Que sont devenus les enfants juifs réchappés des rafles de 1942 ?

Publié le 13 mars 2010 sur OSIBouaké.org

Le Monde | 01.03.10 | Point de vue | par Marion Feldman

Marion Feldman est maître de conférences en psychologie à l’université Paris-Descartes, psychologue clinicienne dans le champ de la protection de l’enfance. Auteur du livre Entre trauma et protection : quel devenir pour les enfants juifs cachés en France (1940-1944) ? (Toulouse, Erès, 2009).


Le 10 mars sort au cinéma une fiction intitulée La Rafle relatant les arrestations des Juifs effectuées par la police française les 16 et 17 juillet 1942. En collaborant avec l’Allemagne, le gouvernement de Vichy rompait alors avec la tradition de reconnaissance des Juifs en tant que citoyens, qu’avait initié le décret d’émancipation promulgué en 1791. Le 4 juillet 1942, le gouvernement de Vichy décidait que les enfants seraient également déportés, à l’initiative de Laval qui proposait aux Allemands "par humanité" de ne pas séparer les enfants des parents. L’opération débuta le 16 juillet dès 4 heures du matin. Les agents de la police française procédèrent méthodiquement, rue par rue, maison par maison, appartement par appartement. En deux jours, 12 884 personnes furent arrêtées, dont 4 051 enfants. Durant la période de l’Occupation, 10 147 enfants furent déportés ; avec les enfants morts dans les camps d’internement, on estime à 11 600 le nombre d’enfants disparus.

Parallèlement à la collaboration, des réseaux de camouflage se mirent en place. 62 000 enfants purent alors être cachés. Ces enfants qui échappèrent à la mort n’ont pas perdu la vie, ils ont perdu tout ce qui faisait leur vie. Sauvés, ils vécurent la destruction de tout ce qui est au fondement de la vie d’un enfant : la possibilité d’accéder à une vie d’adulte, la croyance en la protection des adultes, l’adhésion en des théories du Sujet qui fondent l’identité. Rosette a 3 ans en 1942. En juillet, elle tombe malade et est hospitalisée. Pendant son séjour à l’hôpital, sa famille est arrêtée, puis déportée. Ils ne reviendront jamais. Constatant que Rosette est sans famille, et que personne ne semble s’occuper d’elle, les services de l’hôpital la confient à l’Assistance publique. En octobre 1940, le père de Béla obéit à l’ordonnance allemande et va se faire enregistrer comme Juif à la préfecture. Le 14 mai 1941, il est convoqué au commissariat, arrêté et interné. Le 16 juillet 1942, à 4 heures du matin, la Gestapo cogne à la porte. La mère de Béla fait signe à sa fille de se taire et n’ouvre pas. Elles fuient la nuit suivante pour se réfugier chez un oncle. Puis la situation devenant trop menaçante, mère et enfant doivent se séparer. Béla a 7 ans quand elle est cachée dans une famille à la campagne. Maurice a 8 ans en 1942. Depuis l’arrestation de son père, sa mère a pris la précaution de demander à une voisine de les enfermer de l’extérieur chaque soir avec un cadenas, pour faire croire que l’appartement est inhabité. Le 23 novembre 1943, tôt le matin, les policiers de la Gestapo viennent pour arrêter la famille, mais voyant le cadenas à la porte, ils repartent. Ce jour-là, Maurice est séparé de sa mère, qui remet ses enfants à l’UGIF pour les protéger. Par la suite, Maurice et sa sœur seront mis en sécurité à la campagne.

Que deviennent ces "enfants cachés" ? La contrainte d’être caché est d’autant plus traumatique qu’il s’agit d’enfants, donc d’êtres en pleine phase de développement physiologique, affectif, social et cognitif. Pour échapper à la mort, ils doivent quitter leur environnement familier et sont transplantés brutalement. Ils connaissent des privations, voire des maltraitances, et doivent parfois changer d’identité. Ils sont contraints à se comporter prématurément comme des adultes : ne pas dire son nom, faire face à un danger omniprésent qu’ils ne peuvent ni comprendre, ni nommer. Pour être protégés, ils doivent devenir des enfants "invisibles".

