L’aide au développement : l’ère du doute. Le cas des enfants soldats de la RDC.

Publié le 8 juillet 2010 sur OSIBouaké.org

L’Expansion - 28 Juin 2010 - Thierry Vircoulon - Alors que l’aide au développement est de plus en plus questionnée, Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales, s’interroge sur la mise en oeuvre de l’aide. Comment parvient-elle aux aidés ? La réinsertion des enfants-soldats de la République démocratique du Congo est un exemple parmi d’autres de l’inefficacité, du manque de clarté, de la dilution des responsabilités, de la perte de maîtrise décisionnelle, de l’opacification financière, des surcoûts qui naissent des méandres d’une organisation littéralement kafkaïenne où trois niveaux d’intervention et une dizaine d’ONGs fonctionnent sans coordination.

Sous le triple effet de la crise mondiale et de l’échec annoncé des Objectifs du Millénaire, l’aide au développement est de plus en plus questionnée. Des ouvrages récents et des forums de discussion illustrent la montée en puissance du doute car les critiques s’amplifient. A l’occasion du tremblement de terre en Haïti, nombreux ont été ceux au Canada et aux Etats-Unis - les deux principaux donateurs dans ce cas - qui ont lancé des appels pour repenser l’aide à ce pays et faire en sorte qu’on ne refasse pas après le tremblement de terre les mêmes erreurs qu’avant. Si la majorité des Européens sont d’accord pour aider les pays pauvres, en revanche une minorité d’entre eux croient que l’aide est efficace. A ce constat de bon sens (dont l’explication est fournie magistralement par le dernier ouvrage de William Easterly Le fardeau de l’homme blanc, l’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres), s’ajoutent maintenant les critiques radicales d’économistes selon lesquels l’aide serait contre-productive : plus on reçoit d’aide et moins on se développe. C’est à peu près l’antienne de la zambienne Dambisa Moyo dans son livre L’Aide fatale.

Cette critique économique de l’aide est la plus récente mais elle ne devrait pas être la dernière, loin de là. Il y a un autre aspect de l’aide internationale qui est encore peu ou pas exploré : comment l’aide parvient-elle aux aidés ? Comment l’aide est-elle mise en oeuvre ? Après tout, l’aide ne se limite pas à des communiqués de presse ou à un chiffre abstrait dans un budget national. Elle implique aussi une bureaucratie et, sur le terrain, des acteurs qui transforment en une réalité concrète les tableaux de chiffres du comité de l’aide au développement de l’OCDE et le fameux 0,7 % de PNB que les gouvernements du Nord doivent consacrer à l’aide. Loin de se réduire à la dimension politique, le questionnement de l’aide doit aussi s’intéresser à ses pratiques, formelles et informelles. Pour le moment, le débat public est focalisé sur la question des fins, sur la politique de l’aide, et la question des moyens, des méthodes et techniques est négligée. C’est ce déséquilibre dans l’analyse qu’entend corriger un livre collectif récent qui prend pour exemple un cas pathologique d’Etat failli, la République démocratique du Congo (RDC)[1].

Cette étude de cas inverse le regard habituel : elle n’interroge pas les stratégies de développement pour critiquer leur pertinence et leur inadaptation au contexte national mais elle interroge la manière dont l’aide est mise en oeuvre au quotidien, la manière dont elle est administrée et fournie. Bref, elle n’interroge pas « l’intelligence ou l’inintelligence de l’aide » mais sa machinerie. Et, dans cette machinerie, elle ne s’intéresse pas aux échelons supérieurs, à l’ingénierie, au stade de la conception mais plutôt au stade de la fabrication, à la délivrance de l’aide par ceux qu’on peut dénommer sans ironie aucune les petites mains du développement.

Oubliées les conférences de donateurs, ces surprenants téléthons mondiaux où les pays du Nord peuvent étaler leur générosité et leur solidarité internationale après chaque catastrophe (guerre civile ou désastre naturel). Cette étude s’intéresse à ce qui se passe après le téléthon, quand des contributions de plusieurs milliards d’euros ou de dollars ont été outrancièrement médiatisées mais que le rideau est tombé et qu’il s’agit de transformer le verbe en réalité.

