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Mandela n’existait pas



Libération - 8 décembre 2013 - Véronique TADJO Ecrivaine -

Mandela n’existait pas pour nous. Ou très peu. Contrairement à la Guinée de Sékou Touré, par exemple, qui abrita Nelson Mandela au début des années 60 ou au Bénin qui, sous le régime militaro-marxiste de Mathieu Kérékou, apporta son soutien à l’ANC, la Côte-d’Ivoire garda ses distances. Pour nous, l’Afrique du Sud était très loin. On connaissait bien les colons français pour les avoir vus à l’œuvre, mais les Afrikaners, à quoi pouvaient-ils bien ressembler ? Dans les années 70, Félix Houphouët-Boigny, le Père de la nation, était à l’apogée de son règne. Il dominait le pays et même la façon de penser. Or, sa position par rapport à l’Afrique du Sud était des plus ténébreuses, et totalement à contre-courant de celle de la plupart des autres pays de la région ouest- africaine. J’étais encore une adolescente en 1971 quand Houphouët-Boigny organisa une conférence de presse internationale au cours de laquelle, pendant six heures, il expliqua sa conception de la paix basée sur le dialogue. Je me souviens que la ville entière s’était arrêtée pour l’écouter. Notre maison resta silencieuse pendant le discours fleuve. La proposition de Houphouët-Boigny pour résoudre le problème racial en Afrique du Sud était la suivante : instaurer un double dialogue entre les pays africains et le gouvernement sud-africain, d’une part et un dialogue intérieur entre le pouvoir raciste des Blancs et la majorité noire, d’autre part. Pour mon père et bien d’autres, le Sage avait parlé. Cet épisode me marqua profondément car dans le même temps, Houphouët-Boigny fit de nombreuses références à Martin Luther King et à sa philosophie de la non-violence dans son combat pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, alors que l’ANC s’était finalement résolu à entrer dans la lutte armée. Hélas, je compris vite ma méprise quand je devins étudiante. Il faut dire que ma chance, ce fut d’avoir choisi pour mes études, le département d’anglais de l’université nationale. L’Afrique du Sud prit forme dans mon esprit à travers ses écrivains les plus connus et dont les œuvres étaient enseignées en littérature africaine : Peter Abrahams, Bessie Head, Alan Paton, Nadine Gordimer, etc. Je pris alors conscience de ce que l’apartheid pouvait représenter. Si la lutte des Noirs américains pour leurs droits civiques m’avait interpellée (je me destinais d’ailleurs à continuer mes études dans ce domaine-là), le cas de l’Afrique du Sud m’apparaissait doublement injuste du fait que l’oppression s’exerçait sur la majorité de la population et qu’elle était marginalisée sur son propre territoire. Par ailleurs, des informations alarmantes nous parvenaient : la France fournissait des armes à l’Afrique du Sud (avions, hélicoptères, blindés, sous-marins, frégates et missiles) lui permettant ainsi de devenir l’armée la plus puissante d’Afrique. Dans le même temps, Mandela était considéré comme un terroriste et son organisation, l’ANC, contrainte d’opérer dans la clandestinité. La lutte armée à laquelle il avait dû se résoudre devant la répression grandissante du régime était diabolisée.

Oui, c’était évident, Houphouët-Boigny avait prôné le dialogue avant l’heure et sa position était plutôt favorable aux oppresseurs. D’autant plus qu’en 1975, il avait même envoyé l’un de ses collaborateurs les plus proches, Laurent Donald Fologo, en voyage officiel en Afrique du Sud. En cela, il faisait le jeu de Paris. Au lieu de condamner le pays de l’apartheid, on l’invitait à des négociations qui lui conféraient une meilleure image de normalité. Mais ce fut pratiquement un tollé général sur le continent africain, tandis qu’en Occident, le président ivoirien fut considéré comme un visionnaire. C’est probablement de cette époque que nous resta sa maxime célèbre, mille fois reprise à la radio, à la télévision et dans les journaux : « La paix n’est pas un vain mot, c’est un comportement. » Et pourtant, chez nous, pas de manifestations dans les rues pour demander la libération de Mandela !

Il a fallu que je quitte Abidjan afin de poursuivre mes études supérieures à la Sorbonne au début des années 80 pour que je manifeste dans la rue en clamant des slogans demandant la fin de l’apartheid. Le boycott des produits sud-africains battait son plein. Les choses allèrent en s’accélérant. Pour nombre de mes camarades étudiants africains qui croyaient dur comme fer au panafricanisme, le continent ne serait jamais libre tant qu’un pays aussi important que l’Afrique du Sud vivrait sous le joug de l’apartheid. Et pourtant, ils sentaient déjà que leurs propres pays avaient raté le coche de la véritable indépendance et que la désillusion commençait à s’installer un peu partout. Impossible d’ignorer les dictatures de Sékou Touré, Kérékou, Mobutu, Eyadema et autres. La corruption avait commencé à gangrener des pays comme la Côte-d’Ivoire, le Cameroun et le Gabon. Du côté des anglophones, Idi Amin avait installé son règne de la terreur.

Nous allions dans des foyers d’immigrés, participions à des réunions et organisions des soirées poésie au cours desquelles nous récitions les poèmes de Paul Dakeyo, tirés de son recueil Soweto ! Soleils fusillés (1977). La librairie Présence africaine dans le Ve arrondissement était un centre de gravité, un lieu d’échange d’idées. Mandela incarnait le véritable combat pour la liberté. Cet homme qui avait tout sacrifié pour son peuple en restant emprisonné pendant des décennies était l’antithèse de nos dirigeants avides de pouvoir. Mandela représentait un espoir de renouveau, une fierté. En lui, j’avais trouvé un homme intègre et soucieux du bien-être des autres. Je m’accrochais à lui comme à une planche de salut. Oui, nous étions aussi capables du meilleur et cet homme-là en était la preuve. L’Afrique du Sud se relèverait un jour de son humiliation et nous avec. Comme si son émancipation réparerait du même coup toutes les fautes de la colonisation ainsi que les dérives de nos régimes postcoloniaux. Mandela nous offrait une autre chance.

Avec le recul, bien sûr, c’était rêver. Mandela a fait ce qu’il a pu. Un homme à lui tout seul ne peut pas construire un pays. Même si, sans lui, l’Afrique du Sud n’aurait probablement pas réussi à vaincre ses démons. Il est indéniable que c’est en pensant à lui et à sa lutte historique que j’ai choisi de m’installer en Afrique du Sud avec ma famille pendant quelques années. Voir de mes propres yeux le pays de Mandela, comme on dit. Cependant, il n’est ni un saint ni Superman et l’Afrique du Sud va devoir apprendre à vivre sans lui. Apprendre à se retrouver face à elle-même. A présent, c’est à la relève de faire ses preuves. Et, ça, c’est perturbant parce que ce n’est pas gagné d’avance.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 11 décembre 2013

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