Quand le bourreau tient la vedette

Publié le 17 novembre 2009 sur OSIBouaké.org

InfoSud, 16 novembre 09 - Les six mois d’audiences du premier procès des génocidaires cambodgiens ont pris fin le 17 septembre dans la frustration. Les parties civiles ont boycotté les derniers jours. Retour sur un procès controversé avant les plaidoiries qui débutent le 23 novembre.

« Je suis tellement déçu. J’attendais ce procès depuis si longtemps ! Je voulais que le monde sache et que tous ceux qui sont morts obtiennent justice. Douch est tellement hautain, méprisant, sa bouche demande pardon mais tout en lui dit le contraire. Il dissimule beaucoup de choses. Ce n’est pas l’attitude de quelqu’un qui veut se laver de ses fautes. » Van Nath, 64 ans, est peintre, originaire de Battambang, il est surtout l’un des sept rescapés (ils sont trois encore vivants) du terrible centre de torture S21 à Phnom Penh, où 15 000 à 17 000 Cambodgiens, dont 2000 enfants, ont été torturés et exécutés entre 1975 et 1979. Douch en était le directeur. Il y était surnommé « frère de l’Est ».

C’était il y a trente ans. A présent, l’heure des comptes semble arriver, avec l’ouverture, le 17 février dernier, des Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens (CETC). Cette juridiction mixte – fruit d’un long bras de fer entre l’ONU   et le gouvernement du premier ministre Hun Sen (un ancien cadre khmer rouge ayant fui le régime avant sa chute) – pour juger les leaders khmers rouges réunit des magistrats cambodgiens et occidentaux.

Sur le banc des accusés, Douch – Kaing Guek Eav de son vrai nom – est le premier responsable khmer rouge à être jugé pour « crimes contre l’humanité et violations graves des Conventions de Genève de 1949, ainsi que pour les crimes d’homicide et de torture relevant du droit national », selon l’acte d’accusation.

Ce procès, inédit sur le plan du droit international, devrait aussi permettre au Cambodge d’écrire enfin les pages sombres de son passé. Depuis un an, les manuels scolaires comblent les pages jusque-là vides sur ces trois ans, huit mois et vingt jours, durant lesquels Pol Pot et ses hommes ont isolé le Cambodge pour réaliser leur idéal communiste. Un rêve devenu cauchemar et qui a coûté la vie à près de 2 millions de Khmers.

Douch, converti depuis 1996 au christianisme, est le seul cadre du régime de Pol Pot à reconnaître sa culpabilité. Les leaders encore vivants –Nuon Chea, Khieu Samphan, Ieng Sary et son épouse Ieng Thirit – qui doivent être jugés dans un second temps, nient tous leurs responsabilités.

Cérémonial déplacé

Le déballage a eu lieu dans un bâtiment ad hoc, construit à une quinzaine de kilomètres de Phnom Penh sur la route de l’aéroport. Durant six mois, témoins, experts, victimes, mais aussi bourreaux – des anciens subordonnés de Douch – se sont succédé à la barre. Des journées d’audience où, pièce par pièce, s’est reconstituée la mécanique de cette machine de mort qu’a été Toul Sleng, une ancienne école de la capitale transformée en QG de la police politique des Khmers rouges, le Santebal, (d’où l’acronyme S21) transformée, depuis, en musée du génocide.

Malade et affaibli, Van Nath n’a pas voulu se porter partie civile. Il a comparu en tant que témoin en juin dernier. Une journée entière, il a raconté sans fléchir les traitements et tortures subis par les prisonniers à S21. Sa vie sauve, il la doit à ses talents de peintre. Arrêté en décembre 1977 pour des raisons qu’il n’a jamais sues, alors qu’il travaillait dans les rizières, il a été sauvagement torturé avant d’être transféré à S21. Une année de cauchemar qu’il raconte dans son livre A Cambodian prison portrait - One year in the Khmer rouge’s S-21. Van Nath est aussi le fil conducteur du fameux documentaire de Rithy Panh maintes fois primé, S21, la machine de mort khmère rouge. Il confronte ses anciens geôliers à leurs responsabilités.

Dans la salle du tribunal, une immense vitre blindée sépare l’auditoire (environ 500 places) des magistrats et de l’accusé. Durant les audiences, Douch, flanqué de deux policiers, est assis sur la droite derrière ses défenseurs. Posé devant lui, un paquet de paperasses, son propre dossier. Au fait de chaque détail, il ne rate pas une occasion de rectifier, préciser, reformuler les déclarations des témoins, tout en posant une appréciation sur leur témoignage, allant jusqu’à en féliciter certains.