Les enfants juifs cachés pendant l’Occupation ont été exposés à des traumas multiples. Ces enfants "exposés" sont des enfants vulnérables. Leur vulnérabilité s’inscrit d’emblée du fait de leur appartenance à un groupe à risque : enfants nés en France de parents étrangers, ils sont "métis" (Moro, 2010). Le 14 mai 1941, beaucoup d’hommes juifs étrangers répondent à une convocation pour "examen de situation" ; ils sont arrêtés et internés. Les enfants restent seuls avec leur mère. C’est une première attaque du lien de filiation et d’affiliation, rajoutant à la vulnérabilité des enfants. Suit en 1942 la décision d’arrêter femmes et enfants. Pour beaucoup de ces enfants, la frayeur est alors le point de départ d’un processus de métamorphose vitale.

En un seul instant, c’est la rupture radicale, la dislocation de tous les repères structurants. La clandestinité expose les enfants juifs à un processus de déculturation tel que, lorsqu’on vient les sortir de leur cachette, ils ne reconnaissent plus leurs parents, ils parlent le patois, ils portent un autre prénom, parfois un autre nom, parfois ils adhèrent à une autre religion. La Libération n’en est pas une pour eux. Victimes de traumatismes et prisonniers de deuils non aboutis des adultes familiers, ils supportent des silences multiples. A ceux nécessaires du camouflage s’ajoutent ceux d’après-guerre : silences individuels, familiaux, mais aussi du politique, de la société française.

De retour "chez eux", ils sont à nouveau autorisés à reprendre le métro, à accéder aux jardins publics, aux cinémas. Ils empruntent les mêmes bus que ceux qui ont emporté parents et amis au Vélodrome d’hiver. Les retrouvailles avec leurs parents se révèlent souvent difficiles. Chacun a tant espéré revoir l’autre qu’il l’a idéalisé, et les déceptions sont importantes. Parfois ces retrouvailles sont impossibles en raison du vécu des parents qui ont survécu aux camps ou connu la clandestinité et les humiliations. Dans certains cas, des situations de violence psychologique et/ou physique se surajoutent : les pulsions de vie de ces enfants s’avèrent insupportables pour des parents revenus "métamorphosés".

Dans le même temps, leurs vécus traumatiques sont déniés car la pensée collective est : "eux, ils ont eu de la chance". L’ensemble de ces dénis et empêchements renforce l’isolement et le traumatisme de ces enfants. 1942 est l’année où tout bascule. Une perte brutale de l’enveloppe psychique, familiale et culturelle. Chacun de ces enfants érige une sorte de mur intérieur pour assurer sa survie. Se référer au monde d’avant représente une menace et peut conduire l’enfant à la perte de lui-même, donc à la mort : "J’étais disparue, j’avais disparu", dit Yvette, âgée de 6 ans lorsqu’elle est arrivée seule dans la Sarthe, fin 1942. A la Libération, un autre mur s’érige : celui du silence. Au contraire des survivants de la Shoah, les "enfants cachés" n’ont pas eu à traverser l’horreur de l’univers concentrationnaire dont la seule finalité était la mort programmée : pour survivre, ils ont dû effacer une part d’eux-mêmes, avec pour conséquence une mort partielle, intériorisée.

Différents événements ont récemment permis aux "enfants cachés" de sortir enfin de leur isolement : 1991, première réunion mondiale des "enfants cachés" à New York ; 1992, création de l’association Enfants cachés : 1940-1944 en France ; 1995, reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans les crimes commis envers les Juifs par le président de la République ; 1999, création de la commission Mattéoli sur les spoliations des biens des Juifs.

Quel usage historique faire d’une fiction sur les arrestations de juillet 1942 ? Le risque serait de mettre le sauvetage des enfants "cachés" en vis-à-vis de la destruction de ceux qui ont péri, c’est-à-dire de réduire l’approche du traumatisme vécu à la seule dimension de la survie individuelle : car ce qui était leur monde a effectivement été détruit. Cinquante ans après, le destin des "enfants cachés", leur chemin de vie dans la souffrance, la difficulté à être, les ont conduits à un processus de réappropriation de leur histoire, de leur vécu. Les traumas et la destruction intérieure d’une partie de leur être ne sont pas réparables aujourd’hui. Beaucoup demeurent prisonniers des traumatismes vécus, parfois transmis à la génération suivante.

La France fut un pays à la fois menaçant et protecteur, et cette ambivalence se retrouve dans la construction psychique de ces enfants et de leur vie d’adultes. C’est la circulation de la parole, la rupture des silences qui leur permettent, alors qu’ils entrent aujourd’hui dans leur dernier cycle de vie, d’inscrire la complexité de leurs trajectoires dans l’histoire collective.

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