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"L’ombre des origines" par Jean-Louis Mahé. A la rencontre d’anciens de l’aide sociale à l’enfance



Lien social - Note de lecture de Jacques Trémintin

Que deviennent les enfants pris en charge par l’ASE   ? Mise à part la terrible statistique de l’Institut national d’études démographiques (INED), établissant qu’en 2006 40 % des SDF âgés de 18 à 24 ans sortaient du dispositif de protection de l’enfance, il n’y a aucune visibilité sur leur devenir. Du fait, tout d’abord, de l’absence de tout dispositif d’évaluation statistique. Mais aussi par respect pour leur vie privée. Ils n’ont pas forcément envie qu’on leur reparle de leur passé. Pourtant, le récit passionnant et émouvant que Jean-Louis Mahé nous fait de la destinée de dix anciens de la DASS vient combler un manque et apporter une esquisse de réponse à une légitime curiosité : à quoi sert notre travail d’éducateur ? Les uns s’en sont sortis. Les autres ont vécu une vie de galère. Certains n’ont jamais voulu avoir d’enfants, de peur de reproduire ce qu’ils avaient subi. D’autres ont fondé une famille, s’appuyant sur l’épaule bienveillante et protectrice d’un conjoint. D’aucuns expriment leur haine et leur colère contre un parent gravement maltraitant. Parfois, ils pardonnent l’inqualifiable. Mais tous semblent avoir profité de leur placement, de leur rencontre avec une institution ou des intervenants qu’ils citent comme autant de figures structurantes et affectives. Un éducateur, une assistante maternelle, un directeur comparé à un père… À sa naissance, le petit d’homme est en quête de sensations rassurantes fondamentales. S’il les trouve, il se développera dans des conditions satisfaisantes. Il arrive parfois que les difficultés ou la perversité parentale le plonge dans l’instabilité, la peur de l’abandon, la terreur face aux coups, une image de soi construite sur la honte et la culpabilité. Il risque alors, en grandissant, de rechercher indéfiniment à compenser cette carence relationnelle précoce, en tentant désespérément d’assumer son héritage génétique, émotionnel et culturel. Cette insécurité fondatrice qui mine l’assise narcissique le poursuit alors, le fragilisant souvent dans sa relation à l’autre. Mais le pire n’étant jamais certain, une rencontre peut constituer le socle d’un nouveau départ. Le meilleur surgit quand l’enfant réussit à se dégager de l’ombre de ses origines et trouve des adultes qui construisent avec lui un vécu empreint de respect et d’attention, d’apaisement et de réassurance. Il pourra alors avancer sur son chemin, malgré les obstacles et les épreuves. Le pire, c’est quand il continue à être confronté à des interlocuteurs englués dans leur violence existentielle qui l’enferment dans son malheur. En explorant ces vies singulières, Jean-Louis Mahé nous montre que permettre à ces enfants de sortir de l’ombre pour aller vers la lumière, c’est leur transmettre du désir, de la fierté et du sens.

  • Jean-Louis Mahé (2009), L’ombre des origines. A la rencontre d’anciens de l’aide sociale à l’enfance, publié chez Albin Michel (296 p. ; 20 €)

« Les enfants de la Ddass sont toujours stigmatisés »

Libération - 31 décembre 2009 - Jacky Durand

Que deviennent les garçons et les filles qui ont été pris en charge par l’aide sociale à l’enfance ? Psychologue, Jean-Louis Mahé a rencontré dix adultes qui ont connu foyers ou familles d’accueil.

De son enfance, Marc, 31 ans, dit : « J’aurais aimé être comme les autres, normal, avec une vraie famille, alors que j’ai fait partie de la Ddass, et quand tu fais partie de cet organisme, tu n’es pas comme les autres. » Françoise, 59 ans, se souvient du « parquet gris » de la mairie où elle rencontra, pour la première fois à 4 ans, Auguste et Clémentine, qui devinrent plus tard ses parents. Amélie, mère d’un garçon et animatrice, se ronge les ongles depuis la pouponnière où elle a été placée à 3 ans. Comme Marc, Françoise et Amélie, plus de 140 000 enfants sont pris en charge chaque année par l’aide sociale à l’enfance (ASE  ) et placés au sein de familles d’accueil ou d’institutions. On entrevoit parfois les fêlures et les blessures (maltraitance, négligence, abandon…) de ces enfants retirés à leur famille biologique, mais on ignore la plupart du temps leur devenir à l’âge adulte. Si ce n’est le chiffre noir d’une enquête de l’Institut national des études démographiques (Ined) en 2006, établissant que 40% des SDF âgés de 18 à 24 ans sortaient du dispositif de protection de l’enfance. C’est pourquoi l’entreprise de Jean-Louis Mahé est si précieuse. Ce psychologue clinicien est allé à la rencontre de dix adultes qui furent des enfants placés. Certains se sont construit une vie qui semble leur convenir. D’autres au contraire se sont englués dans la galère. Jean-Louis Mahé explique ici pourquoi « la vie peut devenir magique ou tragique » à l’ombre de nos origines.