Ce côté maître d’école, ajouté à un ton tantôt obséquieux tantôt cassant, exaspère les parties civiles – 94 personnes représentées par quatre groupes d’avocats.

Les montres semblent s’arrêter

Insupportable aussi le salut quotidien, mains jointes selon la tradition khmère, que l’accusé leur adresse chaque matin en arrivant dans la salle. Un cérémonial déplacé dont les parties civiles ont obtenu l’arrêt. Côté public, la colère gronde aussi parfois : citadins vieux ou jeunes, moines, étudiants, Occidentaux et de très nombreux paysans venus chaque jour de tout le pays, grâce aux cars affrétés par le tribunal.

Réputés pour leur franc-parler, les paysans cambodgiens ne manquent pas de faire leurs commentaires à voix haute. Douch fait-il la leçon, un grand-père tout de blanc vêtu lâche : « Il se croit toujours à Toul Sleng ! ». L’ancien chef des interrogateurs, Mam Nay, appelé à la barre, se trouve-il frappé d’une soudaine amnésie, une femme lançe : « Que fout-il là s’il ne sait plus rien ? »

Mais lorsque Him Houy, l’ex-chef des gardiens de S21, raconte par le menu l’acheminement des prisonniers vers les fosses communes de Choeung Ek (à 15 km de Phnom Penh) et leur exécution, ou que Prak Khân, ancien interrogateur, détaille les techniques de torture enseignées par Douch, le silence s’abat sur l’auditoire. Le corps figé en avant, les paysans aux visages émaciés se laissent pénétrer par chaque mot. Dans ces moments, comme lorsque les parents des victimes racontent la descente aux enfers de leurs aimés, les montres semblent s’arrêter pour laisser place au passé.

Pendant ces six mois d’audiences, tous les foyers et les bureaux du Cambodge ont gardé leurs écrans allumés, le procès étant retransmis à la TV nationale. Il devait être exemplaire en favorisant la réconciliation nationale. Car pour la première fois de l’histoire de la justice internationale, les parties civiles ont pu prendre la parole devant le Tribunal.

Malheureusement, la réalité s’avère moins idyllique. Les victimes ont essuyé désillusion après désillusion, pour atteindre un paroxysme fin août lorsque les avocats des parties civiles se sont vu refuser la possibilité de poser des questions sur la personnalité de Douch et de commenter sa peine. Les familles ont alors boycotté la fin du procès. « Il y a le soulagement d’avoir pu exprimer nos souffrances devant des magistrats nationaux et internationaux, d’avoir pu mettre des noms et des visages sur des chiffres. Les questions, les interrogations, tout cela, nous avons enfin pu les déposer officiellement », raconte Antonya Tioulong.

La Cambodgienne naturalisée française, responsable du service de documentation de l’hebdomadaire français L’Express, est venue au Cambodge représenter sa sœur Raingsi et son beau-frère, deux des 17 000 victimes broyées dans l’enfer de S21. Emprisonnés quelques mois après la chute de Phnom Penh le 17 avril 1975, Raingsi et son mari ont été exécutés après des mois d’interrogatoire et de tortures. Leurs photos et leurs « aveux », des dizaines de pages où ils « avouaient » espionner pour la CIA, ont été retrouvés dans les montagnes d’archives de Toul Sleng. Sur le dossier de Raingsi cette indication : « Battue à mort ».

Douch a tenu la vedette

« Mais au-delà du soulagement, poursuit Antonya Tioulong, nous sommes douloureusement confrontés aux failles de ce procès : l’accusé a disposé d’un temps de parole considérable alors que les procureurs ou les avocats n’ont pas pu rebondir sur ses contresens. A lui seul, il a tenu les rênes du procès. Et le tribunal l’a laissé faire. Résultat : Douch a tenu la vedette. »

La Franco-Khmère de poursuivre : « Ses réponses étaient mécaniques, lui-même était hermétique, cynique. Quand il citait des vers de Ronsard ou d’Alfred de Vigny au lieu de répondre aux questions, c’était hallucinant et insultant pour les victimes. Il est quand même accusé de crimes très graves ! »

Comme toutes les autres familles de victimes, Antonya Tioulong sort meurtrie de sa rencontre avec Douch : « Je voulais des éclaircissements sur les circonstances de la mort de ma sœur et de mon beau-frère, il ne m’a pas répondu. »

Mais le jeu de Douch n’est pas seul en cause. Les témoins de l’accusation se sont souvent contredits. Les procureurs étaient mal préparés et leurs questions peu pertinentes. Quant aux avocats des parties civiles, ils ont eu toutes les peines à se coordonner. Et cela sans compter les lacunes dans les traductions (les audiences, traduites du khmer à l’anglais, puis en français, perdaient en chemin des pans d’échanges, si bien que les francophones, magistrats compris, devaient se contenter de versions approximatives et parfois incomplètes). Le procès du siècle censé marquer un tournant dans la justice internationale a fait par moments bien piètre figure.

