2014

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