L’industrie pharmaceutique manipule Wikipédia

Publié le 8 avril 2009 sur OSIBouaké.org

Publié sur Rue89 - Par Mikkel Borch-Jacobsen - 07/04/2009

Certaines firmes pharmaceutiques exploitent Wikipédia pour vanter les effets de leurs médicaments et dénigrer la concurrence.

Pour le magazine Books, qui a récemment publié un dossier sur le scandale de l’industrie pharmaceutique [1], Mikkel Borch-Jacobsen se penche sur la façon dont certaines firmes exploitent Wikipédia pour vanter les effets de leurs médicaments et dénigrer la concurrence. L’offensive cible principalement les articles en anglais, car c’est là que se situe le gros du marché.

books, leur logoNaguère, un patient désireux de s’informer sur tel ou tel médicament allait consulter son pharmacien. De nos jours, son premier geste est de le googler sur Wikipédia. Cela n’a pas échappé aux départements marketing de l’industrie pharmaceutique.

Une publicité invisible, déguisée en information objective

Sous le titre « Stratégies Wikipédia pour marketeurs pharmaceutiques et médicaux européens [2] », le site eyeforpharma.com [3] rapporte ainsi les résultats d’une étude sur les habitudes électroniques des consommateurs, menée par Manhattan Research, firme de consulting pharmaceutique :

« Dans la mesure où un nombre croissant de consommateurs se fient à Wikipédia pour leur information médicale, il est crucial pour les marketeurs de comprendre comment ce média social influe sur leur opinion et finalement sur leurs décisions au sujet du traitement et des produits. […] même si les compagnies ne peuvent pas contrôler Wikipédia de la même manière qu’une campagne de publicité classique, cela ne veut pas dire que les messages envoyés par son truchement soient moins efficaces -au contraire, le fait que le contenu ne soit pas sponsorisé peut ajouter à la crédibilité d’une entrée. »

Wikipédia offre ainsi la possibilité d’une publicité invisible, déguisée en information objective -le rêve de tout publicitaire ! Manhattan Research donne à cet égard une série de conseils aux marketeurs pharma européens pour établir leur stratégie Wikipédia » :

* S’assurer que les marques et les produits soient représentés de façon uniforme dans toutes les entrées Wikipédia en Europe.

* Vérifier que les traitements indiqués dans les « entrées maladies » de Wikipédia soient « corrects » (autrement dit, ne soient pas ceux proposés par les compagnies concurrentes).

* « Les compagnies, lorsqu’elles surveillent et éditent des entrées Wikipédia, devraient se contenter d’assurer que celles-ci soient exactes et complètes. L’élimination sélective de contenu factuel, même si celui-ci est négatif, est susceptible de provoquer la réprobation des consommateurs et des médias. » (Autrement dit, soyez prudents.)

* « N’oubliez pas que Wikipédia est constamment mis à jour. Mettre en place un processus de surveillance permanente de Wikipédia et distribuer les tâches à cet effet peut aider à ce que les efforts soient constants ».

Les marketeurs pharma n’ont pas attendu ces bons conseils pour mettre en œuvre leurs stratégies Wikipédia. Certains se sont fait prendre la main dans le sac à cause d’un nouvel outil de recherche appelé le WikiScanner [4]. Développé par Virgil Griffith, étudiant du California Institute of Technology, le WikiScanner permet de détecter les modifications suspectes apportées aux entrées Wikipédia par des utilisateurs dont les ordinateurs sont enregistrés sous des adresses IP appartenant à des grandes entreprises ou à des organisations comme la CIA ou le Vatican.

Pris la main dans le sac, il minimisait les effets secondaires

C’est ainsi que la compagnie pharmaceutique Abbott Laboratories a gommé, dans certains articles, des informations concernant les risques d’un médicament contre l’arthrite ou d’un médicament anti-obésité. Mieux, un blogueur britannique a découvert toute une série de modifications suspectes faites entre juillet et octobre 2006 par l’utilisateur chrisgaffneymd (« Christopher Gaffney, M.D. » ? ) à partir d’un ordinateur appartenant au géant pharmaceutique AstraZeneca. Ces modifications avaient trait notamment à la quétiapine, « antipsychotique atypique » produit par AstraZeneca sous la marque Seroquel.

Comme on le sait mieux maintenant, les antipsychotiques atypiques ne sont en réalité ni plus ni moins efficaces que les antipsychotiques de première génération et ils ont de surcroît de graves effets secondaires (prise de poids importante, diabète et accidents cardio-vasculaires).

Version originale :

« En dépit d’une recommandation générale du National Institute of Health à l’encontre de [l’]usage [de la quétiapine] chez les enfants et les personnes en-dessous de 18 ans, ainsi que d’un risque connu que les adolescents prenant ce médicament “soient plus susceptibles de penser à se blesser ou à se suicider, ou d’avoir l’intention ou d’essayer de le faire”, le Seroquel est démarché de façon controversée auprès des parents d’adolescents sujets à des sautes d’humeur et irritables, dans des magazines comme Parade et TV Guide. »

Version modifiée :

« Le Seroquel est démarché de façon controversée auprès des parents d’adolescents sujets à des sautes d’humeur et irritables dans des magazines comme Parade et TV Guide. »

(Les parents ne sont pas censés savoir que leurs enfants risquent de se suicider dans la semaine suivant la prise de quétiapine…)

Version originale :

Certains patients utilisant la quétiapine peuvent avoir un problème de prise de poids causé par la persistance de l’appétit même après les repas.

