Un "Sale singe !" qui ne passe pas

Publié le 31 mai 2009 sur OSIBouaké.org

Le Monde | 30.05.09 | 16h40 • Chambéry (Savoie), Belley (Ain) Envoyé spécial

La France ? Il l’aime encore, mais Makam Traoré pense la quitter. Juste un temps, le temps d’oublier qu’il n’est pas un "sale singe", un "sale Nègre". Partir loin de son HLM de Chambéry (Savoie) pour retourner au bled, à Diataya, au Mali. Là-bas, sous le ciel de ses ancêtres, la "misère" adoucira, pense-t-il, sa douleur, celle qui le ronge jusqu’au plus profond de son ADN, celle qui l’empêche de dormir. Depuis cent vingt-huit jours, l’insomnie est devenue sa nouvelle compagne.

Depuis qu’un autre joueur lui a "craché" à la figure "sale singe", "sale Nègre", le 25 janvier, lors d’un match de football de 2e division départementale dans l’Ain, Makam Traoré, 32 ans, n’arrive pas à se relever. Ce dimanche-là, le capitaine de l’équipe de Rossillon, qui compte, entre autres, sept Africains et deux Russes, se déplaçait à Lagnieu devant une trentaine de spectateurs.

85e minute, 5 à 0 pour Lagnieu. Makam signale une faute à l’arbitre. Des personnes dans le public lancent : "Sale Nègre, ferme ta gueule ! Tu te crois où ?" Puis le capitaine jure qu’un joueur de Lagnieu, le numéro 13, lui aurait lâché : "Va doucement, on en a mis cinq dans votre cul, sale Nègre, t’as rien à dire, sale singe !"

L’arbitre, qui a entendu les insultes, décide d’arrêter la rencontre - fait extrêmement rare. Makam pleure, "pète un plomb", secoue des grillages de rage avant d’aller porter plainte. Quelques semaines plus tard, le numéro 13 de Lagnieu, Maxence Cavalcante, 23 ans, est convoqué à la gendarmerie : il nie, mais, après une nuit en garde à vue, il avoue, s’excuse. Il a été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Belley (Ain) pour injure à caractère raciste : c’est la première fois en France qu’un joueur se fait juger pour ces faits-là. Le procès s’est déroulé le 5 mai, et une peine d’emprisonnement de six mois avec sursis a été requise. Le décision devrait être rendue mardi 2 juin.

"Et, depuis le procès, Makam ne va pas mieux", soupire sa conjointe, Kristel Favre-Rochey, 28 ans. "C’est dur. C’est la première fois que je le vois comme ça", poursuit-elle. Dans le passé, Makam ne s’était jamais fait insulter de cette manière, juste un harcèlement de la police, des contrôles incessants, des regards dans les rues de Chambéry quand le couple les arpente. "Je ne sais pas m’y prendre. On ne m’a jamais traitée de "sale Blanche"", raconte, démunie, Kristel.

Depuis ce dimanche 25 janvier, Makam est détruit. Les huit jours d’arrêt maladie pour "syndrome dépressif" ne l’ont pas apaisé. "Je me sens sale, souffle-t-il, C’est comme si on m’avait violé : j’ai honte. Je n’ai plus envie de sortir avec ma famille." Il l’a fait, il y a quelques semaines. Dans une foire, il s’est acheté un... gorille en peluche et s’est baladé en ville avec. "Ben quoi ?, lance Makam. Il fallait bien montrer aux gens que je ne suis qu’un singe." Il s’arrête. Silence : "Un singe et pas un Français !" La France ? Il l’aime encore, mais il en est "dégoûté". Makam se demande s’il ne va pas renoncer à sa nationalité acquise en 2003 après dix ans de vie dans les Alpes.

Au procès, cet agent d’entretien, délégué syndical Force ouvrière, a voulu déchirer sa carte nationale, mais son avocat l’avait gardée dans sa poche. Alors il lui a demandé s’il pouvait changer son nom en... "sale négro". Le footballeur a tenté d’apporter au tribunal sa peluche, son amie l’en a dissuadé. Makam est tout de même venu vêtu d’une chemise et d’un pantalon aux couleurs de l’Afrique.

"Grossir le trait est une réponse à l’agression, explique Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN). Ce "repli identitaire" est malheureusement une manière de se défendre." Pour Joëlle Bordet, psychosociologue, "il faut prendre en compte la fonction symbolique du terrain de foot, explique-t-elle. C’est une scène sociale où les joueurs doivent partager des valeurs, où toutes les défenses tombent, même là, on se fait rattraper." Pour cette spécialiste des préjugés, "le sport est le révélateur des rapports sociaux dans un pays de plus en plus violent et raciste".

Makam cherche des soutiens. Il a pu compter sur La Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) - partie civile au procès - qui l’a pris en charge. Du côté de sa famille aussi, mais pas de son père, enragé par son action en justice. "Tu peux pas combattre les Blancs, ils sont chez eux !", lui a-t-il lancé. "C’est chez nous ici. Faut arrêter de subir !", a-t-il riposté. Alors, pour le réconfort, il cherche à partager sa souffrance avec d’autres footballeurs qui ont subi des insultes. Il a envoyé, il y a une dizaine de jours, un courriel à la Fondation Lilian Thuram Education contre le racisme. Touché par sa souffrance, l’ancien défenseur des Bleus l’a appelé le 26 mai. "Il ne va pas bien", dit-il. Ils vont bientôt se rencontrer...

Makam veut créer une association pour que les joueurs insultés ne se retrouvent pas seuls. Il songe à abandonner le football. Ses coéquipiers africains, eux, larguent l’équipe. "Je les comprends, c’est tous les dimanches la même chose, s’attriste Myriam Maraud, la présidente du club de Rossillon. C’est lamentable d’en arriver là." Lamentable ? Le 17 mai, Rossillon devait recevoir pour le dernier match de la saison... Lagnieu. Le match retour. Mais Lagnieu n’est pas venu...

Mustapha Kessous

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