Claire Denis : retour aux sources

Publié le 24 mars 2010 sur OSIBouaké.org

Le Monde - Thomas Sotinel | 23.03.10

Avant la première question, Claire Denis montre un article de presse sur les massacres de Jos, au Nigeria, et s’inquiète de ce qu’on pourra penser de l’Afrique, en prenant connaissance de cette tuerie de chrétiens commise par des musulmans. Son nouveau film, White Material (en salles le 24 mars), narre l’histoire d’une femme en Afrique. Claire Denis, elle, a passé son enfance au Cameroun, elle sait que ces tragédies mettent en jeu bien d’autres facteurs que la religion. Elle redoute les éternelles simplifications, et surtout ce qu’elle appelle "la compassion", dans sa bouche un terme péjoratif qui évoque l’apitoiement et la bonne conscience.

Claire Denis se souvient de La Nouvelle-Orléans en 1985. Assistante de Jim Jarmusch (après avoir été celle de Jacques Rivette ou de Wim Wenders, entre autres), elle y fait des repérages dans le District 9, celui des Noirs. "Deux policiers, deux hommes noirs, me mettent en garde. Cette question revenait : "Vous n’avez pas de préjugés ?" Je ne comprenais pas du tout quelle frontière invisible j’avais franchie. Quand je l’ai saisi, je me suis dit qu’il ne fallait pas le faire de manière exotique ou compassionnelle, mais comprendre à travers le souvenir, la violence ressentie."

L’Afrique, si souvent présente dans son oeuvre. Claire Denis fait ses débuts d’auteure de films avec un long métrage nourri de souvenirs, Chocolat, situé et tourné au Cameroun, présenté en compétition à Cannes en 1988. Dans la foulée, elle réalise Man no Run, un documentaire sur la tournée en France d’un groupe camerounais, Les Têtes brûlées. Depuis, elle n’avait fait qu’une incursion sur le continent, en 2001, avec Beau travail, qui mettait en scène des légionnaires stationnés à Djibouti.

Finalement, avec White Material, elle est retournée à la terre de son enfance, propulsée par Isabelle Huppert et Marie NDiaye, qui l’ont renvoyée vers l’Afrique au sud du Sahara, dirigée par le hasard (et sans doute un peu de désir) qui l’a ramenée dans les collines du pays bamoun, région volcanique à la frontière avec le Nigeria. White Material raconte trente-six heures dans la vie d’une femme qui essaie de sauver la dernière récolte d’une plantation de café au premier jour d’une guerre civile. Maria (Isabelle Huppert) est une femme qui s’acharne. "Et côté acharnement, Marie NDiaye et moi, on en connaît un rayon, l’obstination aussi. Ça nous a réunies", remarque Claire Denis.

C’est ainsi que, lorsque Isabelle Huppert a proposé à la cinéaste et à la romancière d’adapter pour elle Prisonnière de la brousse, de Doris Lessing, elle s’est heurtée à un refus solidaire. "Il n’y avait pas de hiatus entre nous", se souvient l’écrivain, qui s’essayait à son premier scénario. Ensemble elles ont refusé de revenir à l’Afrique du temps de l’apartheid, quand l’amour entre un domestique noir et sa patronne blanche transgressait l’essence même d’une société. Elles ont préféré proposer à Isabelle Huppert un personnage contemporain, une femme obstinée, aveuglée. L’actrice s’en est saisie, et la réalisatrice, qui pensait initialement tourner dans un pays anglophone où les personnages auraient parlé en pidgin, a finalement rapatrié le tournage au Cameroun.