Comment vivre quand on est convaincu d’être né au mauvais moment ?

Les hommes et les femmes qui connaissent ce sentiment sont obligés de se battre contre leurs origines difficiles et ce qui a pu se passer de terrible durant leur enfance et leur adolescence. Plus la violence apparaît tôt, plus elle laisse des traces dans l’existence. Ils ont plus que d’autres ce besoin d’être sur le qui-vive. Ils dépensent de l’énergie pour faire ce que d’autres font simplement, car ils n’ont pas reçu cette énergie qui normalement est transmise par ceux qui vous ont mis au monde. Ils ont été obligés de trouver cette énergie en eux-mêmes. Certains l’ont aussi puisée dans les rencontres. Ce sont des êtres qui plus que d’autres dépendent des liens affectifs qu’ils construisent dans leur vie. Quand on a des parents qui vous aiment et qui voient en vous le plus grand des hommes, c’est plus facile pour la vie future. Quand il n’y a pas cela et qu’en plus il y a de la maltraitance, de la violence, il faut tout reconstruire.

Pourquoi - même lorsque l’on est heureux - revient-on parfois au bord du gouffre ?

Le gouffre, c’est notre fragilité. Les gens que je fais témoigner ont une organisation psychique qui s’est construite sur des fondations peu solides, un peu comme une maison qui serait bâtie sur du sable. Prenez Anna : elle a fait sa vie dans le Midi avec une famille et un mari adorable. Lors de notre deuxième rencontre, elle me raconte la mort de son chien : six mois de dépression totale, elle a envisagé de se suicider, toute la famille a failli s’effondrer à cause de la mort d’un animal qui, ailleurs, serait vécue comme banale.

Le temps agit-il sur les blessures d’enfance ?

Oui et non. Il y a ceux qui réussissent à trouver un équilibre au début de l’âge adulte, vers 20-25 ans, et à qui le temps permet d’oublier et de cicatriser. D’autres, au contraire, vivent avec une blessure qui reste là. C’est la question de l’expérience traumatique. Vous avez vécu quelque chose de tellement violent, d’inoubliable que, même si vous avancez, il suffit d’un petit truc, d’une légère contrariété, d’un petit événement pour tout faire ressurgir. Il y a alors une dialectique permanente et vive entre la force et la fragilité.

Que répondez-vous à ceux qui vous disent : « Je ne suis le fils de personne » ?

Je leur dis : « Tu n’es peut-être le fils de personne, mais il faut que tu deviennes l’homme, puis le père de quelqu’un. » Dans un contexte de fragilité, la parentalité est un signe important. Mais pour accéder au statut de parent dans de bonnes conditions, il vaut mieux avoir été l’enfant de quelqu’un.

Comment faire quand ce « quelqu’un » vous a maltraité ?

Cela dépend de la façon dont l’enfant a construit son image. La plupart des enfants maltraités se sentent coupables et des moins que rien. Ils racontent : « Ma mère me balançait que j’étais nul. » Il faut renverser le contrat, leur expliquer que c’est l’adulte qui est responsable, voire coupable, et amener l’enfant à avoir confiance en lui et en l’adulte. C’est un travail de tous les jours, d’accompagnement, de prise de confiance. La confiance peut se rétablir dans la durée avec la construction d’un lien affectif où l’enfant se sente reconnu. Un vrai travail de restauration de l’image de soi.

Comment évoluent les liens entre un enfant placé et ses parents biologiques ?

C’est très compliqué. On entre dans une problématique idéologique qui dépend des époques et des cultures. Aujourd’hui, il faut respecter le droit de l’enfant et celui des parents. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas forcément en accord. Les parents dont les enfants ont été placés n’ont pas forcément la capacité d’évoluer, de devenir de « bons parents ». Qu’est-ce que l’on fait de cette contradiction ? Je pense qu’il faut privilégier l’enfant. C’est souvent lui la victime, tout au moins au départ. On doit tenir compte de ses besoins prioritaires sans occulter la réalité familiale.

