D’autres vies que la mienne. Emmanuel Carrère.

Publié le 5 juillet 2009 sur OSIBouaké.org

SD - OSI Bouaké, le 5 juillet 2009

Voilà un choc auquel je n’étais pas préparée. J’ai emprunté ce livre presque distraitement à la bibliothèque, tentée par la lecture du dernier roman d’Emmanuel Carrère, auteur brillant de La Moustache et de L’Adversaire. Tentée aussi par le titre qui s’adressait magiquement à moi qui, thérapeute depuis des années, écoute, aime et me nourrit d’autres vies que la mienne.

On ne m’avait pas mise en garde, je ne savais encore rien de ce qui m’attendait.

Après une lecture marathon qui vient de s’achever il y a un quart d’heure, je suis époustouflée, éblouie. D’une manière presque intuitive, je pressens que ce livre a tout à voir avec les lecteurs d’OSI Bouaké : Emmanuel Carrère a rencontré des combattants et il en est sorti métamorphosé.

En l’espace de peu de temps, 2 ans tout au plus, cet auteur tourmenté est frôlé par des événements dramatiques, témoin de désastres extérieurs qui viennent fracasser l’existence et broyer les humains qu’il rencontre : le tsunami, la mort d’un enfant, le cancer puis encore le cancer, la mort de sa belle-soeur. Mais il est aussi un témoin passionné des combats menés par ces humains qui se débattent comme ils peuvent pour témoigner, soutenir, rendre justice, défendre, protéger, aimer... Surtout aimer.

Au delà du fond, de la profondeur grave de son sujet, c’est la forme littéraire qui m’a complètement emportée : la structure du livre, l’écriture, la tension permanente entre l’introspection de ses propres failles par l’auteur et sa fascination pour la force des autres. En écrivant sur "d’autres vies que la sienne", Emmanuel Carrère a tiré les leçons d’épreuves vécues par procuration, par des êtres qu’il a profondément aimés, le temps de l’écriture. Et ce travail d’écriture a pour projet de servir leur combat, de les aider à surmonter leur peine. Voilà un écrivain qui dévore la vie des autres, s’en nourrit, la digère afin de fabriquer un objet-livre qui devient fétiche, c’est à dire un objet qui les nourrit en retour, qui leur redonne de la force. Et la boucle des relations humaines est alors bouclée.

J’ai hésité à qualifier ce livre de roman, puisque les faits sont réels, les événements, les personnes dont il est question ont toutes existées. Ceux qui étaient encore en vie ont relu le manuscrit avant sa publication. Et puis, Emmanuel Carrère y parle de lui... comme dans un récit autobiographique... Ce qui serait sans compter sur la sophistication du travail littéraire, car c’est dans sa construction que réside la force du récit et sa dimension métamorphosante puisqu’il s’agit d’une interprétation toute personnelle d’événements vécus autant par lui que par les autres. J’écris "métamorphosante" pour ne pas dire thérapeutique, car c’est bien de cela qu’il s’agit : le fétiche soigne et le premier à bénéficier de son pouvoir est l’auteur, enfin débarassé de son renard intérieur. C’est cette construction complexe, cette fabrication du fétiche par Carrère qui m’a emportée et que je ne peux que reconnaitre et admirer... Une énorme claque au prix de quelques larmes versées dans le RER B.

  • Pour une vraie critique littéraire du livre : Télérama
  • Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, P.O.L, 2009, 210p

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