Claire Denis détaille les aléas qui ont amené à ce changement de cap : l’impossibilité de réunir une équipe au Nigeria, le recul de la culture caféière au Ghana, où White Material devait être tourné. Mais elle reconnaît que l’idée du Cameroun est sortie de ses souvenirs d’enfance. "Je me souvenais que, au Cameroun, au moment de l’indépendance, les planteurs de café étaient célèbres parce qu’on avait coupé la tête de l’un d’eux ; les indépendantistes l’avaient accrochée au portail de la plantation." Elle se rappelle les grandes plantations de robusta tout au sud. Sur les collines de l’ouest, dans le pays bamoun, et dans la partie anglophone, les Allemands avaient planté de l’arabica. "Je le savais parce que mes parents me disaient que quand les caféiers étaient en fleur, on sentait l’odeur de leurs fleurs sur des kilomètres."

Le père de Claire Denis était administrateur colonial, en poste en Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso), à Djibouti et dans plusieurs régions du Cameroun. Pour avoir une idée de cet homme, on peut saisir ce que sa fille en dit au détour de la conversation : "Pour lui, l’indépendance était déjà là, ce n’était pas pensable autrement", ou "il apprenait les langues des endroits où il était affecté". On peut aussi se souvenir du personnage que François Cluzet jouait dans Chocolat, un jeune homme lucide et idéaliste.

Au Cameroun, particulièrement dans le nord du pays, Claire Denis vécut, sans s’en étonner, dans un monde où "le meilleur ami de mon père était un éleveur musulman, qui avait quatre femmes, une fille de mon âge, j’allais jouer chez lui. Il y avait du champagne pour mes parents et du jus d’orange pour eux. J’avais l’impression que tout ça était parfaitement normal". Ce qui paraissait anormal à cette enfant, c’était les questions qu’on lui posait à son retour en France : "Est-ce que tu as vu des éléphants ? Des lions ? Est-ce que tu ne voudrais pas nous dessiner une case africaine ?" Elle ne disait rien. "J’étais toujours embarrassée, c’était douloureux de voir que le monde dans lequel on vivait était perçu de manière aussi ridicule. Quand ma grand-mère disait à ma mère : "Mais quand même, l’hygiène, vous faites attention ?", je haïssais ma grand-mère."

Ce mélange de réserve et de violence a formé un regard dont Marie NDiaye dit qu’il n’est "ni distant ni compassionnel". Jean-Marie Ahanda, peintre et musicien (il a été le leader des Têtes brûlées), a connu Claire Denis au moment du tournage de Chocolat, parce qu’elle avait demandé à rencontrer des artistes camerounais (il tient un rôle de présentateur de radio dans White Material). L’artiste se souvient d’une jeune femme réservée qui "ne disait pas, même si elle savait", venue au Cameroun "à la recherche de quelque chose qui lui avait échappé" au moment de son retour en France.

Chocolat tournait autour du personnage de Protée, le boy, qu’incarnait Isaach de Bankolé, qui avec moins d’une page de dialogue déterminait absolument le cours du film. Elle a tourné à nouveau avec lui (il joue aussi dans White Material) et avec le Guadeloupéen Alex Descas. "Je n’aimais pas qu’on me dise : "Mais vous, il y a des acteurs noirs dans vos films". Je pensais que c’était une chose qui était déjà arrivée et que je rentrais dans l’époque."

Plus de vingt ans après, elle a aussi réalisé 35 Rhums, un film situé à Paris, dont le personnage principal est un cheminot, joué par Alex Descas. "Quand Alex est allé travailler à la SNCF pour apprendre à conduire, il n’était pas le seul Noir. Je me suis dit, c’est bien, la SNCF va plus vite que le cinéma."

Parcours

1948 Naissance à Paris.

1960 Retour en France après douze ans en Afrique.

1988 "Chocolat", premier long métrage, programmé à Cannes.

1994 Présente à Cannes "J’ai pas sommeil", inspiré de l’affaire Thierry Paulin.

2002 Fait tourner Valérie Lemercier dans "Vendredi soir".

2007 Avec Lilian Thuram, conçoit une exposition sur la diaspora africaine au Musée du quai Branly.

2010 Sortie en salles, le 24 mars, de "White Material".

imprimer

retour au site