500 000 pièces à conviction

« Les procureurs et les avocats des parties civiles ont sous-estimé Douch », s’insurge Rithy Panh. Le réalisateur cambodgien, rescapé des camps de Pol Pot, a suivi assidûment les audiences. Il a notamment assisté aux comparutions cet été de Him Houy et Prak Khân, protagonistes de son documentaire S-21, la machine de mort khmère rouge. Alors que le réalisateur a réussi à travers son film à obtenir de ces anciens membres de S-21 des témoignages capitaux et cohérents pour la compréhension du passé, les procureurs n’ont manifestement pas su en tirer profit.

Rithy Panh, l’un des architectes de la mémoire du génocide, est convaincu de la nécessité d’un procès pour tourner la page. Mais selon lui, la méconnaissance de l’histoire du pays par les magistrats internationaux pose un problème de fond. « L’accusation a voulu fuir le terrain historique et idéologique, ce qui est une erreur grave, poursuit-il. Ce n’est pas en demandant 20 fois comment les prisonniers étaient enchaînés ou en montrant 20 fois les mêmes photos aériennes de S21 qu’on allait avancer. Pourquoi n’ontils pas exploité les archives de S21 ? Il y a là plus de 500 000 pièces à conviction, des carnets annotés de la main de Douch sur les aveux des détenus ou les techniques d’interrogatoire, des photos de morts sous la torture. Seule la défense a pensé à utiliser ces documents ! »

Le cinéaste déplore aussi la légèreté avec laquelle l’accusation a préparé ses témoins : « On juge des faits qui datent de plus de 30 ans. La mémoire est mouvante, elle a ses failles, il faut y chercher la vérité. Les procureurs ne semblent pas l’avoir compris, alors que Douch s’y est préparé. »

Un procès inutile ? Non, soutient Richard Rechtman. Ce psychiatre et anthropologue traite depuis vingt ans les traumatismes des Cambodgiens réfugiés en France. « Même si la frustration est grande, ce procès est essentiel pour les parents des disparus. Les Khmers rouges, dans leur volonté génocidaire, ont voulu effacer toute trace des morts. Pour y résister, les survivants n’ont pas eu d’autre choix que de porter leurs disparus avec eux. Le prix à payer est exorbitant, car cela signifie qu’il n’y a plus de frontières entre le monde des vivants et des morts. Mais en déposant devant des juges, des magistrats, des experts internationaux, les familles ne sont plus les seuls dépositaires de ce fardeau. D’autres personnes prennent le relais et font exister leurs morts. »

Le tribunal qui dérange

Il aura fallu sept ans d’âpres négociations entre l’ONU   et Phnom Penh pour parvenir à mettre en place une cour de justice internationale pour juger les Khmers rouges.

Sollicitée en 1997 par le Gouvernement khmer, l’ONU   voulait initialement instituer un Tribunal pénal international ad hoc, comme ceux sur l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Mais ce projet a essuyé un refus radical du Cambodge, qui a invoqué l’atteinte inadmissible à sa souveraineté. En réalité, Hun Sen, l’actuel premier ministre, lui-même un ancien officier khmer rouge réfugié au Vietnam lors d’une des purges de Pol Pot, voulait éviter tout risque d’être inquiété. Après moult rebondissements, le Cambodge et l’ONU   signent un accord le 6 juin 2003.

Les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens (CETC) chargées de juger les hauts responsables du régime khmer rouge sont ouvertes le 3 juillet 2006. Un compromis qui évite d’aborder des épisodes embarrassants pour la communauté internationale. Parmi ceux-ci, les centaines de milliers de bombes larguées par les B-52 américains sur le Cambodge au début des années 70, ou l’appui des Thaïs, des Chinois et des Américains aux Khmers rouges. De leur côté, les Khmers rouges voulaient que ces procès ne se limitent pas à la période du régime de Pol Pot (1975-1979), mais abordent aussi les dix années d’occupation vietnamienne qui ont suivi.