Version modifiée :

Certains patients utilisant la quétiapine peuvent avoir un problème de prise de poids causé par la persistance de l’appétit même après les repas. Toutefois, des essais cliniques déterminants ont montré que cet effet était (en moyenne) égal à 1,9kg.

Inutile de s’appesantir sur les patients devenus obèses qui échappent à la moyenne…

Version originale :

« Le syndrome neuroleptique malin et la dyskinésie tardive sont deux effets secondaires rares mais sérieux de la quétiapine. Toutefois, il semble que la quétiapine soit moins susceptible de provoquer des effets secondaires extrapyramidaux et de la dyskinésie tardive que les antipsychotiques typiques. »

Version modifiée :

« Le syndrome neuroleptique malin et la dyskinésie tardive sont deux effets secondaires rares mais sérieux des antipsychotiques atypiques. Toutefois, Seroquel est le seul antipsychotique atypique avec un profil ESEP [effets secondaires extrapyramydaux] qui ne diffère pas de celui d’un placebo. De plus, le SNM [syndrome neuroleptique malin] n’a jamais été signalé par le système [de pharmacovigilance] AERS (FDA). »

Traduction : s’il y a un problème d’effets secondaires indésirables, il ne concerne que les antipsychotiques atypiques des compagnies rivales…

Publicité négative ou redéfinition discrète des maladies

Afin d’enfoncer le clou, l’utilisateur chrisgaffneymd s’est d’ailleurs transporté sur les entrées Wikipédia consacrées aux principaux concurrents de la quiétapine pour y faire un peu de publicité négative. Dans l’article « Aripiprazole », il a ainsi rajouté que « des études récentes ont pu corréler une incidence élevée d’akathisie avec un risque accru de dyskinésie tardive ». Idem dans l’article « Rispéridone »…

Cela va plus loin : le 13 septembre 2006, il a modifié des pans entiers des entrées « Trouble bipolaire » et « Spectre bipolaire » : en redéfinissant les critères diagnostiques d’une maladie, on peut en effet augmenter considérablement les indications -et donc les ventes- d’un médicament donné.

Aux Etats-Unis, l’administration donne des autorisations de mise sur le marché pour des indications bien précises et la loi fédérale interdit aux compagnies de promouvoir leurs médicaments pour d’autres indications (« off label »). Tout le jeu des compagnies pharmaceutiques consiste donc à chercher comment convaincre le public et les médecins de la légitimité d’une telle prescription « off label », en étendant la définition de la maladie pour laquelle le médicament a été initialement autorisé.

Lorsqu’on compare la version originale de l’entrée « Trouble bipolaire » à la version modifiée par chrisgaffneymd, on voit tout de suite que l’un des objectifs principaux de ses ajouts et amendements a été de redéfinir la dépression et l’hyperactivité en trouble bipolaire caché ou mal diagnostiqué…

Wikipédia : un placement sûr

La manipulation des entrées Wikipédia par l’homme d’AstraZeneca est expressément interdite. Pourtant, la compagnie n’a pas été poursuivie pour marketing illégal. Il semble donc que la « stratégie Wikipédia » ne présente pas de grands risques pour les compagnies pharmaceutiques. Pourquoi dès lors s’interdiraient-elles d’y recourir ?

Par ailleurs, « chrisgaffneymd » a été détecté par le WikiScanner parce qu’il avait utilisé un ordinateur d’AstraZeneca. Il y a fort à parier qu’on ne l’y reprendra plus et que lui et ses collègues des autres compagnies lancent désormais leurs « stratégies Wikipédia » depuis le café Internet le plus proche. Pour un chrisgaffneymd pincé en flagrant délit, combien de marketeurs continuent aujourd’hui à réécrire Wikipédia pour promouvoir des intérêts commerciaux ? Un conseil si vous êtes malade : ne consultez surtout PAS Wikipédia !

Mikkel Borch-Jacobsen est professeur de littérature comparée à l’Université de Washington (Seattle). Il est l’auteur notamment de Folies à plusieurs et Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse.

Lire la version longue de cette enquête sur Books [6]

Liens : [1] http://www.booksmag.fr/magazine/d/le-scandale-de-l-industrie-pharmaceutique.html

[2] http://social.eyeforpharma.com/story/wikipedia-strategies-european-pharmaceutical-healthcare-marketers

[3] http://www.eyeforpharma.com

[4] http://wikiscanner.virgil.gr/

[6] http://www.booksmag.fr/opinions/w/l-industrie-pharmaceutique-cible-wikipedia.html

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