En matière de mise en oeuvre, force est de constater une ONGisation massive de l’aide. Dans un contexte où les structures d’Etat ne sont pas fiables et où les donateurs rechignent à intervenir directement, les agences de développement recourent naturellement aux ONG internationales et nationales. Cela permet d’esquiver certains problèmes : frais de personnel, implication trop directe, négociations compliquées avec le gouvernement récipiendaire, sécurité de leurs agents, etc. Mais cela en pose d’autres : fiabilité douteuse des ONG, méconnaissance du terrain d’intervention et donc des besoins, coûts de transaction élevés, problèmes de coordination, etc. En RDC, il est quasiment impossible de trouver un programme de développement qui n’implique pas, à un stade ou un autre, une ou des ONGs.

Ce constat sur les véritables acteurs de l’aide en emporte un second. A l’instar de nombreuses activités économiques au temps de la 3ème révolution industrielle, la sous-traitance est devenue le « business model » dans le secteur de l’aide. Qu’elles soient bilatérales ou multilatérales, les agences de développement externalisent massivement (à des ONG, des cabinets de consultance, et même parfois à d’autres agences de développement). Dans certains cas, tout le « cycle de projet » est externalisé : conception du programme, mise en oeuvre et évaluation. Il se crée alors des chaînes de sous-traitance comme, par exemple, dans le programme de démobilisation, désarmement et réinsertion des enfants soldats. Financé par la Banque Mondiale, géré par une agence congolaise, mis en oeuvre par des ONG internationales et exécuté sur le terrain par des associations locales, ce programme multiplie les intermédiaires au détriment de l’efficacité et de la clarté et il met au grand jour une tendance intéressante : de même que les grandes sociétés sous-traitent aux PME, les grandes ONG (souvent du Nord) sous-traitent aux petites (souvent du Sud) en suscitant les mêmes ressentiments que dans l’industrie globalisée. Les petits critiquent les gros et les schémas de la domination internationale transparaissent aussi dans le monde des ONG. C’est, in fine, la réinsertion des enfants soldats qui en pâtit car les fonds sont bloqués dans les querelles intestines et ne sont pas à la hauteur des défis d’une véritable réinsertion scolaire, sociale et économique. Dans d’autres programmes, ce sont les différentes activités d’assistance qui sont éclatées entre une multitude de « partenaires » aux rôles et obligations mal définis. Ainsi l’assistance médicale, sociale et psychologique censée être fournie aux Congolais violemment et régulièrement refoulés des zones minières angolaises ne les atteint pas : elle se perd (se gâche, faudrait-il dire, comme le matériel médical qu’elle finance) dans les méandres d’une organisation littéralement kafkaïenne où trois niveaux d’intervention et une dizaine d’ONGs fonctionnent sans coordination. A ce stade, le rapport entre ce qui est réellement dépensé pour les personnes dans le besoin et ce qui est dépensé en frais de structures devient questionnable.

Ces chaînes de sous-traitance génèrent leur lot d’effets pervers : dilution des responsabilités, perte de maîtrise décisionnelle, opacification financière, surcoûts, etc. Elles s’inscrivent surtout en faux contre trois principes directeurs de l’OCDE : l’appropriation, la responsabilisation et la redevabilité. Ces principes sont mis en avant par tous les donateurs mais respectés par à peu près aucun ! La sous-traitance de l’aide réduit l’acteur local au statut d’employé, le déresponsabilise et opacifie l’assistance et son financement.

Le cas congolais est riche en exemples truculents, de ces exemples qui mettent à jour les contradictions d’un système de charité mal ordonnée qui dysfonctionne tranquillement et quotidiennement, sans envisager le moins du monde de se remettre en cause. Pour une fois, l’intelligence du plan contraste avec la médiocrité de l’exécution. Les pratiques de l’aide sont loin d’être à la hauteur des fins, ce qui pose une question cruelle : est-ce les moyens qu’il faut réviser à la hausse ou les fins qu’il faut réviser à la baisse ? Comme me confiait un ami congolais : « Ce que la communauté internationale essaie de faire ici, c’est un peu comme si on essayait de construire une maison avec des bambous à la place de parpaings. Certes elle tiendra mais seulement jusqu’au prochain orage ».

[1]Les coulisses de l’aide internationale en République démocratique du Congo, dir. Thierry Vircoulon, L’Harmattan, 2009, Paris.

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