Second procès pas avant 2011. Le premier procès s’ouvre le 17 février 2009 avec un seul inculpé, Douch. Un deuxième procès est toujours en phase d’instruction et ne débutera vraisemblablement pas avant 2011. Il réunit les cas de Nuon Chea ou « Frère n° 2 » (ancien secrétaire général adjoint du Parti communiste, il a aussi été le supérieur de Douch), Khieu Samphan (ex-président du Kampuchéa démocratique, c’est-à-dire l’Etat khmer rouge), Ieng Sary, « Frère n° 3 » (ex-ministre des Affaires étrangères sous les Khmers rouges), et son épouse Ieng Thirit (ex-ministre des Affaires sociales).

Nuon Chea, Khieu Samphan (défendu par Jaques Vergès) et Ieng Sary sont mis en examen pour crimes contre l’humanité (meurtre, extermination, emprisonnement, persécution et autres actes inhumains) et violations graves des Conventions de Genève de 1949, Ieng Thirith est mise en examen pour crimes contre l’humanité. Les quatre inculpés contestent les faits qui leurs sont reprochés.

Début septembre, le coprocureur a demandé l’ouverture d’enquêtes contre cinq nouveaux suspects. Cette démarche a provoqué le courroux du premier ministre Hun Sen qui brandit la menace de « nouvelles violences dans le pays ». Mais il semblerait que Hun Sen cherche surtout à protéger les membres de son propre parti d’éventuelles poursuites.

Morts avant d’être jugés. La lente émergence de ce tribunal international n’aura pas permis de juger un certain nombre de Khmers rouges, morts entre-temps. Parmi eux, Pol Pot (Saloth Sar de son vrai nom), Son Sen (ministre de la Défense, responsable du Santebal – la police politique – et supérieur direct de Douch), ainsi que Ta Mok (chef du commandement militaire).

Le 19 août 1979, Pol Pot et Ieng Sary (retranchés dans la jungle) ont bien été condamnés à mort par contumace pour génocide par un tribunal populaire révolutionnaire mis en place par la nouvelle République populaire du Kampuchea (RPK). Ce procès n’est pas reconnu par la communauté internationale qui le considère non conforme aux normes internationales.

Au sein de l’ONU  , les Etats-Unis, la Chine et leurs alliés avaient en effet condamné un « changement de régime issu d’une intervention étrangère » (le Vietnam, allié de l’Union soviétique, a mis fin au régime de Pol Pot, en envahissant le Cambodge). L’ambassadeur khmer rouge Thiounn Prasith conservera, pendant les quatorze années qui suivront, le siège du Cambodge à l’ONU  .

Pol Pot meurt en 1998 de maladie, à l’âge de 73 ans, dans son fief d’Along Veng, dernier bastion de la rébellion, près de la frontière thaïlandaise.

Ieng Sary est gracié par le roi Sihanouk en septembre 1996. Il sera arrêté en novembre 2007 suite à un mandat d’arrêt émis par les CECT

Ta Mok est mort mystérieusement dans sa cellule en juillet 2006, alors qu’il attendait son procès devant les Chambres extraordinaires. Considéré comme l’un des principaux organisateurs des massacres, Ta Mok s’était engagé à révéler beaucoup de secrets lors du procès.

Carole Vann/InfoSud


RAPPEL DES FAITS

1970 Le Cambodge vole en éclats après le coup d’Etat du général Lon Nol, soutenu par Washington contre le roi Norodom Sihanouk. Réfugié à Pékin, celui-ci appelle le peuple à rejoindre la résistance, le mouvement des Khmers rouges (maoïste) apparu à la fin des années 60. En obéissant à leur monarque, paysans, bonzes et intellectuels se jettent dans la gueule du loup.

1975 Les Khmers rouges prennent les villes et déportent les habitants à la campagne.

1979 Le 7 janvier, le Vietnam envahit et occupe le Cambodge pour 10 ans. L’ON U, à l’instigation de Washington, Pékin, de pays d’Europe et de l’Asean, interdit l’aide au Cambodge. La même alliance appuiera les Khmers rouges contre Hanoi.

1991 Des accords de paix sont signés en octobre à Paris. Toute référence précise aux crimes des Khmers rouges est bannie des textes.

1998 Fin de la guérilla. La plupart des combattants se rallient au gouvernement.

2 C’est, en millions, le bilan estimé des morts après trois décennies de guerre (un quart de la population).

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