Pourquoi un enfant maltraité peut-il rester attaché à ses parents biologiques ?

La fonction d’attachement tient du mystère. L’homme est tributaire des premières expériences de sa vie. Après, il y a le contexte socioculturel. Difficile de nier qu’on a des parents biologiques. Il y a forcément un processus d’attachement en place. Etre placé en famille d’accueil crée souvent un conflit de loyauté chez l’enfant qui se dit : « Si je me mets à aimer ma mère d’accueil, je vais trahir ma mère biologique. » C’est compliqué à gérer pour l’enfant. Toute la difficulté est de faire avec cette contradiction et de ne pas opposer les deux figures maternelles. Dans le livre, Françoise se demande à 60 ans si elle a eu raison d’accepter de voir celle qui l’a mise au monde. C’est très difficile de lui répondre. Aujourd’hui, les placements d’enfants sont moins longs, plus séquentiels. La famille y est plus associée. Est-ce bien ? Ne vaut-il pas mieux maintenir à distance l’enfant maltraité de ceux qui sont à l’origine de ses malheurs et lui offrir la possibilité de décider de faire ce qu’il veut à l’âge adulte ? La solution est dans une observation fine de la situation. Mais les enfants renvoient toujours les deux côtés des choses : « C’est mon père, c’est ma mère. Ils m’ont fait du mal, mais ce sont mes parents. »

Ces enfants placés sont aussi montrés du doigt par la société ?

La question de la stigmatisation était, et est, toujours criante. Le vécu du statut de « bâtard », de « cas soc » a peu évolué. Les enfants de la Ddass sont toujours stigmatisés. Ils sont naturellement très sensibles aux quolibets et aux moqueries. Les services sociaux ont un énorme travail d’intégration à faire à leur égard. Les lieux de placement sont encore beaucoup trop fermés sur eux-mêmes.

Comment évoluent-ils à l’âge adulte ?

J’ai senti chez ces « anciens » une certaine fierté d’avoir réussi à être là où ils sont aujourd’hui, même si certains peuvent se percevoir comme des citoyens de seconde zone. Ils donnent l’impression d’avoir réussi à échapper au pire. Mais il leur a fallu du temps pour atteindre cette relative sérénité. Il faut toujours être patient avec les enfants qui ont subi la maltraitance, la négligence. L’autodestruction menace longtemps, surtout à l’adolescence, mais c’est temporaire. Il y a donc quelque chose qui fonctionne. Ils s’en sortent avec du temps, des rencontres, de l’empathie. Dans mon travail de psy, je me dis : on calme le jeu, on fait le dos rond quand il faut. On laisse passer l’orage en n’oubliant pas de leur dire et de leur répéter qu’ils ont de la valeur et du talent, qu’ils peuvent croire en eux. Alors, ils réussiront peut-être à faire quelque chose de leur vie.


Encadré : Repères, L’aide sociale à l’enfance

Créé en 1983, ce service départemental sous l’autorité du conseil général s’occupe pour l’enfance des tâches auparavant dévolues à la Ddass. Sa mission est de venir en aide aux enfants et à leur famille par des actions de prévention, de protection et de lutte contre la maltraitance.

Un enfant pris en charge par l’aide sociale à l’enfance peut être placé dans une famille d’accueil (54 % des cas en 2008) ou dans un établissement adapté. La durée du placement peut varier d’une semaine à plusieurs années, sachant que des allers-retours au domicile familial peuvent ponctuer la vie des enfants placés.

141 600 enfants ont été accueillis par l’aide sociale à l’enfance fin 2008. Ces enfants, dans leur majorité (74 %), lui sont confiés au titre d’une mesure judiciaire et non à la suite d’une décision administrative.

« Peu de professionnels savent ce que deviennent les enfants dont ils se sont occupés, parce que ces sujets ont été soumis à des changements d’éducateurs, des placements successifs. » Maurice Berger pédopsychiatre

Jean-Louis Mahé, psychologue dans une institution de l’aide sociale à l’enfance du Val-de-Marne, relate ses rencontres avec dix adultes placés dans leur jeunesse dans l’Ombre des origines (Albin Michel, 20 euros).


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 16 décembre 2009

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